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EAN : 9782290370988
160 pages
J'ai lu (06/09/2023)
3.56/5   25 notes
Résumé :
Avec ce nouveau roman, Thomas Giraud s’approche peut-être encore davantage qu’il ne l’avait fait jusque-là d’une de ces figures fulgurantes et insaisissables, celles qui n’ont fait que passer, qui ont expérimenté et qui nous laissent au bout du compte avec beaucoup d’interrogations, à peu près autant de passions, de frissons même. Si de Bas Jan Ader, artiste hollandais, nous savons peu de choses, endécouvrant ce qui aurait pu être son histoire, selon Thomas Giraud, ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (14) Voir plus Ajouter une critique
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Connaissez-vous ou avez vous déjà entendu parler de Bas Jan Ader ? Moi je n'en avais jamais entendu parlé mais les personnalités un peu hors norme m'intéressent car j'aime découvrir ou du moins tenter de découvrir ce qui les anime, ce qui les pousse à se lancer des défis, parfois dangereux, et c'est le cas pour Bas Jan Ader.

Thomas Giraud, dont c'est le quatrième ouvrage, s'est posé les mêmes questions et explorer les pistes sur les motivations de ce performiste-photographe néerlandais né en 1942 et qui disparaîtra, en 1975 entre Cap Code et l'Irlande, à bord d'une petite embarcation, un Guppy l'Ocean Warve, nullement adapté pour ce genre de traversée. Ayant très peu d'éléments à sa disposition pour répondre à toutes les questions, il choisit de s'adresser à Bas lui-même en lui dressant ce qui lui semble être son portrait et ses hypothèses sur ses motivations. Se lancer des défis, mettre sa vie en danger et finalement la perdre à 33 ans, seul, dans l'immensité d'un océan, sachant dès le départ les risques encourus : performance, disparition volontaire ou suicide ?

Dans une démarche très intime, avec une économie de moyens Bastiaan (Bas) Jan Ader va se lancer dans des performances le plus souvent centrées sur la chute, filmées par Sue Anderson, sa compagne, des films en noir et blanc, des mini-scènes à la manière de Buster Keaton ou Charlie Chaplin, des séquences muettes où on le voit tomber, impassible, avec un vélo dans un canal ou chuter d'un toit, assis sur une chaise ou observer la manière dont retombent des vêtements lancés sur le fait d'une maison.

"Tomber, s'écrouler sans se rattraper. Disparaître de l'endroit où l'on est, de la surface que l'on occupe pour se retrouver plus bas, invisible presque, car mélangé avec le sol. (p100)"

Et pour ce faire, remonter à la naissance, à l'absence de ce père auréolé d'une gloire posthume, dont il porte le même prénom et qu'il a réduit à Bas, car peut-être un prénom trop lourd à porter, qui s'écroula lui aussi mais pendant la guerre sous les balles ennemies pour avoir aider les opprimés, mettre en parallèle la chute de celui-ci et tenter d'éprouver la sensation, de ressentir ce qu'elle imprime dans le corps, dans l'esprit, tenter de retrouver les sensations de ce que son père a dû ressentir au moment où ses jambes ont fléchi, recherche personnelle et intime pour le rejoindre dans l'ultime dernière pensée, sensation, pensée ? Les mots sont inutiles, seulement des images.

"Tu te montres, te démontres à toi-même et aux autres : la consistance et l'étendue de ta pensée dispersée, maladroite, émouvante, instable. (p126)"

Dans ce huis-clos entre l'auteur et son sujet, cette intimité toute en sensibilité et pudeur, Thomas Giraud développe ses arguments et tente d'analyser les pellicules en imaginant la personnalité de cet homme à la beauté fulgurante et fragile, qui n'hésite pas à se filmer pendant deux minutes en pleurs (j'ai approfondi mes connaissances sur internet) en montrant la fragilité sans pudeur d'un homme, de l'effet de la tristesse sur son visage.

J'ai beaucoup aimé l'ambiance de cet essai, la manière de restituer la démarche d'un artiste, d'en tracer les contours sans pour autant apporter des réponses, simplement des suppositions, l'écriture approchant le concept de l'artiste, sa sobriété, sa pudeur, lui posant parfois des questions ou lui fournissant également des explications puisque celui-ci n'a laissé aucun autre message que ces scénettes muettes qui pourraient sembler comiques pour qui ne connaît rien de son auteur-acteur.

