J'ai pour habitude de toujours réguler mes temps de lecture. Je ne lis que le soir, au coucher, avant de m'endormir, entre minuit et deux heures du matin, une demi-heure, une heure, deux heures, parfois plus, jusqu'à ce que le sommeil fasse tomber mes paupières. Lorsqu'il a fallu que je relise deux ou trois fois la même page pour ne pas perdre le fil, alors j'éteins la lumière et je m'endors instantanément. Cette méthode me permet de digérer ce que j'ingurgite, d'entrer au coeur du livre et de passer derrière les lignes, de lire le livre de l'intérieur en quelque sorte. Je ne prends jamais de notes au cours de mes lectures. Tout juste si je corne une page ou deux ou si je souligne une phrase. Parfois j'écris un mot, une question dans la marge. Souvent rien. Avec
Comédies Françaises, cette méthode m'a paru indispensable. J'avais besoin de temps à chaque étape de la lecture. J'avais besoin de ruminer mes agacements, mes interrogations, mes emballements. Dimitri Marguerite, le seul vrai personnage du roman, la seule véritable unité romanesque, m'a obsédée pendant une semaine. Et cette obsession était déroutante : ni passion, ni fascination. Plutôt l'étrange impression qu'il se moquait de moi chaque fois que je tournais la page, le sentiment d'une ironique présence à mon oreille, à mon regard, à ma pensée. Rarement un personnage de roman a autant eu pour moi de présence le temps de la lecture.
Je dis roman parce que le mot est imprimé sous le titre sur la couverture de l'édition Gallimard. Mais est-ce un roman ? le titre lui-même semble en douter. « Comédies Française » c'est tout sauf un titre de roman. Peut-être est-ce ce qui m'a intriguée au moment de la première rencontre… Peut-être est-ce ce qui m'a poussée à ouvrir le livre…
Dès la première page, le personnage meurt dans un bête accident de voiture aux circonstances inexpliquées. Évidemment, cela donne d'emblée au personnage une épaisseur tragique, mystérieuse, que renforce le parcours erratique de Dimitri dans Madrid. Et ce sont les pérégrinations de Dimitri Marguerite à travers Madrid, puis Paris, puis Bordeaux, puis à nouveau Paris qui constituent le fil conducteur du roman. On accompagne le personnage attiré par des figures de femmes qui le fascinent et qu'il suit, sur lesquelles il projette un désir infini d'absolu. Bien sûr, ces filatures ne peuvent aboutir, puisque lui-même sait qu'une fois que le fantasme aura basculé dans le réel, la réalité sera furieusement décevante. C'est la clé du roman qu'exprime Dimitri lors d'une conversation avec sa copine Alexandra page 191 : « C'est un peu comme si, pour supporter le réel, j'avais besoin de créer des rêves – et de vivre dans ces rêves, de regarder le monde à travers eux. » Voilà formulé avec simplicité et précision le principe qui préside à l'écriture romanesque : regarder le monde à travers ses rêves, mais pas à la manière d'un
Gérard de Nerval, encore moins à celle des surréalistes, non ; à la manière d'un journaliste observateur, pragmatique et critique, le pas bien assuré sur les pavés des trottoirs qu'il arpente, à la fois timide et culotté, têtu dans sa rêverie à la ville comme à la campagne, teigneux dans son projet, lâche dans ses hésitations.
Et le roman se heurte à deux réalités incontournables qu'aucun rêve ne peut fantasmer. le chapitre 8, se présente comme un excursus, une parenthèse, une sorte de mémorandum d'histoire de l'art sur l'exil des artistes européens à New-York en 1940. Rien ne prépare le lecteur à cette immersion dans le monde de
Max Ernst ou d'
André Breton. le roman s'efface. Dimitri disparaît, ou presque. le ton du narrateur est celui de l'essayiste, un essayiste qui ne ménage pas ses effets pour dénoncer la prétention dérisoire des artistes français, pour démontrer comment
Jackson Pollock, après avoir reçu de
Max Ernst une leçon historique sur la technique du dripping, devint le chef de file de l'Ecole américaine de l'expressionnisme abstrait qui allait dominer le monde des arts après la seconde guerre mondiale. le lien avec Dimitri Marguerite ? Dimitri veut écrire un roman sur cette fatidique leçon d'Ernst à Pollock. Mais surtout, le rappel systématique d'une oeuvre de Ernst (1942) : « Jeune homme intrigué par le vol d'une mouche non euclidienne » parce que le jeune homme au centre de la toile et aux angles stylisés n'est autre que Dimitri Marguerite en personne…
La deuxième réalité à laquelle se heurte le roman, c'est celle de la naissance houleuse et problématique d'INTERNET : le Web conçu par les suisses, le datagramme conçu par les français, et, au bout du compte, INTERNET mis au point et exploité par les américains. Où est l'erreur ? le lecteur suit, non sans impatience, Dimitri dans son enquête sur le puissant industriel
Ambroise Roux. Si l'on met en regard ces deux réalités, elles ont un point commun : au sortir de la guerre, l'absorption du vieux monde européen, miné par ses rivalités, ses querelles de clochers, ses avidité et un sentiment aveugle et pernicieux de supériorité, par une Amérique impétueuse et habile. Une logique implacable qui ne se prête à aucun rêve même si Muret, avec ses toilettes vintage et les vieilles dames surannées qui l'entourent, insuffle au roman un ultime frémissement onirique, même si la croyance dans la capacité des morts à interagir avec les vivants suggère l'hypothèse insidieuse selon laquelle
Ambroise Roux aurait pu provoquer la mort de Dimitri en punition de son acharnement à révéler sa réalité. A moins que ce ne soit qu'une jolie ficelle de romancier pour réunir, dans le blanc qui suit le mot « Fin », incipit et excipit.
Enfin, dernière observation sur ce roman qui n'en est pas un : l'art de la répétition. J'ai remarqué que c'est un tic d'écriture (ou un effet?) assez fréquent chez les auteurs d'aujourd'hui. Dans
Comédies Françaises, non seulement le narrateur en use du début jusqu'à la fin, mais il met en scène un imaginaire descendant d'
Ambroise Roux, qui en serait atteint comme d'une maladie incurable, « une sorte de hoquet cérébral » qui s'achève sur une formule ironique à souhait : « ...ceci me laisse vraiment songeur ». C'est un peu l'état d'esprit dans lequel se trouve le lecteur en refermant le livre. A moins que ce ne soit une volonté de ralentir le rythme, un refus d'avancer qui assène que les réalités d'hier, malgré tous les changements, restent celles d'aujourd'hui, que la boucle est bouclée, que le serpent se mord la queue...Sans doute alors se justifie le titre
Comédies Françaises, un tableau ironique et amer de l'esprit français sous tous ses aspects, entre rêve et réalité, intelligence et incompétence, servilité et suffisance. Une lecture indéniablement à ne pas manquer.