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4,13

sur 1371 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
« Si tu peux regarder, vois.
Si tu peux voir, observe. »

C'est grâce au challenge multi-défis que je me suis intéressée à l'auteur portugais José Saramago, lauréat du prix Nobel de littérature en 1998. Parmi ses nombreux romans, j'ai choisi de lire « L'aveuglement », le plus connu.

*
L'histoire commence étrangement, de manière très forte, sans préambule, à l'image de cet homme au volant de sa voiture, devenu subitement aveugle. C'est ensuite au tour de l'ophtalmologiste qui le reçoit en urgence, des patients alors présents dans la salle d'attente de devenir aveugles, de manière totalement inexpliquée.
La contagion se propage comme une traînée de poudre, n'épargnant personne, et malgré les tentatives du gouvernement de contenir la propagation de la maladie en mettant les premiers malades en quarantaine, la pandémie de « mal blanc » se répand de façon foudroyante, incontrôlable, incompréhensible.

« L'avantage dont jouissaient ces aveugles était ce qui pourrait s'appeler l'illusion de la lumière. En vérité, peu leur importait que ce fût le jour ou la nuit, le crépuscule du matin ou le crépuscule du soir, le silence de l'aube ou la rumeur de l'heure méridienne, les aveugles étaient toujours entourés d'une blancheur resplendissante, comme le soleil dans le brouillard. »

Les premiers aveugles sont mis en quarantaine dans un hôpital psychiatrique inoccupé, et parmi eux, le conducteur de la voiture, l'ophtalmologue et sa femme qui feint d'être atteinte de cécité pour accompagner son mari, les patients du cabinet d'ophtalmologie.
Au début, ils ne sont qu'une poignée sous la surveillance de l'armée et la vie s'organise tant bien que mal. Mais très vite, des centaines d'aveugles affluent et sont rassemblés dans cet établissement qui ne peut tous les contenir et les accueillir décemment.

« La cécité s'étendait, non pas comme une marée subite qui eût tout inondé et tout emporté devant elle, mais comme l'infiltration insidieuse de mille et un ruisselets turbulents qui, après s'être attachés à imbiber lentement la terre, la noient soudain complètement. »

Le lecteur assiste à une dégradation rapide des conditions de vie et d'hygiène, à une déshumanisation des relations entre les individus.

« Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux, elle répéta si souvent ces paroles au fond simples et élémentaires que le reste de la chambrée finit par les transformer en maxime, en sentence, en doctrine, en règle de vie. »

Dans cet univers sans repère, d'une blancheur aveuglante et effrayante, le lecteur voit uniquement à travers les yeux de la femme de l'ophtalmologiste qui semble immunisée contre la cécité.
Elle nous communique sa crainte d'être à son tour contaminée, de ne plus pouvoir aider son mari, les personnes de sa chambrée. On imagine aisément son regard terrifié, impuissant, qui se pose sur un monde devenu violent, sordide, nauséabond, indifférent, lâche, injuste, haineux où toutes les règles de civisme, de responsabilité collective sont abandonnées.

Le récit jusqu'alors plutôt fantastique sombre rapidement dans l'horreur et la barbarie. Cependant, le malheur ne vient pas de la cécité en elle-même mais plutôt des hommes qui, devenus des criminels, assoient leur autorité et leur pouvoir par la brutalité, la séquestration, le meurtre, le viol.
Certaines scènes très réalistes sont vraiment très dures à lire et laissent des images fortes qui marquent l'esprit. Les odeurs sont aussi prégnantes.

Le monde extérieur est totalement occulté dans la première partie du récit, il nous apparaît amputé, sous la forme de soldats armés, fébriles, prêts à tirer, à tuer. Puis, comme dans un jeu de miroirs, le reste de l'humanité se découvre, copie conforme du monde en miniature coincé dans un épouvantable huis-clos.

« … n'oublions pas ce qu'a été notre vie pendant notre internement, nous avons descendu tous les degrés de l'indignité, tous autant que nous sommes, jusqu'à atteindre l'abjection. »

*
En regardant la biographie de l'auteur, il est évident que l'auteur se nourrit de sa vie personnelle, de ses souvenirs, de l'histoire de son pays. En effet, « L'aveuglement » fait référence au passé douloureux du Portugal, rappelant le régime dictatorial de Salazar des années 30 aux années 70, une période marquée par de nombreuses arrestations, mais aussi par l'injustice, l'arbitraire, la peur, l'indifférence, le manque de compassion.

