AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
4,13

sur 1371 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
En me penchant sur les grands romans portugais, ou réputés tels, à la faveur d'un séjour à Lisbonne, j'ai découvert le seul récipiendaire lusitanien du Nobel, José Saramago, en lisant L'aveuglement. Et je n'ai pas seulement comblé une lacune, j'ai lu un monument, un édifice littéraire de tout premier ordre.
Le récit démarre par une étrange épidémie : des individus ordinaires deviennent aveugles en une fraction de secondes, et semblent contaminer leur entourage et les personnes qu'ils rencontrent furtivement. Très rapidement, l'angoisse gagne le pays car l'origine du mal reste mystérieuse, et aucun traitement n'existe. Les pouvoirs publics prennent des dispositions dont on devine aisément la principale motivation : rassurer la population, préserver l'opinion publique. Ainsi, une quarantaine stricte est imposée et les premiers contaminés sont emprisonnés dans une sorte de camp où les aveugles sont parqués dans des dortoirs. La colonie est entourée de grillages et de miradors, et l'armée se contente de livrer les repas dans des caisses. Aucun contact avec l'extérieur n'est admis, et les règles martiales prévalent afin d'éviter toute propagation au dehors : si les aveugles s'approchent trop du grillage, l'armée a l'autorisation de tirer, avec ou sans sommation.
A l'intérieur du camp, la vie s'organise tant bien que mal, autour de quelques personnages (dont aucun n'a de nom), et notamment un ophtalmo aveugle (!!!) et sa femme qui a gardé la vue et qui échappe étrangement à la pandémie de cécité. La précarité, la promiscuité, puis la cruauté et la peur règnent dans le camp, tandis que la colonie d'aveugles ne sait à peu près rien de ce qui se trame dehors…
Ce roman manie le symbolisme sans jamais s'enfermer dans des exégèses fumeuses. Si le scénario dystopique nous propulse dans un monde proche du notre, la résonnance avec la crise du COVID est parfois sidérante. Tout y est : les atermoiements des pouvoirs publics, la gestion de l'opinion publique, l'Etat d'urgence justifiant de suspendre les libertés, l'efficacité toute relative du confinement, les angoisses primitives qui rejaillissent, la raison et le sang froid qui s'effacent…
L'écriture de Saramago est tourbillonnante. La narration extérieure (3ème personne) s'entremêle avec le discours direct, de sorte qu'une forme de discernement s'évanouit, la frontière entre intérieur et extérieur disparait en même temps que la ponctuation est à peu près abolie, ou réduite au strict minimum. le récit narratif, le propos de tel ou tel personnage, la voie intérieure, l'imagination de l'auteur : tout cela est fusionné. le style de Saramago trouve – en un sens comme Céline, mais différemment de lui – le rythme de la parole dite plutôt que celle que l'on écrit.
L'aveuglement est une superbe parabole de la déshumanisation qui survient lorsque l'homme est contraint de lutter pour sa propre survie. L'abandon des formes élémentaires de solidarité, la perte de dignité, la prévalence des appétits agissent sur le lecteur comme une mise en garde dépourvue de discours théorique. le pessimisme de Saramago nous est renvoyé en pleine gueule : toute la fange, nos réflexes les plus abjectes, nos manières avilissantes et dégradantes, la laideur et l'abomination ne sont jamais loin sous le vernis de la civilisation.
L'aveuglement est le roman des ténèbres et de la confusion dont le lecteur ne sort pas indemne. Une expérience de lecture qui secoue, et dure longtemps après avoir refermé le livre.
Commenter  J’apprécie          132
Comment parler convenablement d'un tel livre ?

Autant sur la forme que le fond, c'est un ouvrage qu'il faudrait lire au moins une fois dans sa vie.
BAM c'est posé ! ça rentre dans la pile des « WOW » tout en haut de l'étagère. Ceux que tu prêtes pas, ceux annotés, ceux que tu pourrais relire (ok tu ne le feras sûrement pas) et y comprendre d'autres choses encore.

Bref. Ce livre s'est retrouvé entre mes mains car je voulais cocher le pays Portugal dans LivreAddict… Comme quoi, les raisons sont parfois très limites…

Je l'ai choisi parce qu'on me l'a bien vendu et parce que Saramago, il a eu le prix Nobel de littérature (rien que ça). Je ne sais pas si le traducteur, lui, a eu un prix, mais chapeau à lui aussi.
Des phrases d'une beauté !

