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EAN : 9782384312641
130 pages
Le Mot et le reste (05/01/2024)
3.73/5   15 notes
Résumé :
Refusant de rester dans la très aseptisée Salve, une jeune femme part pour rejoindre l’Île, la cité qui se construit vers le ciel et à l’ombre de laquelle elle a grandi. Parvenue au sommet après l’Ascension, elle intègre une nouvelle génération de Bâtisseurs et rejoint les Sculptrices. C’est ici, là où les êtres humains sont cernés par la pierre et marchent au bord du vide, qu’elle pense trouver un sens à sa vie. Pendant des années, elle va s’oublier dans le travail... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
« Vue de loin, l'Île ressemble à une gigantesque montagne de pierre. Elle s'élève, énorme, au milieu d'une plaine ratissée par le vent. Son ombre assombrit tout le pays. La terre située dans cette zone est incultivable, car plongée trop souvent et trop longtemps dans l'obscurité glaciale de l'Île. (…) On dit que cette montagne phénoménale a surgi de la terre en une seule journée, que les pierres y grandissent d'elles-mêmes, que ses habitants dansent sur des ruines, accompagnés du tambourinement de leurs dieux souterrains, on dit que c'est en punition que Dieu l'a fait sourdre de la terre. »

Cette Île, la narratrice en rêve ardemment, adolescente qui s'ennuie dans la conformiste ville du dessous. En quête d'absolu, elle brave l'interdit familial et part rejoindre le flot des Bâtisseurs qui construisent inlassablement l'Île.

Dans cette relecture du mythe de la tour de Babel, Sarah Serre a composé un monde imaginaire très bien pensé, cohérent. On voit cette Île, imbroglio architectural très bien décrit, amalgame de coupoles, mosquées, arches, colonnes, dômes, ponts, cathédrales, arcades, tours, toujours en chantier, en perpétuelle mutation. On comprend les interactions sociales entre les différentes guildes de métiers, entre les nombreuses sectes qui chacune explique à sa façon l'Élévation et la nécessité de construire toujours plus haut dans le but de devenir la Génération faîtière, celle qui atteindra la Ciel.

« Le Vide est infini et c'est en cela qu'il est terrifiant, mais nous avons eu le génie de fabriquer un labyrinthe, simulacre d'infini, rassurant parce qu'humain et donc limité ; il propose une solution. le Vide n'offre aucune solution, il est là, présent et absent, angoissant. »

Ce roman est avant tout une expérience philosophique et esthétique. Cette Île se construit sur une quête existentielle quasi prométhéenne face à l'absurdité de la vie, un défi pour fuir le vide intérieur, quitte à oublier son corps tant bâtir le ciel impose sacrifices et souffrances physiques, allant de la mutilation à la mort d'épuisement ou suite à une chute. Un défi lancé aux dieux tel un antique hybris.

« La douleur est exaltation du corps, mais avec les autres, elle se mue en quelque chose de plus grand. Ensemble, nous formons une pourriture un peu moins rance, une âme qui se compose de corps en miettes, mais desquels doivent surgir le puissant et le phénoménal. »

Il y a quelque chose de terrifiant, voire cauchemardesque, dans l'acharnement de ces bâtisseurs, d'autant qu'ils n'échappent pas aux doutes du bien-fondé de leur quête. Cela, on le sent à travers les mots de Sarah Serre dont l'écriture précise et imagée fonctionne à merveille.

Mais étonnamment, alors que le corps est très présent dans le récit, j'ai trouvé que ce dernier manquait d'incarnation. Impossible de m'attacher à la narratrice dont j'ai suivi en surplomb le pathétique parcours pour tenter de s'intégrer dans la logique insensée de l'Île . Même chose avec l'arc narratif secondaire autour d'un architecte parmi les pionniers. En fait, avec le recul, je pense qu'il m'a manquée du romanesque, avec une trajectoire humaine plus identifiable qui m'aurait touchée.

Malgré un épilogue désenchanté très réussi, cette fable très originale est restée trop minérale pour que j'y adhère totalement. Je salue cependant le travail de l'autrice qui propose une expérience de lecture très différente de ce qu'on lit actuellement, surtout chez les primo-romanciers, et ça, c'est précieux.
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Monter tout là-haut

Pour son premier roman Sarah Serre s'est souvenue de sa fascination de banlieusarde pour Paris. Avec «Bâtir le ciel», elle imagine l'attirance ressentie par une jeune femme par une île et son architecture en perpétuelle mutation. Une fascination qui n'est pas sans risques.

