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J'ai reçu ce livre dans le cadre de la masse critique de juin 2019 et je l'avais sélectionné en raison de mon intérêt général pour les questions de santé publique. Je n'ai pas été déçue et je remercie beaucoup Babelio et les Presses de Sciences Po de me l'avoir envoyé. Judith Rainhorn présente une histoire chronologique du blanc de plomb du 18ème siècle à nos jours. Le blanc de plomb ou céruse est un produit dont la toxicité est connue depuis bien longtemps et qui est à l'origine, comme tous les dérivés du plomb, du saturnisme, terrible maladie provoquant coliques, immenses douleurs, paralysies et pouvant mener à la mort. Ceci n'a pas empêché l'utilisation massive de la céruse à partir du 19ème siècle, en particulier dans la peinture, et le développement d'une production industrielle du produit. Les ouvriers des ateliers de production, les peintres en bâtiment et également des ouvriers d'autres métiers sont largement touchés par l'intoxication au plomb. Il existe pourtant un produit de substitution mais qui a du mal à s'imposer tellement la céruse a de défenseurs. Il faut attendre 1919 et bien des rebondissements pour voir l'interdiction de l'utilisation de la céruse en France dans la peinture. Cette décision ne signe pourtant pas sa disparition puisque la céruse réapparaît régulièrement et ce jusque dans les années 1980 avec l'intoxication d'enfants habitant des logements insalubres. L'étude de Judith Rainhorn retrace ainsi l'histoire de ce produit et des combats menés par ces défenseurs et ces opposants. le sujet est à la croisée de nombreux domaines qui sont tous traités : l'histoire bien sûr mais aussi l'économie, la sociologie, la politique, la médecine, la chimie, le droit, la technologie. Son travail est remarquable de rigueur et de précision. Chaque idée, chaque propos, chaque argument trouvé dans les sources, même et surtout les plus communément admis ou répétés au fil des textes et publications, est passé à la loupe des faits, d'autres sources et de la critique scientifique historique. Le tout est remis dans le contexte général des découvertes, des luttes, des lois sur le travail, la santé et les toxiques. C'est donc un travail académique méticuleux et approfondi qu'elle présente mais qui n'a rien de froid. Il laisse transparaître une grande colère plus que justifiée qui ne prend pourtant jamais le pas sur l'honnêteté du travail de recherche. En effet, à travers cette histoire ancienne (du moins pour la France) de l'intoxication au plomb, comment ne pas reconnaître nos débats actuels autour d'autres produits toxiques qui ont investi notre quotidien ? On retrouve dans ce récit des personnages et des événements qui sont très contemporains. En voici quelques exemples : Des industriels cyniques qui n'ont que peu de considération pour la vie des ouvriers, qui piétinent l'humain mais qui arrivent dans le discours à se parer des habits de la générosité, de l'altruisme et de l'honnêteté. Des scientifiques lanceurs d'alerte attaqués par des experts à la solde des industriels qui remettent en cause les études et qui sont capables de tenir des discours surréalistes (« ce n'est pas si dangereux », « tout cela est fortement exagéré », etc.), instillant ainsi le doute. Des politiques d'une cécité coupable, toujours en retard et qui attendent de voir de quel côté va pencher la balance mais qui ont l'art de présenter leurs prises de position et leurs décisions comme novatrices alors qu'elles sont seulement opportunistes. La collusion entre industriels, experts et agents publics pour la protection des intérêts privés avant celle de la santé publique. La menace, si on interdisait le produit, de la faillite économique, de l'effondrement du pays, de l'attaque de puissances étrangères (car le poison est quand même toujours beaucoup plus sympa quand il est bien de chez nous). Des débats et des processus législatifs à n'en plus finir qui oublient l'essentiel : pendant ce temps, on meurt au travail. De gros rapports de commissions d'enquête avec plein de chiffres, de tableaux et de témoignages mais qui ne résistent pas aujourd'hui à l'analyse historique et se révèlent n'être que calomnies, mauvaise foi et négation des faits et de la science. Des arguments de sécurité (« Tout est mis en oeuvre pour assurer la sécurité des ouvriers, de