Le pitch ? C'est un livre qui ne se situe dans aucune temporalité, dans aucun lieu précis. C'est bien pour cela que ce livre pourra traverser les époques et les cultures. Donc il y a la vie, un jour lambda, et un homme devient soudainement aveugle. Pris de panique, il consulte un professionnel. Et en l'espace de peu de temps, de plus en plus de personnes deviennent aveugles sans explication. On pense à une épidémie. Et comment ralentir le phénomène ? Par le confinement. (Nous le savons bien). Toute l'histoire se concentre sur l'humain, comment se comporte-t-il ? Comment (sur)vivre ? Ses réactions, ses besoins, sa gestion du stress, de l'inconnue, son comportement avec ses semblables.

Ce livre est d'une telle intensité qu'il est impossible de ne pas se mettre à la place des personnages. Personnages qui ne seront jamais nommé d'ailleurs. « Parce qu'un aveugle n'a pas besoin de nom ».
Perdre un sens c'est perdre ses repères. Comment s'orienter, se nourrir, savoir que l'on est bien chez soi ou être certain que l'on est en sécurité ?
Et si tout le monde est aveugle, quel avenir pour la société ?

Voici un récit dense et surtout très noir. Il faut prendre le temps. le digérer. Nous découvrons une société où l'humain va rapidement revenir à l'état animal. Parce que la nourriture devient rare et parce qu'après tout, sans la vue, personne ne voit le manque de civisme.
Nous l'apprenons bien vite, une seule personne voit !

Un livre qui remue, dont on se souvient. Qui fait réfléchir, qui fait peur, qui choque. Jusqu'au dernier instant, alors que l'on pense que tout est perdu, que le monde court à sa perte, l'impensable arrive et nous fait refermer le livre sur une belle philosophie.