Ce livre est donc bien un roman engagé qui offre une magnifique métaphore sur le totalitarisme et la perte : perte de liberté, d'identité, d'humanité, perte des capacités de jugement, de discernement et d'esprit critique. Ainsi, s'ouvre une réflexion sur le dualisme de la nature humaine, sur nos comportements individualistes qui nous rendent aveugles aux autres comme à nous-mêmes.
En cela, cette histoire m'a rappelé le récit de Bouffanges, « Zombies ».

« Je pense que nous ne sommes pas devenus aveugles, je pense que nous étions aveugles, Des aveugles qui voient, Des aveugles qui, voyant, ne voient pas. »

*
L'écriture de José Saramago est très originale, efficace, prenant des libertés étonnantes avec la ponctuation : les marques du dialogue sont absentes. Ainsi, les phrases sont rythmées, élancées, interminables, les différentes voix étant seulement séparées par des virgules.
Ce style singulier peut déstabiliser au départ et nécessiter un peu de concentration pour savoir qui parle. C'est un peu comme si nous étions nous-même aveugles et que nous recherchions à qui appartiennent les différentes voix. Mais très vite, on ressent également une sorte de poésie, de mélodie, de légèreté qui contraste avec la profondeur et la pertinence du texte.

Pour renforcer le processus de déshumanisation, l'auteur a choisi de ne jamais nommer les personnages de cette histoire : il y a le premier aveugle, le médecin, la femme du médecin, la fille aux lunettes teintées, le vieillard au bandeau noir, le garçonnet louchon, … Surprenant au premier abord, on s'habitue cependant très facilement à cette écriture.

*
Pour conclure, « L'aveuglement » est une véritable expérience littéraire, un roman troublant, dérangeant, cru, brutal, qui montre une société pourrie qui se désagrège et se décompose. L'homme y apparaît dans toute sa complexité, capable de compassion et d'humanité, comme des pires horreurs.
Aveugle et vulnérable face à ses manques.

Une lecture étonnante à découvrir absolument si vous avez le coeur un peu accroché.
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"On ne devrait lire que les livres qui nous piquent et nous mordent".
Cette citation de Kafka m'a accompagnée tout au long de la lecture de l'Aveuglement de José Saramago. Je ne m'attendais pas à être sollicitée de façon aussi frontale et violente par cette fable dystopique si proche, par certaines situations, du contexte de pandémie dans lequel nous vivons.
Jugez plutôt ! Dans un contexte historique indéterminé, une épidémie de cécité se répand mystérieusement sans que nulle autorité scientifique ou autre ne parvienne à en déterminer la cause ni bien sûr à l'arrêter ! L'auteur nous invite à suivre un petit groupe d'aveugles qui ne seront jamais désignés autrement que par leur appartenance à un milieu socio-professionnel - le médecin, la femme du médecin - ou par une caractéristique physique - la jeune fille aux lunettes noires, le vieillard au bandeau noir - ...
Tout ce petit monde se retrouve enfermé dans un ancien asile d'aliénés transformé en centre de rétention, prisonnier d'une quarantaine implacable . Dûment surveillés par des soldats armés, se retrouvent dans cet espace clos et restreint, des groupes d'aveugles de plus en plus nombreux. Et c'est le début du cauchemar...
José Saramago va à travers le récit du quotidien tragique de ces femmes et de ces hommes, évoquer un panel de situations qui sont le parfait reflet de celles vécues par une humanité qui serait devenue "aveugle" et se serait reniée ! Sont convoquées, à travers des scènes souvent cauchemardesques par leur côté à la fois grotesque, burlesque et en même temps horrifique, toutes les formes d'atrocités dont notre humanité est capable : exterminations de masse - nombreuses allusions aux camps de concentration - processus d'élimination arbitraires - exécutions d'aveugles par une soldatesque morte de trouille - systèmes mafieux - à l'intérieur du camp des aveugles - avec un chef de bande et ses acolytes - viols collectifs devenus des armes de guerre. Et pour clore cette première partie, un final véritablement apocalyptique ! Mais je n'en dirais pas plus...
C'est vraiment l'écriture de l'auteur qui m'a happée et incitée à le suivre dans cet enfer ! Dense, serrée, sans aucune respiration, elle ne laisse d'autre choix que de continuer ou d'abandonner une lecture devenue trop éprouvante. Son ironie mordante et son humour noir ravageur dénoncent et condamnent sans appel toutes les formes d'humiliation et d'asservissement subies par des humains, qui prisonniers d'un système absurde et barbare, n'ont plus d'autres choix que celui d'être ravalés au rang d'une animalité dégradante ! Insupportable promiscuité, immonde saleté, perte du respect de son propre corps, José Saramago ne nous épargne rien. Mais comment ne pas sentir non plus derrière toutes ces évocations d'un réalisme cru, l'immense compassion de l'auteur pour toutes ces souffrances . de beaux personnages sont heureusement là pour rappeler qu'il n'y a pas d'atteinte irréversible à la dignité humaine. La femme du médecin est pour moi la figure la plus emblématique du roman : résistante, elle est aussi la gardienne du peu d'humanité qui subsiste et elle sera dans la deuxième partie une passeuse...
Je me suis souvent demandé si l'auteur allait nous laisser griller dans cet enfer. Rassurez-vous, José Saramago ne nous laisse pas brûler dans les flammes... Enfin, pas tout à fait... Mais curieusement, j'ai trouvé la deuxième partie du roman moins convaincante que la première : moins d'humour et d'ironie, personnages qui perdent de leur force, propos un peu sentencieux du narrateur... Faut-il y voir le pessimisme de l'auteur, l'essouflement de sa plume et de son imaginaire ? Qu'importe ! Les souvenirs liés à la lecture de cette fable dystopique me poursuivront pendant longtemps...
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Le grand Milan Kundera considère que la fiction romanesque peut souvent nous faire comprendre toutes les facettes de la réalité de la vie humaine bien mieux qu'un récit authentique, une «histoire vraie ».

