C'est bien connu que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Donc, par ceux qui savent dire non, ceux qui quittent, vont de l'avant, qui pensent que là où il n'y a pas de liberté il n'y a pas d'amour, par ceux pour qui l'amour n'est pas une reconnaissance de dettes ! N'est-ce pas ? Ici, c'est le contraire. C'est un monologue intérieur d'une femme abandonnée par son mari après une longue aventure commune, alterné avec la voix du narrateur.
La vie est courte, pourquoi lire un livre qui ne fait pas plaisir, il faut être maso ? J'avançais pourtant, sans aucune admiration pour le procédé de l'héroïne qui semblait vouloir reconquérir son époux. Ce livre me dérangeait, Margot étant grossière dans son malheur, mesquine, pathétique dans sa petitesse. On dit que le malheur rend méchant, que le malheur rend fou. Je n'ai pas lâché le roman, j'ai écouté sa détresse comme si je faisais une bonne action. Attendais-je au fond de moi à être bouleversée à la fin ?
Je mets la note maximale pour le réalisme de l'écriture, le souffle qui l'anime, la qualité de chaque phrase. Parce qu'il fallait que
Josette Pratte se mette dans la peau de Margot, cette femme simple qui a toujours vécu dans l'ombre de l'autre, toujours à s'effacer, à être excessivement discrète, modeste, à servir l'Artiste. Car Robert Dutoit a fini par être célèbre, grâce à elle aussi ! Peu à peu, par lambeaux de souvenirs, on voit toute l'ascension
De Robert ainsi que les épisodes marquants de l'enfance de Margot. On apprend qu'elle est fille de bistroquet, très belle dans sa jeunesse, et travaille comme secrétaire au moment de sa première rencontre avec Robert. Mais je n'ai toujours pas éprouvé de sympathie pour l'héroïne qui s'obstine, qui tâte son revolver en attente, se figurant une scène de western, alors que la sueur ruisselle sur son visage et sa paume est trempée de chocs subis. Son entourage ne l'appuie pas d'ailleurs. Pourquoi personne ne la secoue : « La jalousie est indigne ! La vengeance aussi ! … Il ne fallait pas te marier si tu ne survis pas au divorce ! Ça fait partie du jeu ! … le courage est la première condition du bonheur ! Laisse-le partir, ton vert-galant, avec élégance, et commence par t'aimer toi-même ! … Tu as les ressources en toi ! » ?
Au lieu de se sentir enfin libérée de son tyran, dont elle se plaint d'être restée esclave pendant une éternité, Margot se désole que Dieu « ne fiche rien pour arracher le monde à la luxure ». Elle est près d'abattre la vermine elle-même. Mais je sais que l'humain est imprévisible, comment serais-je à sa place ? Donc je lisais, je lisais patiemment.
Je ne penserais pas qu'on puisse ruminer tant de hargne envers quelqu'un et prétendre l'aimer. C'est à l'opposé de l'amour, cette possessivité, ce n'est que peur de vieillir seule. Parce que ne plus avoir personne pour s'engueuler, ce n'est pas plus mal ! Et quoi de plus banal que de traiter de pouffiasse la jeune femme qui monte en scène ? Mais il se trouve que je n'ai pas de sympathie pour Robert Dutoit non plus : il fait évoluer sa nouvelle chérie dans les ambiances de Margot : non seulement les objets de sa maison mais aussi son peignoir sont « récupérés » ! Il ne faut pas confondre l'homme et l'artiste. Serait-ce encore un « minotaure » à la Picasso, homme à femmes misogyne (d'après les historiens, car hélas, je ne l'ai pas vérifié par moi-même !) ? Non, Robert n'a pas la même envergure.
Finalement, l'histoire de Margot ne serait peut-être qu'une sale affaire de divorce qui intéresse uniquement le couple déchiré et qui sert purement à engraisser les avocats ? L'un se sent toujours lésé, les attrapades se poursuivent… Ou encore ces chapitres peuvent faire penser aux petits déballages, très à la mode en ce moment, qui ne m'ont jamais impressionnée personnellement. Mais qui suis-je pour juger la légitimité d'un écrit ? Il est certain que cette oeuvre fera du bien, un immense bien, à celles et à ceux qui ont souffert de la même situation, comme si la peine de Margot, si bien rendue, était propre à réparer en quelque sorte leur mal-être, enlever leur colère. Quoique ! Quoique l'héroïne se moque des livres, elle a cette arme absolue : « Andouille ! […] elle passe son temps dans les livres, mais il faut vivre, ma pauvre Ursule, vivre ! Pas dans vos bouquins, dans la vie, la vraie vie. […] Vous respirez par procuration à force de lire les histoires des autres. » Comment pleurer d'attendrissement pour Margot quand elle est si revêche, méprise tout le monde sauf sa petite-fille, certes j'exagère un peu mais quand même.
Depuis des années, Margot n'a pas confiance en son mari : « Robert court le guilledou. » Elle en cherche des preuves dans ses tiroirs, excitée à fouiller jusque dans les rideaux, le bout des souliers, à surprendre des conversations. Margot se moque violemment du « bébé gâté », de son besoin de silence pour créer, de ses manies. « Trente ans à se dévouer pour un sans-coeur de la pire engeance, trente ans à le torcher, torcher un homme qui non seulement ne remercie pas mais qui n'hésite pas à faire coucher une pute dans le lit de sa femme. » Robert est apparemment conscient de ne pas être commode. « Pauvre con ! Ça fait trente ans que tu me demandes pardon », lui crie-t-elle. Dans les flash-back qui nous parviennent, ils sont toujours en train de s'étriper. « Comment a-t-elle pu endurer ? Seigneur ! mais comment a-t-elle pu ? Un homme capable de tomber malade pour des rideaux ! » Mais elle se souvient de leurs débuts : « L'amour vous fixe un décor pour toujours. » Aujourd'hui Margot ne dort plus, « troublée par la crainte de s'éveiller pour ne pas le retrouver », obligée à écouter pour ne pas éventuellement le manquer. Margot se lamente : « Comment peut-on enlaidir à ce point ? Et si vite ! » Elle accuse le « bourreau » de sa dégradation physique et de tous ses maux. Parfois tout est tellement mis à nu que mon critère du beau en pâtit.
Cependant elle est toujours derrière ses persiennes closes, à espérer Robert. Combien elle se sent amputée voyant le chevalet du peintre déménager, elle qui touillait ses pigments… Parfois son regard se pose sur un couple de corbeaux : « Des habitués : torse bombé, l'air rengorgé, on dirait des avocats en robe » ! Elle est rongée de l'envie de fumer mais ne peut pas la réaliser pour ne pas trahir sa cachette. Bref, voilà 275 pages pour montrer comment il ne faut pas faire, d'après moi, bien sûr. J'ai reconnu l'une de mes amies dans l'héroïne du livre, même dans ce vocabulaire hérissé. Mais l'amie en question s'en est bien sortie : elle a rempli tous ses jours de la semaine par la marche nordique, le piano, le chant, l'hébreu, la thalasso, le théâtre et la salsa !
Les mains de Margot tremblent. Mes mains tremblent aussi. Survoltée, va-t-elle tirer ? Va-t-elle plutôt se suicider ?