Saramago est très certainement une valeur sûre pour sa plume, sa pensée, la beauté de sa prose et son franc-parlé. Ce livre en tout cas, en est une pour la claque qu'il nous donne.
Commenter  J’apprécie          130
L'écriture en continu de Jose Saramago sert à merveille cette dystopie, métaphore de tant de sujets intemporels, sur la norme en société (peu de parallèles à faire cependant avec le Rhinocéros de Ionesco, si ce n'est le malaise de la différence), sur la réaction d'une société, d'un gouvernement, d'un groupe face à une épidémie inconnue et incontrôlable (suivez mon regard dans le passé récent - ça aurait pu être pire !), sur la bestialité et les pires instincts qui reviennent dans des comportements de meute...
On suit donc de près un petit groupe de personnes, constituées par hasard, jamais décrites par leurs noms, mais par leurs particularités qui les ont introduites dans l'histoire (médecin, femme du médecin, jeune fille, petit garçon, vieil homme, ...) dans cette aventure terrible qui nous fait passer, quasiment en apnée, par tant d'états émotionnels.
C'est pour moi un livre passionnant, que j'ai relu, mais qui me met toujours dans un certain état de malaise tant les descriptions des réactions et comportements sont plausibles et désespérants dans l'ensemble ...
Ne perdons pas de vue notre humanité ... ce me semble être le message principal de ce roman.
Commenter  J’apprécie          121
Réglez vos mirettes !
Ni vu, ni connu, imaginez qu'un bonhomme, puis deux, puis trois, puis beaucoup, les enfants, les femmes, les construits, les déconstruits, les mal construits, les reconstruits et les bien foutus, everybody en body ou en peignoir, perdent subitement la vue au volant de leur voiture, pendant une séance chez un ophtalmo ou en beurrant des tartines.
Pas vu pas pris ? Et bien si. le gouvernement tente d'enrayer l'épidémie en réquisitionnant un hospice abandonné pour enfermer les victimes et les cas contacts. Quelques aveugles de naissance égarés sont également enfermés, principe de précaution oblige. L'armée est chargée de les rationner avec ordre de tirer à vue en cas d'évasion.
Dans cette quarantaine forcée, à la solidarité initiale entre victimes va succéder le pire et le meilleur de l'humanité. Pour ne pas abandonner son mari devenu aveugle, une épouse, bon pied bon oeil, s'est laissée enfermer avec les obtus de la cornée et va tenter de sauver son mari et ses anciens patients : un enfant bigleux, une jeune fille aux lunettes teintées, un vieillard au bandeau noir, le patient 0 et un voleur de voitures en bonus.
Comme la cécité a touché aussi bien de bons samaritains que de viles crapules, la loi du plus fort s'instaure au sein de cette communauté fortiche à Colin-maillard, où s'entassent plusieurs centaines de malades. En mode survie, revenus à l'état de nature, les besoins primitifs de chacun priment peu à peu sur toute humanité. C'est oeil pour oeil. Tout le monde peut se garer sur les places pour handicapés.
Je vous conseille d'acheter cette fable immorale du prix Nobel Portugais les yeux fermés. Ce texte, paru en 1995, n'est pas seulement dérangeant et passionnant, il nous rappelle de la façon la plus crue, dans un récit qui n'épargne aucun détail, qu'il est plus important d'observer que de voir sans regarder. L'auteur tape aussi comme à son habitude sur les pouvoirs autoritaires et sur l'individualisme.
Je n'ai pas suivi cette histoire en confiance comme un aveugle suit son labrador sur un passage piéton. José Saramago m'a fait traverser une autoroute les yeux bandés derrière un caniche. Il fait du lecteur un voyeur, détaillant ce que les personnages ne peuvent plus voir, les impudeurs, la saleté, l'oubli de soi et un rapport au corps débarrassé du regard des autres. Pratique pour se balader à poil dans son jardin mais un brin humiliant quand il s'agit de fréquenter les toilettes publiques en nocturne. Cette cécité protège finalement ses personnages de l'ignominie qu'ils supportent.
Ce roman, adapté au cinéma dans un film que Julianne Moore ne parvient pas à sauver malgré son talent ( « Blindness – 2008), prend une dimension de récit post apocalyptique quand les personnages quittent leur prison et tentent à tâtons de parcourir une ville où la recherche de nourriture constitue l'unique raison de vivre.
L'auteur portugais n'a jamais été tendre avec la religion mais ce roman a une résonnance biblique avec la parabole du Christ pour les pharisiens : « Ce sont des aveugles qui guident des aveugles. Or si un aveugle guide un aveugle, ils tomberont tous les deux dans la fosse. » Source Evangiles selon Luc, Matthieu et Wikipédia qui marche aussi avec les moutons. Brueghel en a fait un tableau, forcément très gai.
Il faut croire qu'il n'y a pas que l'amour qui rend aveugle.
Commenter  J’apprécie          1068
Tout peu basculer...Un jour, un monde s'effondre. Comme ça. En un claquement de paupières. Écrit en 1995. Et pourtant si contemporain.
Lire l'aveuglement avant ou après 2020, est-ce emprunter le même chemin ?
2023 offre un peu de recul. Mais comment ne pas être saisi.e.s par le récit terrifiant que nous adresse José Saramengo ?
Un mal , jusqu'à lors inconnu, s'abat sur un monde.
Il faut prévenir, circonscrire le mal, proclamer des quarantaines, dans l'urgence. La violence, l'ignorance, ...la barbarie règne et se déploie.
Adieu les droits, adieu démocratie, adieu liberté, fraternité. égalité.
A tel point qu'on ne s'est plus de quel côté de trouve l'aveuglement, et qui perd dans ce chaos son humanité. C'est presque un huit clos dans lequel l'humanité s'effondre, combat, survit, et dans lequel quelques un.e.s en réchapperont.
Lire l'aveuglement de Saramengo, en 2023.
Traduit du portugais par Geneviève Leibrich.
Astrid Shriqui Garain.