Je n'ai sans doute jamais ressenti autant la pertinence de cet avis qu'avec ce récit fabuleux, dans tous les sens du terme, du grand Saramago, le deuxième roman de l'auteur que j'ai lu après L'Evangile selon Jésus-Christ.

Je comprends l'immense succès qu'a connu ce roman.

En utilisant la fable d'une épidémie de « cécité blanche » qui frappe une ville, comme la peste frappait la ville d'Oran chez Camus, c'est la description de toutes les faiblesses, les lâchetés, les turpitudes, les comportements ignobles, mais aussi de la solidarité, du courage, de l'abnégation, de la tendresse et de l'amour qui nous est faite. Et, à la différence du roman de Camus, une grande place est donnée aux personnages de femmes, avec au premier rang, celui charismatique de celle que l'auteur appellera, tout au long du récit, la femme du médecin, la seule qui n'a pas perdu la vue et qui, malgré ses hésitations, ses douleurs, ses remords, va entraîner et sauver toutes celles et ceux qui l'entourent. Un beau personnage de femme, une belle solidarité entre femmes, et entre humains de tous âges, un récit souvent dur, cru et cruel, mais dont l'écriture est exceptionnelle.
Ici, pas de numéros, ni de titres de chapitre, une ponctuation dans laquelle les dialogues ne sont pas marqués par des guillemets, des tirets, des deux points, mais par une simple majuscule en cours de phrase, ce qui donne beaucoup de fluidité au récit. Et puis, l'auteur garde toujours, malgré la dureté des évènements exposés, un sens de l'humour, de la dérision, de la digression sur la destinée humaine, sur le sens de la vie et de la mort. Et enfin, une façon de vous prendre à partie, d‘établir une connivence avec son lecteur, qui évoque, du plus loin, Cervantes ou Sterne, du plus près de nous Kundera.

Mais, par-dessus tout, j'ai été touché, comme je crois beaucoup de lectrices et lecteurs, par l'humanité, l'empathie pour les êtres humains qui sort de ce formidable roman
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Bouleversant. Difficile de mettre un adjectif sur ce livre , mais bouleversant est peut être celui qui me semble le plus adapté.
Un jour ordinaire, un homme perd subitement la vue au volant de sa voiture . Rapidement, tous ceux qui s'approchent de lui perdent aussi la vue. Mais la cécité n'est pas noire , c'est une lumière blanche . Subitement, c'est la panique, et l'état décide d'interner les aveugles afin d'éviter la contagion. La femme d'un ophtalmologue devenu aveugle (tragique clin d'oeil du destin pourrait dire l'auteur qui truffe son livre de tels sarcasmes) réussit à suivre son mari. Pourtant , elle n'est pas contaminée mais feint de l'être. Mais dans un monde amené à se dégrader rapidement, ne vaudrait il mieux pas ne pas voir ?