l'environnement… ») et de longues recommandations de bonnes pratiques censées changer la donne mais dont personne ne surveille l'application réelle sur le terrain. La culpabilisation de l'ouvrier, dont la maladie ne vient pas de son travail (quelle idée saugrenue !) mais de sa vie dissolue, de son incapacité et de sa réticence à se protéger au travail. La manipulation de l'opinion publique par la mise en avant de faits divers émouvants et par la construction d'une image du produit rarement basée sur la réalité. La difficulté à mobiliser et à faire se rejoindre les luttes car le problème se retrouve souvent segmenté et permet l'effacement de la vision d'ensemble du problème (à savoir ici, la dangerosité bien connue et intrinsèque du produit). Etc. Tout cela sonne terriblement familier et c'est bien là le but du propos de Judith Rainhorn. Comme elle l'écrit dans l'épilogue, l'histoire de la céruse est avant tout celle d'un échec assez effrayant. Comment ce produit dont la toxicité est avérée et pour lequel il existe des solutions de substitution a-t-il pu se maintenir si longtemps sur le marché ? C'est bien sûr la responsabilité des acteurs cités précédemment. Mais pas seulement. C'est aussi la responsabilité collective de la société qui accepte de vivre avec le risque toxique et qui consent à son propre empoisonnement. Judith Rainhorn montre en effet comment l'enchevêtrement des événements de l'histoire de la céruse a mené à l'accommodement collectif au produit toxique. Il a également entraîné une amnésie régulière, des dénis et des oublis plus ou moins organisés du problème, avec des bégaiements de l'histoire et des résurgences momentanées. Ce livre nous interroge donc au niveau individuel et sociétal sur le risque avec lequel nous acceptons de vivre malgré notre degré de connaissance qui peut être assez élevé. Il est clairement démontré ici que le savoir ne mène pas toujours à l'action et que la collectivité s'accommode de la dangerosité d'un produit, entraînant ainsi son maintien dans l'environnement, et préfère gérer le risque plutôt que de le prévenir. Ce livre nous invite, à travers cette histoire, à regarder le passé pour porter un regard neuf sur notre actualité et à peut-être en tirer des leçons. A la lecture et avec le recul, cette histoire est énervante et absurde. Que de perte de temps aux conséquences dramatiques. Et pourtant, c'est notre quotidien pour d'autres produits toxiques avec lesquels nous choisissons de vivre. Serons-nous plus vigilants et plus rapides pour agir ? Ou aurons-nous dans deux siècles une Judith Rainhorn du futur pour démontrer notre absurdité présente ? Seul petit, minuscule regret suite à cette lecture : ce livre est parfois un peu technique, long à lire et demande pas mal de concentration. Ceci dit, il est difficile de lui reprocher ce qui fait son immense qualité, à savoir sa rigueur scientifique et son exhaustivité à ce jour (me semble-t-il). Je rêverais pourtant d'un second livre tiré de celui-ci, toujours aussi passionnant et instructif mais plus accessible, afin de toucher un plus large public sur les questions tellement contemporaines qu'il éclaire magnifiquement. + Lire la suite |
Carte blanche au Réseau Universitaire de Chercheurs en Histoire Environnementale (RUCHE) et à l'Association pour l'histoire de la protection de la nature, avec le soutien du Comité d'histoire du ministère de l'environnement.
Avec Charles-François MATHIS, professeur en histoire contemporaine à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, François JARRIGE, maître de conférences à l'Université de Bourgogne, Nathalie JAS, historienne et chercheuse en Science and Technology Studies à l'INRAE, Judith RAINHORN, professeure à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Ce panel souhaite interroger les conséquences de la dégradation des conditions environnementales sur la santé au travail depuis la fin du XVIIIe siècle. L'industrialisation et ses pollutions nouvelles, les nouvelles relations de travail et l'usage de substances chimiques dangereuses sont en effet à l'origine de maladies professionnelles graves, à l'usine comme à la campagne. Il s'agira donc de présenter l'ampleur de ces perturbations environnementales, leurs effets sur la santé des travailleurs et travailleuses, les stratégies d'occultation des dangers et les luttes pour les faire reconnaître.