Commenter  J’apprécie          230
Une personne tombe subitement aveugle, puis une seconde, puis une troisième, puis… Pour la suite, vous voyez ce que je veux dire ? (l'expression tombe à pic :-)
Voilà, tout est (presque) dit sur ce roman que j'ai trouvé saisissant, tant par la forme que par le fond.
Je suis rentré dans ce livre sans en connaître grand-chose.
L'ayant sur liseuse, je n'avais pas pris la peine de chercher à lire une quatrième, préférant jouer sur la confiance d'un choix venu de je ne sais où. Quelle belle surprise...
Cette histoire, publiée dans les années 90, aurait pu être considérée comme une fable à ranger à côté de 1984 de Georges Orwell, ou le meilleur des mondes d'Aldous Huxley ou encore Make Room ! Make Room ! de Harry Harrison (qui a donné le Soleil Vert au cinéma), si nous n'avions pas traversé le tunnel du Covid qui m'a fait la reconsidérer sous un angle beaucoup plus incisif.
Avec ce roman, les protagonistes tout autant que les lecteurs sont amenés à reconsidérer certains de leurs paradigmes, au grand plaisir de ce satané José Saramago qui nous bouscule avec un plaisir parfois jubilatoire. Un comble pour cette histoire qui est pour le moins pénible par certains aspects, mais je ne m'étendrai pas sur le sujet.
Oui, l'auteur prend un plaisir visible à nous secouer, ne serait-ce que par son style complètement linéaire, sans paragraphe ni majuscule et une ponctuation défiant les lois de la structure grammaticale. Et que dire des dialogues serrés les uns contre les autres, à peine marqués par une simple virgule ?!! Sûr que lecteur, il faut s'adapter, car ce n'est certes pas l'auteur qui le fera ! Celui-ci jubile aussi parfois par ses petites remarques, en pleine action, qui nous sont directement adressées et qui nous apprennent tout comme lui, à se détacher de cette fiction parfois trop réaliste et malheureusement trop crédible.
« Allez, ce n'est qu'une simple fiction » semble-t-il nous dire. Oui mais bon. le Covid est passé par là. Et pourtant ce n'était pas si catastrophique, juste une simple « gripette » comme certains l'ont prétendu. Alors, qu'est-ce que ça serait si…
Enfin bref. Saisissant, je vous dis !
Il n'en reste pas moins que ce roman ne se laisse pas facilement apprivoiser. Pour témoins deux lectrices qui me sont proches. La première a abandonné assez rapidement parce que « Un aveugle, puis deux, puis trois, puis zut ! » ce qu'elle a un peu regretté ensuite lorsque je lui ai résumé l'histoire, mais bon c'était trop tard. La seconde a cessé sa lecture au tiers du livre. Elle s'est sentie asphyxiée, oppressée par le style qui ne laisse pas de place à une respiration de lecture. Cet inconfort de lecture s'étant ainsi rajouté à celui de l'histoire, hop, terminé ! Bravo Monsieur Saramago, vous avez atteint votre objectif plus vite que vous ne l'espériez !
Et ce sera, pour ma part, le principal (petit) reproche que je ferai à ce roman : quelques longueurs parfois emberlificotées. Mais bon, nous lecteurs avons les yeux armés pour alors pratiquer l'esquive…
Commenter  J’apprécie          70
Un immense roman emballé dans une langue riche, qui déferle comme une vague, ne nous laissant qu'à peine le temps d'une respiration avant de nous emporter plus avant.
A la fois dystopie, parabole et conte moral,
Que devenons nous sans nos yeux, « des sortes de miroirs tournés vers le dedans » face à l'effondrement de notre société « Si nous ne sommes pas capables de vivre entièrement comme des êtres humains, au moins faisons de notre mieux pour ne pas vivre entièrement comme des animaux »
Quel est notre rapport à la mort « Je pense que nous allons tous mourir, c'est une question de temps, Mourir a toujours été une question de temps »
à l'art, à la littérature, « Vous voulez dire que nous disposons de trop de mots, Je veux dire que nous ne disposons pas d'assez de sentiments »
à la violence, la bestialité, ou à l'amour.
Est-ce que je n'existe que dans le regard de l'autre ?
« Chaque jour je verrai moins, même si je ne perds pas la vue je deviendrais plus aveugle chaque jour parce qu'il n'y a plus personne pour me voir »
Pour conclure, l'épigraphe qui résume bien la morale de cette fable :
« Si tu peux regarder, vois. Si tu peux voir, observe. »
Commenter  J’apprécie          210
Je suis entrée dans l'oeuvre immense de Saramago par l'Aveuglement. Ce fut un choc. Bouleversant par l'écriture tout en densité et en intimité. Cette métaphore de notre monde et de la cécité qui se répand (que ne voyons-nous pas?) et des rapports de force qui se modifient et s'exacerbent sous le coup d'une épidémie ingérable ne peut que saisir à la gorge.
Des autorités frileuses et dépassées, des comportements devenus sauvages et malgré cela une petit groupe, par la solidarité que ses membres nouent entre eux, va réussir à traverser cette malédiction qui les touche tous. Un très grand livre.
Commenter  J’apprécie          10
Voilà un scénario digne des gros blocksbusters américains, friands d'épidémies aussi subites qu'apocalyptiques: le livre s'ouvre sans prémices sur le cas zéro d'un malade, l'une des, ou la première victime d'une cécité visuelle générale, aussi subite que l'est l'incipit du roman, nous mettant directement au coeur de l'action. Tel le caillou qui roule à flanc de falaise et provoque l'avalanche, nous assistons à celle de ce "mal blanc", car les aveugles n'ont pas sensation d'être face aux ténèbres mais plutôt à une blancheur immaculée, qui enfle de façon incompréhensible et à grande vitesse, touchant quelques heures plus tard le docteur qui a ausculté ce "premier aveugle", tous les patients présents dans la salle d'attente, ainsi que celui qui en a profité pour lui voler sa voiture.
.