Avant de poursuivre, un petit sur le style de l'auteur qui peut décontenancer avec ses dialogues imbriqués dans la phrase et sa ponctuation exotique. Finalement, pas si déroutant, on s'habitue, certes le confort de lecture eut pu être amélioré mais on l'(a bien compris , on n'est pas ici pour se la couler douce.
Ce livre qui peut se voir comme une métaphore est d'une puissance rare. L'auteur va faire construire à ses personnages une société d'aveugles, où les travers de notre monde seront exacerbés par les contraintes visuelles. On retrouvera la cupidité, l'égoïsme, l'absurde attachement aux objets, l'ignominie des hommes en manque de sexe et bien sur l'instinct de survie , entraînant des actes dénués d'humanité. Tout est sombre ici , sauf la vision des aveugles . La société se déshumanise, le personnage le plus humain étant, presque , finalement un chien !
Pour autant, le petit groupe sur lequel a décidé de se focaliser l'auteur, malgré ses travers, recèle encore un once d'humanité, petite flamme vacillante dans une société sans repère, privée de lumière (trait d'humour pour détendre le lecteur) où la survie débouche sur l'écoeurant.
Devant la désorganisation , l'auteur stigmatise le manque d'ordre et sous entend souvent qu'ici le politique fait défaut. Pas de chef , chaos assuré.
C'est un livre marquant, dont on ne sort pas indemne, sans doute comme doit l'être "La route" si le film rend bien compte du livre.
Chef d'oeuvre, je ne sais pas , tout ça est subjectif. Comme la vue, dirait l'auteur. Est souvent plus aveugle celui qui ne veut pas voir que celui qui ne peut pas voir.
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Si je perds la vue brutalement, en quoi mes perceptions altérées du monde affecteront-elles mes valeurs, ma manière d'être au monde ?
Si nous perdons tous la vue, tous, serions-nous capables, au vu du chaos qui s'ensuivrait, de rester « humains » ?

Tel est l'objet de cette histoire dérangeante, dans laquelle l'auteur interroge, avec un humour étonnant et décalé qui m'a rappelé Charles Dickens, la brèche ténue qu'une épidémie de cécité pourrait ouvrir entre l'humanité organisée des hommes et leur bestialité congénitale.

Une lecture qui va me poursuivre, découverte par hasard ici-même sur Babelio grâce aux critiques de Andman et Nastasia-B, que je remercie d'ores et déjà pour leurs critiques qui me l'ont fait connaître, et par avance pour les cauchemars utiles que cette lecture ne manquera pas de m'apporter !

« Il y a en chacun de nous une chose qui n'a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes ».

