Contrairement aux raisonnements réducteurs et économistes, la montée électorale et organisationnelle de l'extrême-droite ne saurait-être expliquée simplement par la crise et le chômage. Il convient de prendre aussi en compte les offensives idéologiques racistes, sexistes, xénophobes, nationalistes, anti-démocratiques qui plongent leurs racines dans l'histoire, la structuration sociale et les imaginaires de toutes ou certaines couches de la population. Offensives qui n'interviennent pas en rupture radicale avec un monde antérieurement harmonieux, (le passé réécrit par les « vainqueurs », la négation institutionnelle des forfaitures ou des crimes, les inégalités sous-estimées, niées ou valorisées, la négation des dominations et de l'exploitation qui structurent les rapports sociaux et hiérarchisent les individu-e-s et les groupes sociaux, etc.). Sans oublier les liens ou les porosités, avec certains secteurs de l'appareil d'État, dont la police, l'armée, et les bandes armées…
C'est en détaillant et en analysant les écrits, les actions de celles et ceux (surtout ceux) qui se réclame de l'autoritarisme, de la préférence nationale, de la suprématie raciale ou plus ouvertement du fascisme ou du nazisme, que l'on peut percevoir les continuités et les ruptures, les bifurcations qui rendent plausibles non seulement des actes de violence, leurs revendications, mais aussi les pogroms, préludes aux tentatives d'accession au pouvoir, par les urnes ou non.
Pourquoi certains discours et certaines actions s'appuyant sur la stigmatisation d'autres populations, pourquoi des propos de haine ou des actes de violence entraînent, dans leurs négations ou dans leurs soutiens, certain-e-s à se tourner vers les groupes d'extrême-droite ?
Qu'est ce qui fait que des alternatives autoritaires, fascisantes, néo-nazies apparaissent comme un « moindre mal », une « solution » pour des individu-e-s ? Pourquoi certain-e-s adhèrent à la chasse aux « métèques », « youpins », « crouilles », « pédés », etc. ? Comment des groupes se construisent, en lien et en rupture, avec les institutions étatiques, les politiques publiques menées, les autres partis politiques de droite ? Ces questions ne sont pas seulement du domaine de la recherche sociale, elles impliquent des débats et des réponses politiques.
Dimitris Psarras, dans sa préface à l'édition française, parle, entre autres, de la réception du livre en Grèce, des charges criminelles qui pèsent aujourd'hui sur les dirigeants d'Aube Dorée. Il souligne aussi les attaques ouvertes menées contre les forces de gauche, la mise en avant de la « théorie » des deux extrêmes par la coalition gouvernementale, assimilant « la violence criminelle de l'organisation nazie aux mobilisations populaires radicales contre la politique d'austérité, afin de placer dans son collimateur le parti d'opposition, Syriza », les modalités d'intervention de l'organisation nazie et sa défense des dominants dont les armateurs grecs, ou les relations entre la Nouvelle Démocratie et Aube Dorée. « Une chose est certaine : nous ne pouvons pas attendre que ce phénomène soit voué à s'éliminer de lui-même. le chemin sera long et difficile pour que les forces de la gauche et de la solidarité l'emportent. J'espère toutefois que, tout au long de ce chemin, la Grèce parviendra à jouer de nouveau un rôle : non plus en tant que laboratoire des politiques d'austérité, mais en tant que laboratoire d'éradication de la peste brune ».
Sommaire
Une « phalange » transformée en parti politique (Prolégomènes à un cauchemar)
Les premiers nostalgiques (Les néofascistes du Metapolitefsi1, 1975-1980)
Entre Hitler et Papadopoulos (Aube Dorée et l'organisation de jenesse d'Epen, 1981-1985)
De la rue à la place centrale (L'action et la propagande de la ligue populaire, 1987-1997)
L'attaque du chef de la phalange (Le crime élucidé)
Une armée bleue, nuance noire (Le premier travestissement)
Faire alliance avec soi-même (Le deuxième travestissement)
Les actions invisibles sur le banc des accusés (Aube Dorée face à la justice)
Affinités électives (Les rapports entre Aube Dorée et la police)
Le charme discret du nazisme (Les médias et Aube Dorée)
Croix gammée et croix orthodoxe (Avec la bénédiction de l'Église)
Le nazisme persistant (Une idéologie inaliénable)
Un cache-sexe à croix gammée (Symboles et mots d'ordre)
Canailles, traîtres et collègues (Le parcours parlementaire d'une formation antiparlementaire)
Vainqueurs contre tous (Un écho grandissant, 2012-2012)
Pogroms et lynchages (L'action post-électorale de l'organisation)
L'embarras de la démocratie (Que faire et ne pas faire?)
