Etoiles Notabénistes : *****
Clover No Kuni No Alice - Cheschaneko To Waltz
Traduction :
Tony Sanchez
Adaptation graphique : Clair Obscur
ISBN : 9782355926082
ATTENTION ! NOMBREUX SPOILERS !
Lors de ma première lecture, j'avais songé que ce volume ne faisait guère avancer l'action. Aujourd'hui, je me rends compte que j'étais dans l'erreur la plus absolue et je l'admets sans honte aucune.
Nous avons, dans ces fiches sur les différents cycles d'"Alice" supervisés par Quin Rose, souvent parlé sexualité. Avec ce quatrième tome de la saga du "Royaume de Trèfle", nous allons continuer : c'est en effet dans ce volume que nous est révélée - du moins est-ce mon opinion - la nature sexuelle d'un personnage que, en raison de sa neutralité affichée, nous eussions été en droit d'estimer asexué, voire impuissant, j'ai nommé : Nightmare.
Neutre en théorie mais Grand Superviseur des "parties" de ce jeu gigantesque qu'est Wonderland, Nightmare, nous l'avons constaté dès le Royaume de Coeur, est avant tout un démon, celui des Rêves et des Cauchemars. Un démon, bien sûr, se doit d'avoir une sexualité mais les préoccupations de Nightmare sont avant tout intellectuelles : il aime plus que tout veiller sur les "parties", étudier les hypothèses de jeu éventuelles, anticiper certains déplacements des pions, parier dans sa tête pour telle ou telle attitude que prendra tel ou tel personnage, résoudre conflits et imprévus, imaginer, contrer, créer des chausse-trappes, des raccourcis, laisser éclore des songes au creux des songes eux-mêmes, embrouiller ou éclaircir tout à plaisir ... en bref, vivre par procuration.
Sa vie de tous les jours, quand il revient à sa tâche terrestre si l'on ose dire, c'est-à-dire celle de Dirigeant suprême du Royaume de Trèfle, ne lui plaît pas - et c'est peu dire. Des dossiers à parcourir, des lettres à lire avant de les signer, du courrier auquel il faut répondre, des Assemblées qu'il faut à tout prix organiser dans la paix et la courtoisie, sans compter tout ce qui nous a échappé dans tout ce fatras administratif et, de surcroît, les diverses gouttes, pilules, visites à l'Hôpital et repas équilibrés que son secrétaire et homme de confiance, Gray, tient implacablement à le voir ingurgiter ou accomplir à heure fixe ... Pour ce redoutable joueur d'échecs oniriques, dont chaque "partie" ne manque pas d'avoir des conséquences pour Wonderland, on comprendra que cet aspect-là de sa tâche lui paraisse à la fois méprisable et difficilement tolérable ... le problème est que l'un ne va pas sans l'autre.
Survient un jour Alice, d'abord amenée, avec la complicité de Nightmare, par le Lapin Blanc, puis ramenée, toujours avec la complicité du même, par le Chapelier. Après six volumes pour le Cycle de Coeur et trois déjà débités dans celui de Trèfle, il est normal que Nightmare ait appris à mieux connaître la jeune fille, sa personnalité, ses craintes et ses angoisses (n'oublions pas qu'il est télépathe). Mais, chose plutôt curieuse chez quelqu'un qui entend demeurer au-dessus de la mêlée, Nightmare s'est aussi, nous le découvrons sans fard dans ce tome, fortement attaché à Alice. Sentimentalement, c'est certain car, bien qu'il répète depuis ce qui nous semble une éternité, qu'elle doit rester totalement libre dans son choix entre le monde auquel elle appartient et celui où elle s'est retrouvée entraînée, il devient de plus en plus clair qu'il ne souhaite rien tant que de la voir demeurer à Wonderland. Toutes les fois que, par un geste ou une remarque, Alice prouve l'emprise de plus en plus importante qu'a sur elle ce monde merveilleux et aussi dangereux que magique, il n'approuve peut-être pas officiellement mais laisse en tout cas percer une profonde satisfaction.
Sur le plan charnel, il n'y a, entre lui et Alice, aucun rapport, que cela soit bien établi. Mais le pouvoir qu'il possède de s'introduire dans ses pensées (comme, d'ailleurs, dans celles de n'importe qui) lui permet d'assister, depuis l'entrée en scène officielle du Chat du Cheshire en qualité de chevalier servant ... et exigeant, à des scènes qui, aucun lecteur avisé ne le niera, devraient demeurer à la seule disposition mémorielle de leurs participants. Or, Nightmare y prend largement sa part et s'en délecte, allant, lors d'une Assemblée, jusqu'à s'enquérir auprès d'Alice de "ce qu'il s'est passé ensuite" - car le lien télépathique s'était rompu au moment crucial, probablement coupé par l'irruption de Gray ou d'un autre personnage dans le bureau du Dirigeant du Royaume de Trèfle.
