Ne pas chercher à être consolé d'une perte, cela devrait être instinctif chez nous. Et nous devrions plutôt mobiliser toute notre profonde, lancinante curiosité, pour aller explorer au plus profond de nous, jusqu'au cœur d'une "telle" perte, pour la comprendre, faire l'expérience de la nature unique et singulière de "cette" perte-là et de son impact dans notre vie. Oui, nous devrions faire preuve d'une audacieuse et noble avidité pour enrichir notre monde intérieur avec, précisément, "cette" perte, son sens, son poids... Plus nous en sommes profondément affectés, plus elle nous bouleverse brutalement, plus il est de notre "devoir" de la revendiquer comme faisant partie de nous, intégrée de manière différente, définitive: "ceci" permettrait de parvenir immédiatement à un accomplissement suprême, d'aller au-delà de tout ce qu'une expérience de la souffrance peut avoir de négatif et de complaisant. Il s'agira alors d'une souffrance active, présente à l'intérieur de nous, la seule qui ait un sens et soit digne de nous.
La nature, les choses qui font partie de notre environnement quotidien sont éphémères et périssables. Mais tant que nous sommes ici, elles sont "notre" propriété, nos amies, nos complices dans la détresse et la joie, comme elles l'ont été pour nos ancêtres. Donc il est important de ne pas mépriser ni dégrader ce qui existe dans l'ici et maintenant - et surtout, parce qu'à cause de leur côté provisoire, qu'elles partagent avec nous, ces choses doivent être, le plus intimement possible, comprises et transformées par nous. Transformées ? Oui, car c'est notre tâche d'imprimer en nous, passionnément, profondément, douloureusement, cette terre périssable, qui n'a qu'une vie provisoire, pour que sa réalité renaisse en nous - mais "invisible". "Nous sommes les abeilles de l'Invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible pour l'accumuler dans la grande ruche d'or de l'Invisible"*.
*En français dans le texte
( Lettre écrite à Witold Hulewicz, ami et traducteur en polonais de Rilke. )
"L"heure grave"
Poème de Rainer Maria Rilke, chanté par Colette Magny