« No Pasaran » ou « Pasaran » (Péroraison autour d'un cauchemar)
Lire des extraits de textes de nazis est toujours éprouvant. Cette haine étalée et revendiquée semble toujours plus écoeurante que les haines quotidiennes distillées par des partis plus « démocratiques ». le niveau de violence verbale, les violences physiques associées ne sont cependant pas comparables à celles, intrinsèques, du fonctionnement du monde capitaliste. Elles redoublent celles-ci et forment un nuage épais qui assombrit l'horizon et rend peu pensable l'émancipation. Dimitris Psarras restitue bien ces dimensions.
L'auteur montre le résistible ancrage de cette extrême droite, le « grand scandale politique » que représente « la transformation en parti politique bienséant d'un groupe nazi, ayant fait l'objet de plusieurs décisions de justice irrévocables à la suite d'agressions visant l'« ennemi intérieur » ».
L'auteur revient sur la période de sortie de la dictature, les non-poursuites judiciaires, les proximités idéologiques de certains, les liens maintenus… Il analyse le vocabulaire et la propagande revendiquée comme « nationale-socialiste » et détaille les évolutions et les actions menées par les groupes d'extrême-droites.
Dimitris Psarras souligne le positionnement ultra-nationaliste de la plupart des partis lors de l'explosion de la Yougoslavie et des guerres qui s'en sont suivies. Positionnement sur la guerre et guerre à « l'ennemi-intérieur» à commencer par les populations roms. L'auteur parle de pogroms, de la banalisation des agressions xénophobes et racistes, du rejet des « albanais ».
L'auteur analyse en détail les alliances nouées, le négationnisme revendiqué, « la négation de leurs propres crimes va de pair avec la négation de ceux commis par leur modèle idéologique, le national-socialisme allemand », les rapports particuliers entre Aube Dorée avec la police, la sous-culture masculiniste, la glorification de la suprématie physique ou la sacralisation de la violence, les collaborations d'officiers et de hauts responsables de la police avec Aube Dorée, le rôle des médias, les relations avec les courants radicaux de l'église orthodoxe dans un « pays qui n'a pas connu de séparation entre l'Église et l'État », la place du national-socialisme ou la substitution du terme « nationalisme » au trop sulfureux « national-socialisme », la reconstruction sur-valorisante de la Grèce antique…
Un chapitre est consacré aux symboles et mots d'ordre, croix gammée, couleurs, crochet du loup (Wolfsangel), croix celtique, salut, vêtements, devise, préférence nationale, etc.
Je souligne l'intérêt des chapitres sur les années 1994-2002 et 2010-2012, les politiques gouvernementales contre l'immigration, le rôle des médias, la soit- disant « action-sociale » du nazisme, les bons rapports entre la droite et l'extrême droite, les liens d'Aube Dorée avec le club des grands industriels, les pogroms et les lynchages, les « sanctions collectives » infligées aux étranger-es…
Dimitris Psarras interroge « Comment l'ordre démocratique peut-il faire face à la montée du nazisme ? ». Il souligne que la mise en évidence du vrai visage d'Aube Dorée « n'a pas suscité les réactions de répugnance attendues ». Si l'auteur utilise le terme « forces républicaines bienséantes », il aurait pu aussi parler d'ordre démocratique bienséant, pour en souligner le caractère limité, excluant et hiérarchisant…
Les alliances gouvernementales, quelle qu'en soit la configuration, se soumettent « à une condition sine qua non : la stricte application des mesures d'austérité draconienne du mémorandum », à l'accentuation des politiques d'austérité et de privatisation imposées, entre autres, par ceux qui dirigent l'Europe.
Et c'est sur ce terrain qu'il faut construire des réponses crédibles en adoptant « un projet social de défense intransigeante des droits politiques, sociaux et citoyens, ainsi que de la démocratie et de la justice sociale »
Pour en revenir aux questions posées avant d'évoquer certains éléments du livre, restent celles posées globalement à la gauche d'émancipation en Europe, ses silences, ses combats non menés, ses difficiles retours sur les crimes staliniens et le socialisme réellement existant, ses faibles préoccupations internationalistes, ses valorisations d'un faux universalisme, ses clivages anticipés sur des hypothétiques futurs, son refus de prioriser l'unité pour agir, etc.
Un livre à faire connaître. En absence d'une lutte intransigeante contre la peste brune, et de construction d'une nouvelle hégémonie émancipatrice, le cauchemar grec pourrait devenir le cauchemar d'autres populations en Europe.
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