S'intercale donc ici, ce qui n'est pas sans intérêt, le personnage du Voyeur, lequel n'est d'ailleurs pas toujours impuissant. Nightmare se complaît à voir Alice et son partenaire échanger des caresses quand ils sont seuls. de là à penser qu'il aimerait se trouver à la place de Boris, il n'y a qu'un pas, que nous nous permettons de franchir sans autre procès. Nous suivez-vous ou cela vous répugne-t-il ? Eh ! nous sommes dans un manga shôjo et, si tout ne peut être montré, il est facile de suggérer - et c'est d'ailleurs beaucoup plus amusant.
Le fait que Nightmare s'autorise de plus en plus souvent à prendre Alice par le menton ou à lui manifester, par des gestes décents mais qui étonnent la jeune fille, la tendresse secrète qu'il éprouve pour elle, nous incite, de notre côté, à rayer l'impuissance, toujours possible chez un voyeur, au bénéfice peut-être d'un vague fétichisme (que nous découvrirons ou pas). Bien que, sous le pinceau de Fujimaru, la chevelure du Démon des Cauchemars ait sensiblement blanchi ou se soit émaillée de gris (à vous de voir), le personnage n'est pas cacochyme, loin s'en faut. (D'ailleurs, chez certains, femmes comme homme, les cheveux grisonnent bien plus tôt que la normale, ce qui n'est donc pas, on le voit, un signe fatal de vieillesse.)
Rêverait-il pour autant de devenir le Partenaire Définitif d'Alice ? Ses fonctions et la haute position qui est la sienne au sein de Wonderland le lui interdisent - en tout cas en principe - mais nous l'avons déjà vu enfreindre les règles avec une désinvolture au moins égale à celle d'Ace l'Incorrigible. Quoi qu'il en soit, pour l'instant, il doit surtout veiller, par joueurs interposés, à la protection d'Alice, laquelle, nous le verrons en avançant dans ce volume, court ici un danger qui commence à se préciser. Et, ayons l'honnêteté de l'admettre, il le fait avec soin et loyauté.
Après la révélation - entre les cases et les bulles de dialogue - de la sexualité bien réelle de Nightmare, l'autre fait marquant de ce tome IV du Cycle de Trèfle est une scène, plus libertine qu'à l'ordinaire, sur laquelle le lecteur peut s'interroger : oui ou non, Alice a-t-elle accepté que Boris lui fasse subir ce que, dans une littérature plus ancienne, les âmes prudes nommaient "les derniers outrages" ? Placées pratiquement au milieu de l'ouvrage, ces pages posent question (le dialogue demeurant ambigu et les expressions faciales d'Alice également). Certains pencheront pour un "Oui" franc et massif - si je puis me permettre. D'autres tiqueront en songeant qu'il peut avoir tenté la chose mais que, pour ne pas infliger trop de douleur à une toute jeune fille qu'il aime mais qui redoute d'être abandonnée par lui - et, de façon générale, semble-t-il, par tous les hommes au prétexte, dont nous ignorons tous les raisons, qu'elle ne vaut pas grand chose et certainement bien moins que sa soeur aînée - il se soit contenté d'un demi-plaisir.
Si l'on met de côté ces deux points à connotation sexuelle établie, on retient de l'ensemble que, selon toute vraisemblance, un gang rival de celui du Chapelier voit en Alice le maillon faible du redoutable personnage et cherche à l'enlever afin de faire pression sur lui. Fort heureusement - mais n'est-ce pas aussi un problème puisque, dans ce cas, Blood et sa Famille utilisent Alice, qui est pourtant loin de leur être indifférente, comme appât et ce, sans l'avoir prévenue ? - le Chapelier est parfaitement au courant et escompte bien tirer parti de l'audace de ses adversaires. Belle occasion d'ailleurs pour le dessinateur et le scénariste de placer çà et là quelques scènes suggérant la torture et la mise à mort du menu fretin qui se laisse coincer soit par la Chapelier Family, soit par le gang des Sans-Visages (on sait depuis longtemps qu'aucun Acteur, pas même Ace, n'a l'envie réelle de tuer Alice, la seule parmi eux à posséder un coeur de chair et de sang). Occasion rêvée également pour qu'Alice comprenne que ce doux amateur de fromage de Pierce Villiers, ce Loir que terrorise si bien le Chat du Chester, est bel et bien le Nettoyeur adoubé par le Chapelier en personne ...
En dépit de ses non-sens apparents, l'histoire-bonus enfin est à lire. Ses dernières pages nous confirme bien la présence de Nightmare dans la pensée d'Alice et aussi entre ses draps, le Chat du Chester s'y trouvât-il lui aussi. En outre, en une sorte de puzzle assez compliqué, elle apporte certains détails révélateurs sur la confusion d'Alice face au développement de ses besoins sexuels et sentimentaux. Ce développement, ce mélange de désir et de bégueulerie dont la jeune fille fait preuve dans ses relations avec Boris, s'exacerbent d'ailleurs particulièrement dans ce quatrième volume. Que nous apportera le cinquième ? Eh bien, comme d'habitude, la suite au prochain numéro ! ;o)