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J'ai énormément apprécié ce roman symbolique et d'anticipation dans lequel tous les habitants d'un pays plongent dans une brutale cécité, avec une seule exception.
Les hommes deviennent aveugles à la beauté du monde et la nature humaine - et animale (à une seule exception près, là encore) reprend le dessus.
Dure est la chute, nombreux seront les morts et les blessés. Les survivants sauront-ils tirer les leçons du passé ?
Ce roman, quand on y réfléchit, à beaucoup à nous apprendre.
J'ajoute que le début du récit m'a fait penser à l'actualité, avec la mise en quarantaine de nombreuses personnes, dans des conditions éprouvantes.
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Voilà un scénario digne des gros blocksbusters américains, friands d'épidémies aussi subites qu'apocalyptiques: le livre s'ouvre sans prémices sur le cas zéro d'un malade, l'une des, ou la première victime d'une cécité visuelle générale, aussi subite que l'est l'incipit du roman, nous mettant directement au coeur de l'action. Tel le caillou qui roule à flanc de falaise et provoque l'avalanche, nous assistons à celle de ce "mal blanc", car les aveugles n'ont pas sensation d'être face aux ténèbres mais plutôt à une blancheur immaculée, qui enfle de façon incompréhensible et à grande vitesse, touchant quelques heures plus tard le docteur qui a ausculté ce "premier aveugle", tous les patients présents dans la salle d'attente, ainsi que celui qui en a profité pour lui voler sa voiture.
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Voilà un scénario digne des gros blockbusters américains, qui se regardent nerveusement avec le paquet XL de pop corn, d'ailleurs le film tiré du livre existe. Mais avec la langue de Saramago, nous sommes dans une dimension toute autre.
Je découvre cet auteur portugais, j'ai été particulièrement sensible à sa plume. Une véritable démonstration stylistique, faite de longues phrases, mêlant dialogues sans les ponctuations de rigueur (tirets, guillemets, retour à la ligne) et réflexions philosophiques, éthiques, diverses et variées, souvent surprenantes bien que toujours à propos, issues de l'esprit fort sarcastique et rigoureux de l'auteur. Ainsi, je saisis dès le départ de ses développements vers quelle conclusion il veut me mener par une certaine rigueur, et je reste admirative du chemin pris par le talent des mots pour y parvenir. Je relis certaines de ses phrases plusieurs fois, je savoure. L'on se dit de suite que le scénario catastrophe n'est pas le but ultime à nous conter cette histoire, qu'il n'est même peut-être qu'un effet cachant la profondeur allégorique de ses propos.
Alors que l'on a plutôt tendance de nos jours à saluer des plumes "alertes et fluides", celle de Saramago m'a semblé un peu "old school" par rapport à celles-ci. Mais ce n'est pas un défaut, car les phrases de cet auteur ne manquent pas pour autant de rythme ou d'être percutantes, bien au contraire, mais elles sont appliquées, c'est une lecture qui se déguste, qui demande de prendre son temps, des qualités qui sont peut-être moins louées de nos jours, jours où rapidité-efficacité sont de maîtres mots.
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J'ai adoré que cette plume d'orfèvre contraste avec un thème en apparence plutôt grand spectacle.
En apparence seulement car après les dernières pages il paraît clair que cet aveuglement est loin de ne faire référence à qu'à une subite cécité visuelle, il s'agit d'une fable satirique, sur ce que nous sommes, êtres humains dans la dérive organisée de la collectivité. "Il y a en chacun de nous une chose qui n'a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes." (p 257, éditions du Seuil) autant dire que nous sommes au travers de cet aveuglement projettés dans l'inconnu de "cette chose qui n'a pas de nom" handicapés car loin de tout repère, de tout ce que l'on nous a appris à prendre pour comptant, nos désirs, nos besoins, jusqu'à nos pensées.
Les personnages attisent cet effet de fable satirique car nous n'entrons pas réellement dans leurs pensées, nous restons extérieurs à eux, ils demeurent uniquement désignés par les premiers qualitatifs qui nous les présentent: "le premier aveugle", "le médecin", ou "le garçonnet louchon", et il en va de même pour les animaux avec le touchant "chien des larmes". L'auteur nous prend parfois à part, comme si nous visionnions ensemble une histoire "nous avons vu que..." ou "nous connaissons déjà...". L'humour caustique est bien présent, je me suis fendue d'un sourire, voire d'un rire à quelques reprises (avant que la tournure des évènements ne devienne vraiment trop noire).
.

Certes, la plume talentueuse à la tournure un brin "old school" d'un auteur né en 1922, âgé de 73 ans quand il a écrit ce livre, m'a totalement convaincue sur la forme, j'ai un peu tiqué, de temps à autre, de part les idées un tantinet d'un autre temps qu'elles véhiculent. Telles des considérations sur certains personnages, la fille aux lunettes teintées, par exemple, qui a des moeurs légères et couche avec qui et quand bon lui semble, et parfois contre rétribution, dans des hôtels, et que l'on doit s'étonner de voir, tout de même, porter un amour sincère à ses parents. Je fus portée à chercher le rapport, né sans doute dans un esprit tout de même un peu mysogine, ou tout simplement, de son temps.
D'autre part, comme je cherche là "la petite bête", j'ai trouvé dans le développement du "scénario catastrophe" que l'on passait un peu vite à la case "internement des malades" avec des restrictions radicales dictées au haut parleur du vieil asile désaffecté dans lequel se retrouvent enfermés nos pauvres protagonistes. Comme si dans l'avalanche on passait direct du caillou qui roule à l'ensevelissement de la ville sans passer par une boule de neige de taille alarmante.
Mais ce sont de petits chichis. C'est une lecture tragi-comique, philosophique et scatologique (et oui, les excréments, une sacrée affaire), les deux parfois, une bulle puante et lumineuse à fois, dont j'ai adoré les contrastes et la plume acerbe.

