Ne pas avoir encore vingt ans en 1943, être communiste espagnol, arrêté en France et interné à Buchenwald c'est, très jeune, "traverser" la mort. Vouloir (devoir ?) témoigner par écrit, c'est être obligé de traverser à nouveau la mort. Écrire ou vivre ? Écrire pour vivre ?
Rendre compte de l'indicible n'est pas possible. Mais s'en approcher, peut-être. En arriver à vingt ans à considérer que la mort signifie l'épuisement de tout désir, "y compris celui de mourir", et vivre au coeur d'un camp "où le Mal absolu s'oppose à la fraternité" constituent des expériences indélébiles.
En butant contre un pavé à la fin de la Recherche du temps perdu,
Proust revient et renvoie au début de son oeuvre ;
Jorge Semprún procède de manière analogue, mais plus systématique encore : son récit avance en spirale avec de nombreuses réminiscences et répétitions comme autant de vagues sur le rivage ; le lecteur perçoit la lente progression du combat entre l'écriture et la mort. Ainsi, page 298, l'auteur reprend-il mot pour mot le texte de sa première page en décrivant la stupeur horrifiée que le regard des libérateurs portèrent sur le prisonnier rescapé : il avait vécu deux ans sans miroir et fut confronté brutalement à son visage dans le regard de ceux qui venaient le délivrer. Les vivants voyaient le mort. le vivant voyait sa mort.
Pendant une quinzaine d'années,
Jorge Semprún a tenté de ne pas se retourner vers le passé car il lui eût fallu traverser la mort une nouvelle fois. En devenant ainsi "un autre" il a pu se sauver lui-même en continuant "à faire semblant d'exister" même si, parfois, la fumée d'une centrale ou tout autre réminiscence lui rappelait celle des crématoires. En 1963, dix-huit ans après sa libération, il publie "
Le grand voyage" (dans le wagon vers les camps). C'est à la mort de
Primo Levi que l'auteur réalise que seuls les survivants des camps sont porteurs dans leur être de "l'odeur" des crématoires et que cela est humainement intransmissible. Il a donc un devoir d'écriture à entreprendre. À la suite d'un retour à Buchenwald, en 1992, "
L'écriture ou la vie" raconte en quelque sorte l'histoire de l'écriture de "
Le grand voyage".
Paradoxalement, en décrivant son incapacité à rendre compte de ce qu'il a vécu,
Jorge Semprún nous offre un ouvrage d'une très profonde introspection. Suivre ce condamné dans le sinistre dédale de sa catacombe demande un effort de la part du lecteur, mais, en contrepartie, ce dernier découvrira la puissance de la "conscience d'exister" (concept intraduisible d'un mot en français, alors qu'il l'est en allemand et en espagnol, langue maternelle de
Jorge Semprún).
L'exil, le regard, la mort, l'écriture et la vie... Un livre de plus d'un écrivain se racontant en train d'écrire ? Sans doute, mais beaucoup plus : l'écriture est la vie.