Akata poursuit son intention de réintroduire en France de la SF féminine écrite par des autrices aux univers solides et plein d'imagination. Après Nos temps contraires de
Gin Toriko qui fut un coup de coeur, place à Wombs de
Yumiko Shirai qui fut tout autant si ce n'est plus une lecture coup de poing !
Nous avons découvert la plume et les pinceaux de
Yumiko Shirai en 2017 avec Rafnas chez Komikku mais les particularités du titre lui ont empêché de rencontrer le succès. Il aura donc fallu attendre 2021 pour retrouver cette autrice pourtant multiprimée, qui a notamment reçu le Grand Prix Japonais de la
Science-Fiction en 2016.
Wombs est pourtant une série antérieure à Rafnas, publiée dès 2009 au Japon, dans le magazine seinen Ikki, elle comptabilisa 5 tomes. Elle met en scène un futur où l'humanité est partie coloniser une lointaine planète, Jasperia. La première génération en a profité pour la terraformer malgré un milieu plutôt hostile malheureusement à l'arrivée des Seconds une terrible guerre s'enclenche et continue encore 20 ans plus tard. Mana Oga, une jeune femme on ne peut plus banale, est arrachée à sa vie à la campagne pour intégrer une section spéciale de l'armée : "les forces spéciales de transfert". Cette unité d'élite est composée exclusivement de femmes, dont l'utérus a été implanté avec des foetus parasites. Ces dernières développent alors une capacité unique, la téléportation, conférant à leur armée un avantage stratégique notable.
Avec Wombs nous sommes en plein dans ce que l'on appelle la SF militaire et bon sang que son autrice maîtrise le sujet. Elle nous plonge tête la première, sans le moindre filet de sécurité, dans un univers sombre, complexe et désespéré où l'existence de ce pan de l'humanité que nous suivons ne tient qu'à un fil. Au début, on ne comprend pas bien ce qui se passe et les éclaircissements ne viennent que tout doucement au fil des pages mais même à la fin du tome 1, il reste encore de très très nombreuses questions sur ce qui se passe, ce qui rend la lecture très mystérieuse et addictive.
Le choix, classique certes, de suivre l'histoire caméra à l'épaule en se mettant dans les pas d'une jeune recrue qui intègre cette fameuse unité d'élite féminine est judicieux. Elle sera le parfait porte-parole du lecteur, puisque comme lui, elle ignore tout de ce qui se passe vraiment. L'univers très militaire dans lequel elle évolue en faisant ses classes nous permet d'en apprendre plus sur ces femmes et ce qui leur arrive dans un premier temps. On voit en parallèle quelques vétéranes mais le mystère reste assez opaque autour de ce qu'elles font et savent. Nous n'assistons pour le moment qu'aux premiers temps de leur entraînement, aux sélections pour savoir si elles deviendront des porteuses ou non, et aux tous premiers instants de leurs formations une fois "enceintes" et les missions basiques qui vont en découler.
La guerre est aux portes mais reste encore bien discrète. On ne fait qu'entrevoir le conflit pourtant à l'origine de la vie bien sombre qu'elles vivent. L'autrice ne distille des informations à ce sujet qu'avec parcimonie, aussi bien sur les raisons que sur les belligérants, et encore ce qu'on aperçoit, on n'est pas sûr de bien comprendre. Est-ce que l'humanité est en guerre contre un autre pan de l'humanité ? Contre les créatures d'apparence mécanique qu'on aperçoit ? Contre les Nimbas dont on attend si souvent parler sans savoir à quoi ils ressemblent ? La recherche de réponses et d'indices rend la lecture particulièrement addictive.
D'ailleurs le monde hostile dans lequel elles évoluent est également assez fascinant. C'est un monde envahi par de gigantesques plantes ressemblants à des arbres, laissant voir d'immenses forêts a priori dangereuses dans lesquelles on ne veut pas trop pénétrer. Pourtant des pans entiers de la planète ont été terraformés et ressemblent à notre Terre, étrange. Les Nimbas, créatures (?) originaires de la planète, sont celles dont on ensemence les femmes pour leur conférer leurs capacités spéciales, mais on ne sait pas à quoi ils ressemblent au final et ce qu'il advient d'eux une fois qu'on les retire des femmes. Même les créatures qui semblent les attaquer posent plus de questions que n'apportent de réponses. Et tout cela se fait dans un univers charnel et visqueux aux influences biomécaniques assez évidentes. J'invite d'ailleurs les curieux à écouter le podcast de l'émission de la Méthode scientifique à ce sujet : lien.
Les thématiques autour de la guerre, de ce qu'on est prêt à faire pour gagner, de l'instrumentalisation des populations, des corps des soldats, des kamikazes et bien sûr l'utérus comme une arme, font échos à bien des périodes sombres de notre histoire mondiale. Qui dit kamikazes, dit seconde guerre mondiale. Qui dit instrumentalisation de l'utérus, dit URSS et J.O. Qui dit instrumentalisation des populations, dit l'ensemble ds guerres qu'on a vécus, etc. C'est une très belle utilisation et réorientation de ces thèmes à la sauce SF futuriste.
Le trait de l'autrice a le grain parfait pour ce genre d'histoire un peu sombre et sale. Il est fin et âpre à la fois, avec un côté crayeux parfaitement adaptés. Les gris sont omniprésents. Les designs de l'ensemble des composants de l'histoire sont très bien pensés pour rester en mémoire, des tenues militaires des femmes "enceintes" qui rappellent dramatiquement celles de notre époque, nous faisant dire que ça pourrait nous arriver, aux créatures biomécaniques à pattes qui filent les jetons, en passant par ces paysages hostiles en mode forêts vierges. C'est étrange donc parfaitement immersif pour l'univers voulu.
J'ai été soufflée par la qualité de ce premier tome, aussi bien pour l'univers imaginé, pour les dessins qui lui font prendre forme que pour la narration qui nous guide tranquillement pour nous plonger dans la noirceur étrange et dérangeante de ce que vivent ces femmes sans le vouloir et le comprendre. Terriblement déroutant !
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