La narratrice de ce conte éprouve, comme nombre de ses contemporains une fascination pour l'île qu'elle aperçoit de sa fenêtre et pour laquelle certains sont prêts à tout sacrifier. Une île mystérieuse, une île qui est aussi terre de légendes et destination maudite, comme l'indiquent les affiches appelant les plus téméraires à la prudence, comme celle qui proclame «Y aller, c'est ne pas en revenir».
Mais, comme souvent, les jeunes ne rêvent que braver les interdits. Alors, forte de ses certitudes, «je crois avoir toujours su ce qu'elle était: une ville qui n'a jamais cessé de se construire, et toujours vers le haut. Ceux qui l'habitent n'en finissent jamais: une pierre sur une pierre sur une pierre, comme des fourmis. Voilà tout ce que j'ai réussi à apprendre en dix-sept ans», elle va à son tour braver l'interdit.
Elle rejoint un groupe d'hommes et de femmes assez intrépides pour gagner l'île et entamer son ascension. Dans cet univers minéral, elle se rend très vite compte de la difficulté de la tâche. Plus elle grimpe et plus elle souffre.
Et quand, après des jours éprouvants, elle dépasse le sommet de nuages, c'est un paysage insensé qui s'offre à elle: «des échafaudages absolument partout, qui recouvrent des centaines de bâtiments, une ville sur la ville, se soulèvent, se bousculent, tournoient au-dessus du vide et menacent de rompre. Jamais je ne pensais voir ce que je vois : un dôme qui pourrait abriter une vallée, tangue de gauche à droite comme un métronome. Des immeubles dont je ne perçois même pas la base, cachés derrière d'autres immeubles, derrière d'autres tours, coupoles, escaliers, ponts, temples, tout ce désordre architectural semble fait de papier et non de pierre tant il est ballotté.»
Persuadée qu'en participant à ce geste architectural, à l'édification de ces bâtiments, elle va réussir à se dépasser, à gagner le ciel, elle se joint aux ouvriers avant de devenir sculptrice. Elle entend, au sens premier du terme, apporter sa pierre à ce projet qu'une secte a nommé L'Élévation.
Comment ne pas voir dans cette quête une métaphore du progrès, de cette idée qu'en avançant dans la maîtrise des techniques et des savoirs, on laisserait derrière soi un monde meilleur. C'est fort de cette idée que jour après jour des milliers de personnes poursuivent inlassablement leur mission, même lorsque des accidents se produisent, lorsqu'un bâtiment s'effondre...
Personne ne prend le temps de faire une pause, de réfléchir. Qui se demande si les pierres vont suffire pour pouvoir atteindre le ciel? Qui s'occupe de savoir si les fondements de l'île sont assez solides pour supporter toujours davantage de constructions? Sarah Serre a choisi le conte pour nous mettre en garde. Face à un monde de plus en plus fragile, l'acharnement n'est-il pas coupable? Et au-delà, n'est-il pas déjà trop tard?
La chronique de la genèse de ce projet, que la romancière a choisi d'insérer entre les chapitres, laisse penser que tout était déjà écrit, mais qu'on n'a pas vraiment pris garde à cet avertissement. Nous sommes désormais aux portes de l'apocalypse. À force de jouer les apprentis-sorciers, de vouloir toujours davantage nous éloigner de la nature, on construit finalement un monde qui n'a plus d'attaches. Les éboulements et les disparitions sur l'île sont symptomatiques d'une humanité qui part à la dérive.
NB. Tout d'abord, un grand merci pour m'avoir lu! Sur mon blog vous pourrez, outre cette chronique, découvrir les premières pages du livre. En vous y abonnant, vous serez par ailleurs informé de la parution de toutes mes chroniques.



