• Nom : Alexéï Féodossévitch Vangengheim.
• Profession : météorologue, directeur du service d'hydrologie et d'études climatiques unifié de l'URSS.
• Chefs d'accusation : conspiration, sabotage, appartenance à un réseau clandestin contre-révolutionnaire.
Ça, c'est la version officielle.
Celle qui figure dans les registres de l'Administration et qui a conduit à l'arrestation de Vangengheim (8 janvier 1934), à son exil puis à son exécution (3 novembre 1937). Celle que les serviteurs zélés du Parti ont validé, tamponné, archivé ... avant d'être à leur tour, pour la plupart d'entre eux, accusés de haute trahison et éliminés par d'autres artisans des Grandes Purges.
("La seule, mince, satisfaction que procure l'étude de ces temps sauvages, c'est de constater que presque toujours les fusilleurs finiront fusillés. Pas par une Justice populaire, ou internationale, ou divine, fusillés non par la Justice, mais par la tyrannie qu'ils ont servis jusqu'à l'abjection. [..] Cette autodestruction des bourreaux montre la folie de l'époque.")
La version superbement documentée d'
Olivier Rolin qui fait l'objet du présent ouvrage est tout autre.
Fruit d'un impressionnant travail d'investigation, elle réhabilite complètement la figure du météorologue et avec lui celles des millions de victimes de la folie stalinienne, tout en ouvrant la réflexion sur ce qu'aurait pu devenir l'utopie communiste si elle n'avait pas si violemment basculé dans la plus atroce des barbaries.
Quelle lecture éprouvante !
Quel destin tragique que celui de ce scientifique austère et appliqué, entièrement acquis à l'idéal socialiste à la cause de la grande Russie !
Lui qui a si largement contribué à "l'édification d'un système capable de prendre quotidiennement le pouls de ce colosse et de dresser des prévisions", lui qui a tant fait pour "dompter les nuages, les vents, les pluies, les isobares, les glaces de la route maritime du Nord", lui qui par son expertise a "aidé le prolétariat révolutionnaire à maîtriser les forces de la Nature" et lui dont la foi dans le grand projet stalinien est absolue, il reste jusqu'à la fin convaincu que sa déportation résulte d'une terrible méprise... Depuis les îles Solovki, entre les murs d'un ancien monastère transformé en camp de travail (l'un des premiers, précurseur du Goulag), il continue inlassablement à envoyer des courriers au « Père des peuples » en qui reposent toutes ses certitudes.
Et qu'il est douloureux de voir cet homme avancer en confiance vers la mort, de lire les lettres qu'il adresse à sa femme et à leur fille de quatre ans (lettres accompagnées de dessins, devinettes et herbiers joliment reproduits en fin d'ouvrage) sans comprendre ce qu'il fait là (et pour cause !) !
Quelle épreuve que d'assister à son combat contre l'évidence, son refus obstiné de remettre question la doctrine qui jusqu'alors réglait son existence ("Il ne peut pas croire, il s'efforce de ne pas pouvoir croire, il sent probablement qu'il commence à douter, sept mois ont passé déjà depuis son arrestation [...] mais il sait que s'il laisse le doute prendre une petite place dans son esprit, rien ne le soutiendra plus.")
Le lecteur, lui, sait.
Il sait que "sous Staline, tout citoyen de l'URSS était un coupable potentiel, il s'agissait seulement de découvrir de quoi".
Il sait les arrestations arbitraires, les exécutions sommaires, les charniers par centaines dont certains n'ont à ce jour pas encore été découverts.
Il sait que "le propre de la Grande Terreur est que nul n'en était épargné, si haut placé fût-il, si fidèle exécutant des basses oeuvres", il sait qu'"il n'est personne qui ne soit un mort en sursis".
Et s'il ne le sait pas, s'il avait oublié, cette redoutable enquête lui ouvrira les yeux en même temps qu'elle lui retournera les entrailles.
Alors bien sûr, derrière un sujet tellement écrasant, difficile de parler de la forme.
Contentons-nous donc de saluer la très belle plume de l'auteur, son écriture parfaitement maîtrisée et son style impeccable, en relevant quand même que l'abondance de détails, de noms propres et de références historiques peuvent parfois entraver quelque peu la lecture...
Olivier Rolin nous avertit d'ailleurs. "Je ressens le besoin d'une mise au point que voici : les bourreaux étaient méticuleux, obsédés du secret mais paperassiers, expéditifs mais archivistes ; pour faire comprendre leur façon de procéder (verbe qui ici veut dire : tuer, et tuer en masse), il me semble qu'il faut être méticuleux aussi, paperassier jusqu'à un certain point. Indiquer les dates, les grades, les signatures au bas des actes, quand on les connaît. Au prix d'une certaine lourdeur peut-être."
Je confirme.
Il n'en demeure pas moins que ce texte est un document bouleversant.
L'auteur y témoigne d'un véritable d'un véritable amour pour la Russie ("pays peuplé par les fantômes de la plus grande espérance profane qui fut") et commémore "le massacre de cette espérance, la Révolution et la mort sinistre de la Révolution."
En consacrant son livre à Vangengheim, personnage aujourd'hui presque oublié, il ne cherche pas à en faire un héros exemplaire. Bien qu'il rende volontiers justice à ses compétences techniques et à son esprit visionnaire, il ne dresse pas pour autant le portrait d'un scientifique de génie, plutôt celui d'un citoyen soviétique quasi-quelconque, d'un homme consciencieux rêvant du meilleur pour la mère patrie mais broyé comme tant d'autres par une machinerie devenue incontrôlable.
En parlant du météorologue,
Olivier Rolin s'interroge d'ailleurs : "Moi qui écris son histoire, quatre-vingts ans après, j'hésite à rapporter ce trait lamentable, mais pourquoi ? Je préférerais qu'il soit intraitable [...], je préférerais l'admirer, mais il n'est pas admirable et c'est peut-être ça qui est intéressant, c'est un type moyen, un communiste qui ne se pose pas de question, ou plutôt qui est obligé de commencer à s'en poser à présent, mais il a fallu qu'on lui fasse une violence extraordinaire pour qu'il en vienne là, timidement. C'est un innocent moyen. Dreyfus aussi était décevant, paraît-il, d'une autre façon. « Parce qu'il a été condamné injustement, disait de lui
Bernard Lazare, on lui demande tout, il faudrait qu'il ait toutes les vertus. Il est innocent, c'est déjà beaucoup. »
Voici donc un livre dur et plein d'érudition, qui soulève beaucoup de questions ("Qu'est-ce qui a fait basculer sa vie dans la longue épreuve de la déportation et de la séparation, puis dans l'épouvante de la fin ? A partir de quand, de quelle dénonciation calomnieuse, de quel incident passé inaperçu, de quelle plaisanterie imprudente se déclenche le processus inexorable qui aboutit à l'arrestation, puis à l'exécution ?") sans hélas apporter la moindre réponse ("Je ne le sais pas précisément" reconnaît l'auteur dans le dernier chapitre, "et personne, apparemment, ne le sait plus. Il n'était pas besoin de grand chose, à cette époque, pour se retrouver avec le canon d'un revolver sur la nuque".)
Parfois l'horreur ne s'explique pas.
C'est tout juste si elle peut s'écrire pour n'être jamais oubliée, et c'est bien là ce que je retiendrai de l'histoire du Météorologue, un "livre-mémorial" éprouvant mais ô combien nécessaire.