Sur la rive nord québécoise du golfe du Saint-Laurent, où la route ne va pas et où même le bateau ravitailleur s'arrête en hiver, une complice poésie anthropologique d'une rare puissance, en trois langues.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/08/20/note-de-lecture-
la-patience-du-lichen-noemie-pomerleau-cloutier/
Sur la rive nord du golfe québécois du Saint-Laurent, la route 138, l'une des plus anciennes du pays pourtant, venant des États-Unis et traversant aussi bien Montréal que la capitale de l'État, demeure interrompue sur 400 km de côte, entre Kegaska et Vieux-Fort. Dans les villages de la Romaine, de Chevery, de Harrington Harbour, de Aylmer Sound, de Tête-à-la-Baleine, de Mutton Bay, de la Tabatière, de Pakua Shipi, de
Saint-Augustin, jusqu'à la fin du trajet à Blanc-Sablon, à la frontière avec le Terre-Neuve-et-Labrador, une population entière, parlant français, anglais, innu ou un mélange des deux ou des trois langues, vit d'une manière rare aujourd'hui, sans liaison automobile, dépendant des rotations du bateau ravitailleur lorsque la glace ne bloque pas le golfe, des aéronefs et des véhicules neige tout-terrain sinon. Originaire de ce coin vraiment pas comme les autres,
Noémie Pomerleau-Cloutier y est revenue après une longue absence et a passé plusieurs années à rencontrer, écouter et finalement transmuter par ses mots un échantillon varié et ô combien attachant de ses 5 000 habitants, passant du pêcheur en mer au trappeur, de la coiffeuse à l'institutrice, ou de la mairesse au guide de pêche au saumon, pour transformer leurs confidences ou leurs anecdotes en une poésie d'une belle puissance.
Lorsqu'il enquêtait en d'autres confins nord-américains, là où l'habitat disparaît peu à peu dans un delta du Mississippi rendu plus vagabond que jamais par les phénomènes climatiques (« Katrina – Isle de
Jean Charles, Louisiane », 2015), Frank Smith avait saisi plusieurs essences de cette vie du bout, insulaire sur la terre ferme, atypique et plus que jamais menacée. Avec ce miracle de poésie anthropologique, de transmutation de l'enquête et de la confidence qu'est «
La patience du lichen », publié en 2021 à La Peuplade,
Noémie Pomerleau-Cloutier a pu, en investissant elle aussi de la patience et du temps auprès des individus et des familles, pénétrer en beauté des caractéristiques fondamentales d'une existence, des secrets de peuplement, des solidarités profondes, des souvent non-dits qui jaillissent, inattendus, et des fondamentaux acérés de la manière dont la Géographie et l'Histoire, ici bien plus qu'ailleurs, sont têtues.
Il y eut bien ici, comme ailleurs au Canada et aux États-Unis, souvenirs terribles qui émergent enfin dans ce qui reste des familles, chez le William T.
Vollmann des « Fusils », chez l'Éric Plamondon de « Taqawan », ou chez le
Michael Wasson de «
Autoportrait aux siècles souillés », l'odieuse politique des pensionnats obligatoires pour officiellement « éduquer » et officieusement éradiquer les bases culturelles historiques des Amérindiens, politique poursuivie jusque tard dans les années 1960 et 1970, en toute bonne conscience et en tout cynisme de colonisateur fort peu repenti.
L'environnement si difficile, les rituels brutaux de la pêche côtière et de la pèche hauturière, tout particulièrement sous ces latitudes (on se souviendra certainement aussi bien du « Grand marin » de
Catherine Poulain que du «
En pleine tempête » de
Sebastian Junger), qui créent tant de liens indéfectibles, n'avaient pas besoin de surcroît des sujétions et des mensonges subrepticement (ou plus visiblement, parfois) conduits par les autorités, administratives ou spirituelles – contre toute raison. À sa manière aussi,
Noémie Pomerleau-Cloutier véhicule et partage les doutes à étouffer et les solides humours taciturnes, toujours nécessaires, qui hantaient aussi pour partie la poésie singulière de
Marie-Andrée Gill, dans «
Frayer » ou dans «
Béante ».
Poésie d'une grande beauté, contant mine de rien, dans le détail des mi-voix et des sourires, la transformation continue d'une survie en vie véritable, la fusion douce d'individus austères en une collectivité sans pareille, là-bas, au bout de la route, cette « Patience du lichen » nous offre sans doute l'une des plus attachantes et des plus intelligentes percées anthropologiques, sociologiques et politiques, par le pouvoir travaillé de la poésie, qu'il nous ait été donné de lire depuis un certain temps.
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