Voilà un scénario digne des gros blockbusters américains, qui se regardent nerveusement avec le paquet XL de pop corn, d'ailleurs le film tiré du livre existe. Mais avec la langue de Saramago, nous sommes dans une dimension toute autre.
Je découvre cet auteur portugais, j'ai été particulièrement sensible à sa plume. Une véritable démonstration stylistique, faite de longues phrases, mêlant dialogues sans les ponctuations de rigueur (tirets, guillemets, retour à la ligne) et réflexions philosophiques, éthiques, diverses et variées, souvent surprenantes bien que toujours à propos, issues de l'esprit fort sarcastique et rigoureux de l'auteur. Ainsi, je saisis dès le départ de ses développements vers quelle conclusion il veut me mener par une certaine rigueur, et je reste admirative du chemin pris par le talent des mots pour y parvenir. Je relis certaines de ses phrases plusieurs fois, je savoure. L'on se dit de suite que le scénario catastrophe n'est pas le but ultime à nous conter cette histoire, qu'il n'est même peut-être qu'un effet cachant la profondeur allégorique de ses propos.
Alors que l'on a plutôt tendance de nos jours à saluer des plumes "alertes et fluides", celle de Saramago m'a semblé un peu "old school" par rapport à celles-ci. Mais ce n'est pas un défaut, car les phrases de cet auteur ne manquent pas pour autant de rythme ou d'être percutantes, bien au contraire, mais elles sont appliquées, c'est une lecture qui se déguste, qui demande de prendre son temps, des qualités qui sont peut-être moins louées de nos jours, jours où rapidité-efficacité sont de maîtres mots.
.

J'ai adoré que cette plume d'orfèvre contraste avec un thème en apparence plutôt grand spectacle.
En apparence seulement car après les dernières pages il paraît clair que cet aveuglement est loin de ne faire référence à qu'à une subite cécité visuelle, il s'agit d'une fable satirique, sur ce que nous sommes, êtres humains dans la dérive organisée de la collectivité. "Il y a en chacun de nous une chose qui n'a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes." (p 257, éditions du Seuil) autant dire que nous sommes au travers de cet aveuglement projettés dans l'inconnu de "cette chose qui n'a pas de nom" handicapés car loin de tout repère, de tout ce que l'on nous a appris à prendre pour comptant, nos désirs, nos besoins, jusqu'à nos pensées.
Les personnages attisent cet effet de fable satirique car nous n'entrons pas réellement dans leurs pensées, nous restons extérieurs à eux, ils demeurent uniquement désignés par les premiers qualitatifs qui nous les présentent: "le premier aveugle", "le médecin", ou "le garçonnet louchon", et il en va de même pour les animaux avec le touchant "chien des larmes". L'auteur nous prend parfois à part, comme si nous visionnions ensemble une histoire "nous avons vu que..." ou "nous connaissons déjà...". L'humour caustique est bien présent, je me suis fendue d'un sourire, voire d'un rire à quelques reprises (avant que la tournure des évènements ne devienne vraiment trop noire).
.