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L'imaginaire dans sa plus vive exaltation. « Bâtir le ciel », l'élégance d'un récit d'amplitude .
L'Île, une montagne de pierre. Les fantasmes et les rêves, des constructions mentales au summum.
Ici, le regard est déjà voyageur, mendiant et envieux.
La contemplation dans une gloire phénoménale. La beauté d'une montagne où transite les désirs.
Une jeune femme vit dans le monde d'en-bas , dans la ville de Salve. Les habitus dans un ordinaire figé. Elle est attirée par l'Île.
Le panoramique magique, tel un aimant, est puissant et magnétique.
Elle va partir. La transhumance intérieure, fouler avec foi et ténacité, virulence et empreinte, la montée salvatrice, peut-être.
Sa transmutation en advenir, elle ne le sait pas, pas encore.
Le récit est riche de signaux, de métaphores, dans une douceur de ton qui rend hommage à la trame, d'aventure, de quête et de rencontres fortuites ou pas.
L'ascension singulière, l'empreinte dans les sillons spéculatifs. Rien, ici, n'est le hasard. Tout est mythe et mystère, double-fond et métaphysique.
« Car le sommet se déplace irrésistiblement vers le Ciel, et c'est là que nous allons. »
« Je vais voir, me dit-il, une fois là-haut, des palais d'or et d'émeraudes, hein ? Il fait des clins d'oeil aux autres et je ris volontiers de mes rêves d'enfant. »
« Je fatigue, j'ai l'impression de marcher depuis des années, de dormir, de geler, et de devoir encore marcher. »
La progression à l'instar d'une initiation. Dans ce hors-temps où les Bâtisseurs prennent les pierres d'en bas. Tout s'écroule immanquablement. le vide attire ces êtres dans cet espace-monde où resplendit l'innommable. Elle est Sculptrice devenue. La volonté altière de vaincre ses démons. Croire à ce château de cartes, miroir où l'homme ne voit que ses défaites et ses mensonges.
« Là, comment décrire cette lumière. À croire que j'ai vécu dans le brouillard toute ma vie sans connaître les couleurs. »
« Il est agité par l'idée qu'il v connaître la « Renaissance » dans sa vingtaine. Il est à deux doigts de se croire l'élu, le premier à atteindre la génération Faîtière. »
« Mais la pierre a force d'être travaillée, disparaît, s'épuise et nous nous affaissons subrepticement. »
L'émancipation comme une preuve de militantisme, et plus loin encore, à l'instar d'un acte de résistance et de bravoure.
Quitter le monde d'en bas et ce conformisme pâle et morne. Elle est d'efforts et de sculptures, de douleurs et de joies aussi. le chantier parfait, métaphore d'une renaissance intérieure. « L'absolu en valeur suprême . »
Ce conte philosophique est une pierre de lune qui brille dans la nuit. Ésotérique, dans les cimes macrocosme, tout est ordonné, précis et démontré.
La marche, telle une introspection dans les ténèbres intérieures. « Cherche et tu trouveras », tel est l'adage de ce livre bâtisseur.
L'Île, métaphore sublime. Les Bâtisseurs sont l'emblème de l'apogée créatrice. Entre la pierre et le liant, la concorde qui fait saillir le chantier des intériorités .
Ce livre est l'homme achevé. La morale de la vie, du bien et du mal. L'empreinte cartésienne des réalisations intimes.
« Bâtir le ciel », les migrations intérieures allouées.
Ce livre est un hymne à l'Art. Sensuel et hypnotique, hors du commun.
« L'Île n'est pas un espace géographique, mais une idée, une passion, sans doute une folie : construire plus, plus haut, toujours plus haut. »
Ce serait comme le mythe de Jonas. Une double lecture riche d'enseignements.
L'apothéose du travail parfait.
Sarah Serre nous invite dans une déambulation où l'homme devient matière, l'éternel recommencement.
Ici, règne ce qui ne voit pas dans le grand jour. Bâtir l'Alcazar !
Publié par les majeures Éditions le Mot et le Reste.
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L'histoire d'une ascension réelle ou imaginée, métaphorique sans conteste. Un peu mythe de la tour de Babel, un peu le château de Franz Kafka, une cité où l'on n'arrive jamais, où la chute peut être brutale. Un livre étrange que j'ai terminé mais je n'ai que moyennement apprécié. Il m'a manqué une clé pour comprendre cette histoire. Déroutant mais néanmoins bien écrit.
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Premier roman minéral, entre littérature blanche et imaginaire, écrit tout en simplicité mais doté d'une
profondeur insoupçonnée. "Bâtir le ciel" fait penser au mythe de Babel, en interrogeant la vanité humaine mais il a quelque chose de plus moderne et de plus générationnel dans le traitement. C'est une sorte de rêve, tout est très onirique et inspiré. Étrangement cependant ce rêve a quelque chose de lucide et la chute de l'histoire de la protagoniste nous révèle quelque chose d'évident.
Un premier roman atypique, rafraichissant, qui a le mérite de nourrir notre imagination !
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critiques presse (1)
Actualitte
11 janvier 2024
"Bâtir le ciel" est aussi brut que doux, un petit roman que l’on quitte avec un sentiment de travail bien fait.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (5) Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
Vue de loin, l’Île ressemble à une gigantesque montagne de pierre. Elle s’élève, énorme, au milieu d’une plaine ratissée par le vent. Son ombre assombrit tout le pays. La terre située dans cette zone est incultivable, car plongée trop souvent et trop longtemps dans l’obscurité glaciale de l’Île. La végétation y meurt, les paysans ne se donnent même plus la peine d’y faire pousser quoi que ce soit.
Les voyageurs viennent de loin pour la contempler. Certains en ont aperçu les hauteurs de l’autre bout du monde et ont entendu les légendes qui circulent à son propos : on dit que cette montagne phénoménale a surgi de la terre en une seule journée, que les pierres y grandissent d’elles-mêmes, que ses habitants dansent sur des ruines, accompagnés du tambourinement de leurs dieux souterrains, on dit que c’est en punition que Dieu l’a fait sourdre de la terre, on dit, on dit...

