« Si tu peux regarder, vois.
Si tu peux voir, observe. »
C'est grâce au challenge multi-défis que je me suis intéressée à l'auteur portugais
José Saramago, lauréat du prix Nobel de littérature en 1998. Parmi ses nombreux romans, j'ai choisi de lire «
L'aveuglement », le plus connu.
*
L'histoire commence étrangement, de manière très forte, sans préambule, à l'image de cet homme au volant de sa voiture, devenu subitement aveugle. C'est ensuite au tour de l'ophtalmologiste qui le reçoit en urgence, des patients alors présents dans la salle d'attente de devenir aveugles, de manière totalement inexpliquée.
La contagion se propage comme une traînée de poudre, n'épargnant personne, et malgré les tentatives du gouvernement de contenir la propagation de la maladie en mettant les premiers malades en quarantaine, la pandémie de « mal blanc » se répand de façon foudroyante, incontrôlable, incompréhensible.
« L'avantage dont jouissaient ces aveugles était ce qui pourrait s'appeler l'illusion de la lumière. En vérité, peu leur importait que ce fût le jour ou la nuit, le crépuscule du matin ou le crépuscule du soir, le silence de l'aube ou la rumeur de l'heure méridienne, les aveugles étaient toujours entourés d'une blancheur resplendissante, comme le soleil dans le brouillard. »
Les premiers aveugles sont mis en quarantaine dans un hôpital psychiatrique inoccupé, et parmi eux, le conducteur de la voiture, l'ophtalmologue et sa femme qui feint d'être atteinte de cécité pour accompagner son mari, les patients du cabinet d'ophtalmologie.
Au début, ils ne sont qu'une poignée sous la surveillance de l'armée et la vie s'organise tant bien que mal. Mais très vite, des centaines d'aveugles affluent et sont rassemblés dans cet établissement qui ne peut tous les contenir et les accueillir décemment.
« La cécité s'étendait, non pas comme une marée subite qui eût tout inondé et tout emporté devant elle, mais comme l'infiltration insidieuse de mille et un ruisselets turbulents qui, après s'être attachés à imbiber lentement la terre, la noient soudain complètement. »
Le lecteur assiste à une dégradation rapide des conditions de vie et d'hygiène, à une déshumanisation des relations entre les individus.
« Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux, elle répéta si souvent ces paroles au fond simples et élémentaires que le reste de la chambrée finit par les transformer en maxime, en sentence, en doctrine, en règle de vie. »
Dans cet univers sans repère, d'une blancheur aveuglante et effrayante, le lecteur voit uniquement à travers les yeux de la femme de l'ophtalmologiste qui semble immunisée contre la cécité.
Elle nous communique sa crainte d'être à son tour contaminée, de ne plus pouvoir aider son mari, les personnes de sa chambrée. On imagine aisément son regard terrifié, impuissant, qui se pose sur un monde devenu violent, sordide, nauséabond, indifférent, lâche, injuste, haineux où toutes les règles de civisme, de responsabilité collective sont abandonnées.
Le récit jusqu'alors plutôt fantastique sombre rapidement dans l'horreur et la barbarie. Cependant, le malheur ne vient pas de la cécité en elle-même mais plutôt des hommes qui, devenus des criminels, assoient leur autorité et leur pouvoir par la brutalité, la séquestration, le meurtre, le viol.
Certaines scènes très réalistes sont vraiment très dures à lire et laissent des images fortes qui marquent l'esprit. Les odeurs sont aussi prégnantes.
Le monde extérieur est totalement occulté dans la première partie du récit, il nous apparaît amputé, sous la forme de soldats armés, fébriles, prêts à tirer, à tuer. Puis, comme dans un jeu de miroirs, le reste de l'humanité se découvre, copie conforme du monde en miniature coincé dans un épouvantable huis-clos.
« … n'oublions pas ce qu'a été notre vie pendant notre internement, nous avons descendu tous les degrés de l'indignité, tous autant que nous sommes, jusqu'à atteindre l'abjection. »
*
En regardant la biographie de l'auteur, il est évident que l'auteur se nourrit de sa vie personnelle, de ses souvenirs, de l'histoire de son pays. En effet, «
L'aveuglement » fait référence au passé douloureux du Portugal, rappelant le régime dictatorial de Salazar des années 30 aux années 70, une période marquée par de nombreuses arrestations, mais aussi par l'injustice, l'arbitraire, la peur, l'indifférence, le manque de compassion.
Ce livre est donc bien un roman engagé qui offre une magnifique métaphore sur le totalitarisme et la perte : perte de liberté, d'identité, d'humanité, perte des capacités de jugement, de discernement et d'esprit critique. Ainsi, s'ouvre une réflexion sur le dualisme de la nature humaine, sur nos comportements individualistes qui nous rendent aveugles aux autres comme à nous-mêmes.
En cela, cette histoire m'a rappelé le récit de Bouffanges, « Zombies ».
« Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas. »
*
L'écriture de
José Saramago est très originale, efficace, prenant des libertés étonnantes avec la ponctuation : les marques du dialogue sont absentes. Ainsi, les phrases sont rythmées, élancées, interminables, les différentes voix étant seulement séparées par des virgules.
Ce style singulier peut déstabiliser au départ et nécessiter un peu de concentration pour savoir qui parle. C'est un peu comme si nous étions nous-même aveugles et que nous recherchions à qui appartiennent les différentes voix. Mais très vite, on ressent également une sorte de poésie, de mélodie, de légèreté qui contraste avec la profondeur et la pertinence du texte.
Pour renforcer le processus de déshumanisation, l'auteur a choisi de ne jamais nommer les personnages de cette histoire : il y a le premier aveugle, le médecin, la femme du médecin, la fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir, le garçonnet louchon, … Surprenant au premier abord, on s'habitue cependant très facilement à cette écriture.
*
Pour conclure, «
L'aveuglement » est une véritable expérience littéraire, un roman troublant, dérangeant, cru, brutal, qui montre une société pourrie qui se désagrège et se décompose. L'homme y apparaît dans toute sa complexité, capable de compassion et d'humanité, comme des pires horreurs.
Aveugle et vulnérable face à ses manques.
Une lecture étonnante à découvrir absolument si vous avez le coeur un peu accroché.