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Saramago, j y colle un cinq étoiles direct sans réfléchir plus avant. Pour son style, très original, proche du lecteur, qui mêle au récit ses avis et un certain humour, l histoire d une pandémie de cécité qui débute dans un cabinet d ophtalmo (!) et qui va peu à peu contaminer tout le monde. seule une femme, la compagne de l ophtalmo échappe à l aveuglement.
Le livre comprend deux phases, la première, la plus dure, la plus difficile, la plus crue, la plus bestiale, celle du confinement forcé et des conséquences brutes qu engendrent l enfermement d un groupe de personnes, aveugles de surcroît, et soumis à un manque criant de nourriture. Rien de tel pour réveiller certains instincts qui nous définissent aussi.
La seconde, plus " lumineuse" raconte la sortie du confinement et la recherche dans la ville des appartements des membres du groupe (tjrs le même ou quasiment depuis le début de l histoire) et celle de nourriture et d eau dans cette anarchie aveugle.
Livre philosophique, livre qui fait réfléchir, livre qui demande " et moi, j aurai agit comment" ? livre qui ne fait pas de cadeau sur ce que nous sommes, avec tjrs la bonne distance de l auteur.
Mais, je garde le meilleur pour la fin, la Femme y tient une place centrale, fondamentale, action, réflexion, coeur, empathie, altruisme.
le plus beau passage, celui qui, loin des horreurs qui parsèment cette histoire, me restera, ce sont les qq pages sur un balcon, la nuit, sous la pluie, ou La femme se lave, deux autres la rejoignent, font de même et décident de laver chaussures et vêtements de tout le groupe. Ça met des frissons partout.
Saramago, et j ai trouvé cela assez génial, ne met pas de tiret lors de dialogues, non, tout est à la suite, comme le reste du roman d'ailleurs, pas de blanc (!) Ça coule comme une évidence pourtant, et la lecture en devient même plus plaisante, plus " instantanée.
Depuis j ai regardé le soleil bien en face qq secondes. Car l aveuglement de Saramago ne plonge pas dans le noir, mais dans l éblouissement permanent. Parce que c est un livre lumineux....

à Paul, à Chrystelle

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Un véritable chef d'oeuvre à mes yeux.

Dans "L'aveuglement" nous suivons l'avancée d'une épidémie de cécité qui se déploie à une vitesse exponentielle, à travers l'histoire de quelques personnages (deux couples dont un ophtalmologiste et sa femme, une jeune fille, un petit garçon, un vieillard) dont nous ne connaîtrons jamais les prénoms ni le passé, dans un pays et des lieux qui ne sont pas non plus nommés.

C'est un roman passionnant même si la lecture peut être oppressante et angoissante tant l'immersion est complète et les descriptions précises, notamment celles de la puanteur et de la crasse qui envahissent tout l'espace vital.

Le style est remarquable bien que nécessitant un temps d'adaptation au début, entrecoupé de nombreuses virgules. L'auteur mélange souvent plusieurs narrateurs et plusieurs points de vue dans une même phrase mais la lecture n'est pas ardue pour autant. Il faut simplement accepter de se laisser porter par la narration et tout devient fluide.

Le fond du propos est à n'en pas douter philosophique et amené de façon très intelligente par l'auteur, qui nous fait réfléchir sur les effets dévastateurs d'une société normée, sur l'extrême violence de l'être humain lorsqu'il se trouve en position de survie, sur l'aveuglement qui n'est pas toujours celui qu'on croit, sur le sens de la vie tout simplement.

Un très très bon livre, que je conseille vivement...
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L'aveuglement est-il la conséquence ou l'origine d'une révélation ?
Du jour au lendemain, les hommes et les femmes et les enfants deviennent aveugles.
Est-ce que ça peut nous arriver, là, du jour au lendemain ?

Le premier aveugle perd la vue dans sa voiture en plein carrefour, alors qu'il attend que le feu rouge passe au vert. Pourquoi perd-il la vue et non la vie ? Il me semble que la réponse est simple.
Demandons tout d'abord son avis à un ophtalmologiste.

Le docteur nous fait comprendre à nous lecteurs non docteurs, qu'il est impossible pour des yeux sains de perdre la vue subitement, sans raison particulière, et qu'il est surtout incompréhensible que les aveugles voient blanc ; du blanc qui aveugle les aveugles. Un paradoxe se pose.