En écoutant ces fables, murmurées par des gens qui n’ont jamais vu «l’Île», certains éprouvent une grande fascination. Ils ne peuvent s’empêcher de penser à elle. «Un jour» ils iront, ils monteront tout en haut; c’est leur désir, un rêve qu’autour d’eux on nomme obsession. Et, en effet, un jour ils quittent leur famille, leurs enfants, ils vendent leurs biens pour payer le voyage et partent, le nez en l’air; ils ne suivent pas une étoile mais un sommet caché derrière une mer de nuages. Ils empruntent des voitures, des trains, des paquebots, marchent à travers des champs et des plages; ils y vont. Ils courent des pays et des continents, hypnotisés par cette masse lointaine, «la montagne des fous».
Enfin ils arrivent, épuisés, éreintés, amaigris, et se plantent là, devant elle, subjugués et silencieux. Mais alors, il se passe une chose imprévue. Ils ont la gorge sèche, leurs jambes tremblent malgré eux – je les vois trembler! –, ils bégaient, voient trouble, ils éprouvent une répulsion atroce, innommable. Ils ont du mal à respirer, on les évente comme on peut car ils ont chaud et suffoquent – vont-ils vomir?
C’est sa masse gigantesque qui les écrase. «Ce n’est pas une montagne, mais dix, vingt, cent montagnes!» s’exclament-ils. Ils se sentent punaise, comme si le monde entier, avec ses océans et les bêtes qui se terrent dans les fonds marins allaient leur tomber sur le coin de la tête. «Comment peut-on vivre si près d’elle ? C’est inhumain!» Et malgré tout ce qu’ils se sont toujours dit, la certitude est là: l’Île n’est pas faite pour eux.
Alors, ils restent quelque temps à errer autour d’elle, à la fixer. Dans ce qu’ils prenaient, de loin, pour un amas de roches, ils voient à présent des constructions. Ils plissent les yeux, se concentrent, essaient de saisir les détails de ce qu’ils ne peuvent plus nommer «montagne».
«Là, regardez!» sur une mosquée gigantesque se tient – par quel miracle ? – une chapelle qui sert de pilier à une arche ! Sur un dôme s’élèvent des dizaines de tours ; des ponts en traversent d’autres qui se dressent d’on ne sait où. Le voyageur essaie de comprendre, mais son regard n’est pas habitué à tant de confusion et ne s’habitue pas. C’est pourquoi il repart.
Voilà l’Île. Pas une montagne mais une ville, et cette ville se construit vers le Ciel.