Certes, la plume talentueuse à la tournure un brin "old school" d'un auteur né en 1922, âgé de 73 ans quand il a écrit ce livre, m'a totalement convaincue sur la forme, j'ai un peu tiqué, de temps à autre, de part les idées un tantinet d'un autre temps qu'elles véhiculent. Telles des considérations sur certains personnages, la fille aux lunettes teintées, par exemple, qui a des moeurs légères et couche avec qui et quand bon lui semble, et parfois contre rétribution, dans des hôtels, et que l'on doit s'étonner de voir, tout de même, porter un amour sincère à ses parents. Je fus portée à chercher le rapport, né sans doute dans un esprit tout de même un peu mysogine, ou tout simplement, de son temps.
D'autre part, comme je cherche là "la petite bête", j'ai trouvé dans le développement du "scénario catastrophe" que l'on passait un peu vite à la case "internement des malades" avec des restrictions radicales dictées au haut parleur du vieil asile désaffecté dans lequel se retrouvent enfermés nos pauvres protagonistes. Comme si dans l'avalanche on passait direct du caillou qui roule à l'ensevelissement de la ville sans passer par une boule de neige de taille alarmante.
Mais ce sont de petits chichis. C'est une lecture tragi-comique, philosophique et scatologique (et oui, les excréments, une sacrée affaire), les deux parfois, une bulle puante et lumineuse à fois, dont j'ai adoré les contrastes et la plume acerbe.

Commenter  J’apprécie          3557
Je ne savais quasiment rien de ce roman avant de le lire, mis à part qu'il traite d'une épidémie d'aveuglement. On pourrait s'attendre, en ayant désormais connu nous-même une pandémie, à trouver des similitudes entre la réalité et ce roman, des pensées de type « il l'avait déjà imaginé ». Loin de là. Nous n'avons pas connu le véritable enfer, tel qu'il est décrit ici.
Rarement j'ai été aussi déstabilisée par un roman au moment de l'introspection pour en sortir une pensée construite en vue d'une critique écrite. Ma note dit que j'ai apprécié ma lecture. Mais qu'en ai-je pensé ? Je crois que j'aurais bien eu besoin d'en discuter de vive voix avec d'autres lecteurs. Car c'est je crois avant tout un roman qui donne envie de voir des gens et de communiquer avec eux, de débattre sur ce qu'est et ce que n'est plus l'humanité, la dignité, sur ce que l'on croit voir mais que l'on ne voit pas, sur la perte de sens. Un véritable sujet de philosophie.
Je ne vais pas refaire le résumé, la trame est simple : si une maladie extrêmement contagieuse rendait subitement aveugle au sens littéral du terme d'abord une puis quelques personnes, puis toute une nation, quelles en seraient les conséquences ?
D'abord : tenter d'endiguer cette maladie coûte que coûte. L'auteur met les victimes dans des conditions extrêmes, inhumaines, qui font penser à celles des camps de concentration ou (j'imagine) des léproseries. La solidarité fonctionne dans un groupe restreint, puis les contraintes sont telles, notamment celles de la faim, que certains hommes se transforment en bête. Voyage au bout de l'enfer.
Puis : à plus grande échelle, c'est la perte de toute l'organisation et de la logistique sociétale, indispensable dans notre mode de vie urbain et moderne. On voit venir la fin inéluctable des ressources et l'impossibilité physique d'y remédier. Fin du voyage.
Mais José Saramago ne nous fait pas « simplement » le récit dystopique d'un scénario conduisant à la fin de l'humanité. Son roman est truffé de métaphores sur tout ce qui nous rend aveugle au sens figuré, et de messages sur sur les valeurs de la vie. C'est plus un conte philosophique moderne, assez universel dans ses thèmes et ses messages. Je trouve que la première partie, crue, noire, du huis-clos, est beaucoup plus intense et aboutie que la partie dans la ville.
J'ai beaucoup aimé le style de l'auteur, de prime abord déroutant mais on s'y fait très vite, qui consiste à intégrer les dialogues dans le corps du texte et à les identifier avec une ponctuation minimale (virgule et majuscule). Cela accélère la lecture et donne un sentiment d'urgence très adapté au thème. L'écriture de José Saramago est magnifique, avec un grand sens de la formule, c'est un régal de lecture.
Commenter  J’apprécie          244




Lecteurs (3487) Voir plus



Quiz Voir plus

Le voyage de l'éléphant

En quelle année le voyage commence et en quel année le voyage se termine ?

1552-1554
1551-1553
531-534

3 questions
2 lecteurs ont répondu
Thème : Le voyage de l'éléphant de José SaramagoCréer un quiz sur ce livre

{* *}