Pourquoi la cécité blanche ? Ne verrait-on pas la vie en rose si les murs d'hôpitaux n'étaient pas si blancs ? Pourquoi les personnes dans le coma qui font une expérience de mort imminente voient un long couloir blanc avec une lumière au bout ? Parce qu'ils sont dans un hôpital - même dans leurs rêves (glauque) ? Pourquoi les nourrissons ont-il cette réaction en naissant ? Ils crient parce qu'ils sont aveuglés par les néons blancs ?
On naît aveugles et c'est la première chose qu'on constate en naissant ...

Au final tout le monde ou presque (car il existe une exception dans ce roman, pourquoi ?), tout le monde ou presque, devient aveugle. On sait pas si ça vient d'un burn-out ou quoi, mais on se demande vu comment ça s'attrape chez certains. En tout cas, l'épidémie fait qu'on s'éloigne peu à peu des autres ...

On instaure au début une quarantaine (désastreuse la quarantaine. J'ai subi 15 jours de quarantaine il y a quelques mois, heureusement que ce n'était pas dans ces conditions sinon je n'en serais pas sortie indemne. J'ai eu chaud) mais la quarantaine n'endigue pas l'épidémie. Les aveugles espèrent un remède mais rien, pas de vaccin, pas de gel hydro-alcoolique non plus. Pas de gel ? Pas de bouffe. Pas de bras ? Pas de chocolat. Pas de vaccin ? Démerde-toi avec ta merde. On tombe vite dans le post-apocalyptique dans ce roman, et dans le bien sordide, où il s'agit littéralement de s'emmerder et/ ou de se démerder avec sa merde. La quarantaine a lieu dans un asile désaffecté (mieux vaut ne pas croire aux esprits torturés dans ce genre d'endroits). Rien que ça, ça donne l'ambiance. Celui qui arrivera à me faire entrer dans un tel endroit n'est pas né. Je préfère encore les balles des militaires là-dehors. En espérant qu'ils visent bien par contre, faut pas déconner, on compte sur eux pour ça.

La deuxième partie du roman est tout aussi intéressante que la première à mes yeux puisqu'on y voit l'organisation des aveugles à l'extérieur des murs de l'hospice. Les magasins sont saccagés, les rues sont dégueulasses, les gens sont, surtout, perdus. le seul point positif c'est qu'étant donné que tout le monde est aveugle, les non-aveugles ne considèrent plus les aveugles comme des pestiférés. Au moins il n'y a pas de discrimination au coeur du chaos. Mais l'horreur est là. On assiste à des scènes insoutenables dans la première comme dans la dernière partie, mais on assiste aussi à de très belles scènes notamment sous la pluie. J'aime la pluie. On rencontre de vrais personnages dans ce roman de Saramago, j'aime bien la vieille dame dégueulasse mais mon préféré reste le chien des larmes (oui je préfère parfois les chiens aux humains, désolée !) Enfin, pas toujours, car certains chiens peuvent être aussi terrifiants que certains humains ; l'inverse ça marche aussi.

Ma scène préférée reste celle de la révélation dans l'église. Comme quoi, ce que je préfère chez Saramago, y'a pas photo, c'est le sens qu'il crée, ou l'interrogation qu'il pose, plutôt, par la rencontre entre le sacré (qui reste sacré chez lui, je crois, malgré tout), et le profane. Ainsi, en bandant les yeux des statues, dans l'église, des idoles, en recouvrant de peinture blanche les yeux des anges et des saints, et des dieux, et des hommes, et en laissant ses yeux à la femme du médecin, pour qu'elle soutienne les autres grâce à ses yeux, pour qu'elle les guide, Sainte-Lucie qui porte ses yeux sur un plateau, il se montre à la fois sacrilège car il touche les idoles, et à la fois idolâtre, justement, paradoxalement. Il se montre d'autant plus humain, en donnant aux hommes des dieux qui leur ressemblent. Il redonne du sens à ce qui n'en a plus, l'aveuglement devient une révélation, le ciel blanc est là, reste blanc, même lorsque les humains recouvrent la vue. Ce qui est, est. En même temps, on sait que le ciel redeviendra bleu, qu'il virera au gris, qu'il redeviendra noir à la nuit tombée mais qu'il redeviendra un jour blanc
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