J’ai grandi dans les rues droites et propres de Salve, la ville qui s’étend aux pieds de l’Île et de laquelle je l’observais, dressée au milieu de nous comme un totem.
Petite, je ne suis pas la seule qu’elle fascine. Aux récréations, nous nous retrouvons dans un coin de la cour et formons un cercle où chacun révèle aux autres les légendes qu’il a entendues à propos de l’Île, cru entendre ou tout simplement inventées. Là, tout ce que nos parents, nos maîtresses et nos nourrices se chuchotent, nous le répétons, le déformons, le recrachons avec fougue. Nous nous figurons, tout là-haut, des terrasses d’émeraude, des palmiers mauves courbés au-dessus de jardins suspendus, des minarets d’or qui percent les nuages.
Les adultes, eux, refusent de nous en parler.
Dans n’importe quelle pièce, on me trouve immanquablement à côté de la fenêtre. J’insiste tant auprès de mes parents pour échanger nos chambres – la leur donne sur l’Île – qu’une fois n’est pas coutume, ils cèdent à mes supplications. Alors, je reste des heures à fixer cette montagne incroyable, à me tordre le cou pour essayer d’apercevoir son sommet, inextricablement dissimulé au-dessus des nuages. Je regarde et dessine avec envie le chemin qui tourne autour d’elle et qui conduit là-haut, tout là-haut.
J’oblige ma petite sœur, silencieuse enfant au teint pâle, à jouer avec moi, à imaginer ce qui se cache au sommet. Trop heureuse de pouvoir passer du temps avec moi, elle prétend s’intéresser à ce qui m’obsède.
Je l’aime particulièrement au couchant: l’Île prend un ton bleuté, les oiseaux vont hululer dans ses ruines et je les envie.
Mon premier contact avec elle est un homme que nous croisons sur le chemin de l’école, une amie et moi, et qui nous frappe par sa singularité. Ses habits, beaucoup trop grands, sont déchirés et sales, deux grands trous percent son pantalon au niveau des genoux. Il parle seul et sa démarche est étrange : dépassé par la foule des travailleurs qui s’exaspèrent de sa lenteur, il fixe ses pieds et se déplace en ligne droite, comme un funambule sur un fil invisible, parfaitement indifférent et comme aveugle aux autres.
Le soir, sur le chemin du retour, nous le retrouvons deux avenues plus loin : il regarde l’Île sans bouger et marmonne quelque chose. Nous nous cachons aux coins des rues et l’observons en riant. Il nous lance un regard. « Attention ! » je cache Diane derrière un arbre ridiculement mince, mais l’homme reprend sa marche lente et méthodique, sans sembler nous avoir remarquées. Un jour, prenant mon courage à deux mains, je persuade mon amie d’aller le voir ; peut-être récolterons-nous des informations sur elle. Mais à chacune de nos questions, il fixe nos lèvres d’un air ahuri et mutique. Les gens qui vivent là-haut sont-ils vraiment comme lui ?
La seule chose qui l’interpelle, ce sont nos mains, qu’il regarde avec émerveillement. «Comme elles sont petites», il pose sa grosse patte contre la mienne, paume contre paume, «et blanches, et toutes douces». La sienne est barrée en tous sens de rides, boursouflée de cloques jaunes ; la mienne a l’air d’une colombe prise au piège d’une bête monstrueuse, car, détail immonde, il lui manque un pouce. Il nous agite cette infirmité sous le nez en riant, nous poussons des hurlements, mais insistons tout de suite après pour revoir la main difforme. Chacune passe son doigt sur le moignon
– Comment tu t’es fait ça?
Il fixe ma bouche, puis hausse les épaules.
– À cause du froid.
Son visage ressemble à sa main, écorché, rouge, zébré de rides. Son regard est différent, doux, attentif, mais quand il la regarde, la tête levée, la nuque pliée, il nous oublie complètement.
Un jour, nous ne le trouvons plus.

Les rues de Salve ont été bâties pour répondre aux besoins hygiénistes d’une époque révolue: on croyait que les miasmes, tenus pour responsables des maladies pulmonaires, seraient éradiqués en faisant circuler l’air dans la ville. La Science a depuis longtemps rendu désuètes ces théories, mais nous continuons à vivre dans des rues trop grandes, longues et identiques, toutes séparées en deux par de longs terre-pleins. Chacune donne sur un rond-point d’où partent cinq autres artères en tout point semblables. Tant d’espace a fini par m’étouffer.

