L'histoire du livre est un sujet qui m'a toujours passionné et je possède dans ma bibliothèque un grand nombre d'ouvrages sur ce thème. Beaucoup d'entre eux à l'instar du livre de
Lucien Febvre et H.
J. Martin «
L'apparition du livre » développent l'histoire du livre à partir de l'invention de l'imprimerie et une minorité s'attarde sur les origines qui remontent presque à l'invention de l'écriture il y a plus de 4000 ans. L'essai de
Filippo Ronconi «
Aux racines du livre » s'intéresse plus particulièrement à l'antiquité, aux premiers supports de l'écriture, tablettes d'argile ou de bois, Papyrus et Parchemins. Il nous invite à un voyage dans le temps pour suivre les évolutions à travers le monde occidental du volumen (rouleau de papyrus) au Codex (le livre relié), ce voyage englobe la période de l'antiquité jusqu'au Moyen Âge.
Dans la forme il s'agit d'un livre de bonne facture aux cahiers cousus et non collés comportant 16 pages d'illustrations en couleur. L'auteur est un universitaire doté d'une double formation de paléographe et de philologue. Son livre est la synthèse d'un travail de vingt ans au cours desquels l'auteur a analysé des centaines de manuscrits antiques et médiévaux et a consulté de très nombreux ouvrages littéraires, documentaires et scientifiques sur l'histoire du livre entre l'antiquité et le Moyen Âge. La première partie (chapitre 1 à 12) dresse l'historique et la deuxième partie (chapitre 13 à 15) est consacrée aux acteurs et agents sociaux qui ont rendu possible l'existence du livre : les auteurs, les copistes, les producteurs (artisans). L'auteur analyse aussi l'influence des évolutions matérielles du livre sur les mutations dans la société et réciproquement. Une évolution dans la société détermine généralement une transformation dans les formats et les matières du livre qui a son tour déterminent un changement socioculturel dans la société. (exemple : le passage du rouleau au codex). Aujourd'hui on peut constater, même si l'on en mesure pas encore tous les conséquences, les effets de la « dématérialisation » du livre et son impact au niveau socioculturel. On perçoit une différence entre les générations dans leur rapport aux textes et aux savoirs. L'étude de l'histoire du livre est utile pour essayer de comprendre les changements en cours.
Pour écrire un tel livre, il faut être animé par la passion du livre non seulement en tant qu'objet, mais aussi en tant qu'instrument de partage du savoir. Il faut aussi s'intéresser aux langues anciennes pour comprendre les textes antiques afin de bien mesurer leur importance et leur impact dans la société. Cette passion de l'histoire doit s'appuyer sur des connaissances dans de multiples domaines ; papyrologie, codicologie, philologie et tout ce qui relève des sciences du livre. Cette érudition pourrait avoir pour conséquence de produire un texte trop dense et détaillé, l'auteur est cependant parvenu, pour l'essentiel de son ouvrage, à rester lisible et compréhensible auprès des lecteurs qui ne maîtrisent pas forcément toute cette culture. Cela reste toutefois un ouvrage d'universitaire (on ne parle pas de grande ville ou de Rome, mais de l'Urbs !), avec ses nombreuses notes de bas de page et sa bibliographie de 53 pages. Il faut donc bien prendre sa respiration pour pénétrer dans cet univers, mais le voyage vaut le détour. On y apprend beaucoup sur le mode de fabrication et sur l'utilisation du papyrus, du parchemin, des codex et des tablettes. Les premiers chapitres se concentrent sur les aspects matériels des différents formats de livres ainsi que sur les conditions socioculturelles qui en ont accompagné la diffusion ou le déclin dans l'espace romain. L'auteur examine ensuite à partir du chapitre 4 la relation entre ces objets et les textes qu'ils contiennent constatant à quel point la composition même des oeuvres littéraires a pu être influencée par les caractéristiques matérielles de leurs supports. On apprend que la diversité des sujets abordés dans les livres de l'antiquité va bien au-delà des thèmes philosophique ou religieux. La fiction et l'érotisme, les histoires de fantômes ou de morts-vivants avaient comme aujourd'hui leur public. La lecture divertissante était bien représentée dès l'Antiquité romaine. le chapitre 6 poursuit l'aventure avec l'avènement du codex qui a vu le jour à Rome au premier siècle. le codex (forme quasi moderne du livre) dont le succès est lié à sa contenance plus importante et sa meilleure maniabilité par rapport au rouleau. Désormais une main est libre et peut tenir un calame pour inscrire des commentaires dans les marges plus grandes.
J'ai été amusé par cette réclame d'un libraire de l'antiquité pour vendre ses codex : « Toi, qui veux que mes livres t'accompagnent partout, et qu'ils voyagent loin avec toi, achètes ceux-ci, que le parchemin contraint en des petites pages. Laisse les coffrets pour les grands formats (rouleaux de papyrus) : une seule main me tient » (page 99). Les publicités des années 1950 pour le livre de poche n'ont pas fait mieux provoquant une nouvelle révolution dans l'élargissement du lectorat en permettant à un public populaire d'accéder à une littérature jusque là surtout accessible à un public plus aisé sur le plan financier.
Le rôle de la communauté chrétienne dans la diffusion du livre est démontré par une étude qui nous apprend qu'a peu près 28 % des codices attribué au IIe siècle recèlent des textes chrétiens alors que les chrétiens constituaient à l'époque approximativement seulement 0,36 % de la population. Les écrits d'origine juive se seraient moins bien développé en raison des contraintes de forme imposée par la tradition qui notamment exigeait que l'acte d'écriture soit exercé par un scribe certifié n'utilisant que certaines encres et certaines peaux d'animaux purifiés (Page 107).
L'un des intérêts du livre de
Filippo Ronconi est résumé dans l'idée suivante qui clôt l'ouvrage :
« La connaissance de certains aspects méconnus, techniques et apparemment marginaux du livre manuscrit et de son histoire peut contribuer à une meilleure perception et par là compréhension — globale du passé, de ses dynamiques sociales et culturelles — elle peut aussi aider à mieux saisir les raisons de pratiques et de comportements en apparences inexplicables qui ont peuplé la vie de milliers d'humains au fil des siècles » (Page 265).
Après avoir connu une certaine rareté, le livre est aujourd'hui devenu tellement foisonnant que sa prolifération commence à poser un problème de choix (et de place dans nos bibliothèques !). Il importe plus que jamais de discerner dans cette abondance le bon grain de l'ivraie, gageons que le livre de
Filippo Ronconi est du côté du bon grain. Encore un mot pour signaler un point commun entre l'Antiquité et nos jours : nous utilisons aussi des tablettes et des stylets pour lire, écrire et dessiner !
— «
Aux racines du livre, métamorphoses d'un objet de l'Antiquité au Moyen Âge »,
Filippo Ronconi, éditions EHESS (2023), 351 pages.