Le Démon est un des livres cultes de mes vingt ans. Il trônait dans mon Panthéon personnel de l'époque à côté des bouquins de
Brett Easton Ellis, du
Lolita de
Nabokov ou de la Conjuration des imbéciles. Je ne compte plus le nombre de fois où je l'ai conseillé et offert à cette période de ma vie.
Plus de vingt ans se sont écoulés et c'est avec une petite angoisse que j'ai rouvert ce livre, craignant de ne plus y trouver la même sève. le temps a passé, mes goûts ont évolué.
C'est avec un grand ouf de soulagement que je peux dire encore et toujours que
le Démon de Selby est un putain de grand livre ! Pardon pour ce gros mot, mais Selby est un enragé, vulgaire et violent, un écrivain des abîmes et de la noirceur et rien en lui sied mieux qu'un juron.
Son premier roman
Last Exit to Brooklyn, publié en 1964, lui valut un procès pour obscénité en Angleterre, fut interdit de traduction en Italie et à la vente aux mineurs dans plusieurs États d'Amérique. Cela donne une idée des écrits du bonhomme.
Selby quitta l'école à 15 ans, fut atteint de tuberculose à 18, resta quatre ans à l'hôpital, fut drogué et alcoolique, fit de la prison… Bref, il n'eut pas les jours les plus doux du monde et cela se ressent dans ses textes. Il écrivit sept romans et un recueil de
nouvelles au cours de sa vie qui s'acheva en 2004.
Le Démon est le troisième roman de l'auteur, paru en 1976. Il conte l'histoire d'Harry
White, un jeune cadre de Manhattan amené à devenir un grand ponte des affaires. Harry est aussi un bon fils, qui fait la fierté de ses parents et de sa grand-mère. Mais Harry possède une face cachée bien plus noire. Il est un prédateur de femmes, addict au sexe et à la « chasse » qui le précède. Ses pulsions qui le traversent et le submergent le mettent souvent dans des situations compliquées et son quotidien, entre ses obligations de bon fils et de futur crack du business, s'en trouve souvent perturbé. Au fur et à mesure qu'Harry s'installe dans sa vie, se mariant, devenant père, grimpant les échelons dans son travail, sa face noire grossit et dévore petit à petit tout son être.
Le plus dingue dans ce livre complètement dingue, c'est la tension qui le traverse et qui ne fait que monter crescendo jusqu'à l'implacable final. Selby vous prend à la gorge dès son incipit génial (Ses amis l'appelaient Harry. Mais Harry n'enculait pas n'importe qui. Uniquement des femmes… des femmes mariées) et ne vous lâche pas. Vous ressortez de ce bouquin lessivé et sacrément fouetté.
C'est que l'histoire de ce jeune yuppie, au demeurant assez désagréable, prend des airs de chemin de croix terrible. Très vite Harry souffre de ses pulsions et tente par tout moyen de les contrecarrer. Elles lui font honte. Il est conscient qu'elles mettent en péril sa vie et le détruisent à petit feu, mais prisonnier d'elles, il n'arrive pas à s'en défaire. Pire, elles deviennent chaque jour de plus en plus fortes et irrésistibles. C'est donc à ce déchirement que l'on assiste impuissant, fasciné et effrayé.
Cette montée en puissance du mal et cette tension tiennent beaucoup au style de Selby. Extrêmement nerveux et tendu, il se moque de la syntaxe et de la ponctuation qui ne sont présentes que pour retranscrire le fil de pensée d'Harry et créer une tension permanente, un peu à l'image des écrits de
Faulkner, mais un
Faulkner sous coke ou speed.
Enfin, bien sûr il y a le mystère de ce mal qui le ronge, jamais nommé, jamais explicité. Vous pouvez lui trouver mille explications : psychanalytiques, sociologiques, fantastiques… Des thèses entières pourraient s'écrire autour de lui. Ce mystère rend la destinée d'Harry d'autant plus fascinante, poignante et inquiétante.
Je relirai
le Démon dans vingt ans et je suis persuadé que je prendrai encore une sacrée claque ! Décidément un classique !
Tom la patate
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