À quatre heures, les nounous viennent promener leur poussette dans des parcs ceinturés de bouleaux plantés à équidistance. Les fenêtres des immeubles sont bariolées d’auvents rayés jaunes, rose ou bleus, qui évoquent une cité balnéaire. Et en bordure de cette ville proprette, un pic, une montagne titanesque, qui absorbe haine et silence.
Salve vit depuis des siècles dans l’ombre de l’Île. Peu importe où nous portons nos regards, elle est toujours là. Elle fait partie de notre horizon, impossible de ne pas la voir, et c’est pourtant à cela que s’évertuent les adultes. Ils font ce qu’ils peuvent pour oublier cette montagne qui nous cache le soleil toute une partie de la journée – en hiver, nous ne le voyons que deux heures par jour. À cause d’elle, nous grandissons pâles et chétifs, et à mesure que l’Île grandit, ils l’entourent d’un silence plus rancunier. On en parle qu’en chuchotant, dans les coins.
Bien sûr, l’idée de la raser a germé, des coalitions se sont formées, des conseils de guerre, des référendums, mais l’Île est toujours là. C’est que les gens d’ici savent très bien que sans elle, Salve ne serait qu’une ville comme les autres, et quelle ville veut être comme les autres? Alors ils laissent faire, impuissants mais patients, car ils le savent, ils le croient, c’est leur unique prière : un jour, il faudra bien que l’Île s’écroule.
Pourtant, elle continue d’absorber une partie de notre population, et ce, malgré les campagnes de prévention qui commencent dès l’enfance. «Partir pour l’Île, c’est ne jamais revenir !» ; «Je pars pour l’Île, adieu à ma famille!» Voilà les affiches qu’on trouve un peu partout collées aux murs. Bizarrement, elles ne font pas naître l’effroi mais aiguisent notre curiosité d’enfant. À trop nous répéter de ne pas y aller, nous n’avons que ce désir. À la sortie de l’école, nous nous précipitons vers elle, précédés de chiens errants qui vont renifler de son côté, et nous regardons avec envie le chemin qui serpente tout autour et monte, monte, monte au-dessus des nuages.
Très tôt, je la considère comme l’accomplissement de mes rêves ; ce que j’ai détesté du monde des adultes, leur vie triste et ennuyeuse, a trouvé son échappatoire dans son imbroglio de coupoles et de tours. Alors que Salve a bâti ses rues droites et symétriques, auxquelles elle a donné des noms pompeux – Place du Succès, Avenue de l’Exciting – l’Île semble n’être que chaos.
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On raconte que la première Architecte, Shamsi-Adad, aima passionnément un homme dont elle était l’amie proche, mais sans être aimée en retour, ce qui la rendit gravement malade.
Alors qu’il ne lui restait que quelques mois à vivre, elle se mit à dessiner jour et nuit les plans d’une ville destinée à son amant, et la fit construire.
Comme celui-ci venait d’un pays lointain, Shamsi-Adad donna aux sculptures l’aspect des animaux de son pays ; les colonnes des édifices imitèrent les arbres où il grimpait enfant, les festons des bâtiments évoquaient les fleurs exotiques qu’il cueillait dans son jardin pour les offrir à sa grand-mère. Cette ville était parfaitement conçue pour cet étranger afin qu’il s’y sente chez lui. Les portes, les marches, les fenêtres, les allèges, tout était calculé selon ses dimensions, afin qu’il s’y déplace aisément. Mais cette ville devait en même temps le séduire: les cariatides avaient le visage de Shamsi-Adad, des émeraudes couleur de ses yeux ourlaient les portes des bâtiments. Ses plans prenaient en compte l’angle d’ouverture des rues, pour
que le vent qui y passât imite le timbre de sa voix, doux et profond.
Ainsi, l’aimé retrouvait les signes familiers de son pays, mais une impression étrangère le séduisait : la présence minérale de Shamsi-Adad. Chaque recoin portait les marques de l’absente, qui se plaisait à lier leurs deux êtres dans la pierre. L’amour qui n’avait pas eu lieu s’incarnait dans la ville qu’elle avait créée. Il retrouvait leurs souvenirs communs dans les impasses de ce labyrinthe où il se promenait. Les frontons des portes cachaient des symboles qu’eux seuls pouvaient comprendre. Doucement, il se prit à rêver d’elle.
Il y habitait seul, mais la nuit, la Ville continuait de s’élever : les murs grandissaient, les pylônes s’allongeaient, les ponts s’étiraient, les escaliers montaient, tournaient. La pierre vibrante proliférait. Au matin, l’Île avait grandi comme une forêt, et lui ne cessait de monter, ravi d’une beauté architecturale sans comparaison. Chaque jour, il découvrait de nouvelles merveilles d’ingéniosité, il lui semblait que les édifices reflétaient son âme.
Jusqu’à ce que l’aimé comprenne dans quelle prison il s’était enfermé. Shamsi-Adad était morte depuis longtemps alors qu’il en était tombé amoureux. Il crut se jeter dans le vide, mais, parce que l’âme de la défunte régnait sur la Ville, il continua d’y vivre.
On raconte que l’amant séjourne encore en Bas, bercé par le vacarme d’en Haut. p. 85-87
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Nous avons créé un monde en dehors de la Nature, un lieu où la pierre est déjà une aberration si près du Ciel. Désirant amener la Terre au Paradis et non l’inverse, nous avons apporté un monde de symboles et d’art, coupé de la Nature qui l’avait inspiré. Sans doute croyons-nous que ces décors nous protègent du chaos. p. 114
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Une tempête spectaculaire, que des masses mouvantes de nuages noirs annonçaient depuis quelques heures, dévaste les Chantiers.
La pluie tombe dru, en rafales visibles, presque solides comme des vagues. Elle fouette mon visage et s’ajoute à la confusion du paysage insensé qui s’offre à moi : des échafaudages absolument partout, qui recouvrent des centaines de bâtiments, une ville sur la ville, se soulèvent, se bousculent, tournoient au-dessus du vide et menacent de rompre. Jamais je ne pensais voir ce que je vois : un dôme qui pourrait abriter une vallée, tangue de gauche à droite comme un métronome. Des immeubles dont je ne perçois même pas la base, cachés derrière d’autres immeubles, derrière d’autres tours, coupoles, escaliers, ponts, temples, tout ce désordre architectural semble fait de papier et non de pierre tant il est ballotté. Est-ce que ce sont des hommes, ces petites silhouettes noires cramponnées à des rambardes, qui hurlent et
qui prient ? Je m’accroche moi-même à une statue, mais à quoi bon ? À chaque nouvelle rafale, le beffroi où je me trouve vacille un peu plus, prêt à chavirer dans le vide. Un tourbillon de sable entre dans mes yeux et ma bouche. Je prie pour ne pas tomber, je prie pour vivre quelques secondes de plus.
Non loin de moi, un jeune homme crie sur une nacelle bringuebalante, retenue seulement par quelques cordes et cahotée en tous sens. Il beugle comme un cochon mené à l’abattoir.
Soudain la tempête se calme, remplacée par un silence lugubre. Mais les bourrasques reprennent alors avec plus de force : les grues se renversent les unes après les autres – mais où tombent-elles ? – derrière des immeubles, derrière des échafaudages, derrière des carcasses d’immeubles inachevés et simplement percés de trous.
Enfin, alors que je pensais le pire derrière nous, les liens de plusieurs nacelles cèdent, dont celle du jeune homme, les échafaudages s’effondrent, s’entraînant mutuellement dans le vide, et laissent à découvert la façade inachevée d’une église.
C’est ainsi que j’ai découvert l’Île.
Je pleure beaucoup les premiers jours de mon arrivée, me demandant ce qui m’a poussé à m’enterrer si haut. p. 49-51
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À quel moment de ma vie ai-je compris ce qu'était l'Île? Quand ai-je démêlé la vérité des racontars et de nos élucubrations d’enfants? Aujourd’hui, je crois avoir toujours su ce qu’elle était: une ville qui n'a jamais cessé de se construire, et toujours vers le haut. Ceux qui l’habitent n’en finissent jamais: une pierre sur une pierre sur une pierre, comme des fourmis. Voilà tout ce que j’ai réussi à apprendre en dix-sept ans. p. 19
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