"Certains ont dit que c'était un suicide déguisé, que tu n'avais plus soif de rien, qu'on ne traversait pas l'Atlantique avec si peu de moyens, avec ce bateau inapproprié sans en attendre quelque chose. Personne ne sait, personne ne peut savoir, personne ne pourra savoir. Il faut faire avec, ce peut-être qui, je crois, était le peut-être que tu acceptais aussi : les choses n'étaient probablement pas tout à fait claires pour toit entre le fait de vivre, de mourir ou même d'être entre les deux ou, par moment, au-delà. (p166)"

J'ai trouvé le ton particulièrement adapté à la personnalité de l'artiste, une intimité comme si Thomas Giraud voulait conserver la discrétion de l'homme, son mystère, sa fragilité mais en l'exposant afin de lui rendre hommage et sens. L'art de la chute sous ses différentes formes, aura été une recherche permanente de Bas Jan Ader cherchant les implications qu'elles peuvent avoir sous ses différentes formes : humaines, objets, esprits et à la lecture, ouvrant le lecteur et le spectateur sur la démarche de certains artistes, leurs quêtes et investigations qui peuvent nous paraître étranges, dérangeantes et pourtant révélatrices parfois d'une souffrance, d'une quête.

Une découverte à la fois d'un homme, Bas Jan Ader, mais également d'un auteur, Thomas Giraud dont j'ai beaucoup aimé la manière feutrée et intime de mettre en lumière un homme habité comme ses films de noir et blanc, de zones visibles et obscures, l'auteur se faisant un révélateur discret, au plus près avec le "je" et le "tu", mais en lui conservant toute sa part de mystère.

J'ai beaucoup aimé.
Lien : https://mumudanslebocage.wor..
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Dans ce nouveau récit, Thomas Giraud ressuscite la figure originale de Bas Jan Ader, un artiste conceptuel hollandais au destin tragique, nous invitant à l'accompagner (le titre du roman souligne, avec modestie, ce projet : « Avec Bas Jan Ader…) au fil de son dernier voyage. In surch of the Miraculous…, c'est ainsi que Bas Jan Ader avait intitulé son ultime performance, dont la seconde partie - après une traversée nocturne de Los Angeles à pied (One Night in Los Angeles) et avant, pour clore le triptyque, un trajet prévu de Felmouth en Angleterre jusqu'au Groninger Museum aux Pays-Bas, en ferry et en autobus – devait le mener sur l'Atlantique, à bord d'une coquille de noix, entre Cap Cod et les côtes irlandaises. Nous voici embarqués sur ce voilier minuscule, avec lui et l'auteur, qui s'adresse directement à son personnage en utilisant régulièrement le « tu » de la seconde personne. Dès le départ, l'aventure semble insensée, vouée à l'échec, Thomas Giraud interrogeant avec un peu de cruauté la pertinence du projet -« ce miracle que tu prétends chercher on peut se demander ce que tu en attendais vraiment et ce qu'il en resterait » -, quand il ne va pas, de manière franchement drolatique, jusqu'à imaginer que notre artiste ait pu concevoir l'idée de tricher, en faisant embarquer au large son embarcation sur un cargo, qui l'aurait déposée à nouveau sur les flots à quelques encablures de sa destination irlandaise… Mais le voyage donne surtout l'occasion d'évoquer la vie de Bas Jan Ader, marquée par le « fantôme » envahissant d'un père, fusillé par les Allemands vers la fin de la guerre pour avoir sauvé des Juifs, et la dévotion excessive d'une mère, confite dans le souvenir de son mari héroïque, la vie d'un adolescent solitaire – « Tu étais seul, tu as toujours été seul » - puis d'un adulte sensible et rêveur, hésitant lors de ses études entre la philosophie et les Beaux-Arts. En choisissant finalement cette dernière voie, le jeune artiste s'empresse pourtant de s'écarter des sentiers battus, utilisant la gomme comme le principal outil de ses oeuvres plastiques, avant d'imaginer les performances les plus singulières… Si Thomas Giraud évoque ces petits films où on le voit pleurer de multiples manières ou ce All my Clothes, constitué par l'étalage, dans un ordre complètement arbitraire, de tous ses vêtements sur un toit, il s'attarde essentiellement sur la série des « chutes », reconstituant par l'écriture – et c'est bien là, miracle des mots et vrai talent de l'écrivain, une prouesse, de donner à sa prose tant de qualité visuelle ! – ces scènes filmées où notre héros s'évertue à tomber, ici d'une branche dans un ruisseau, là à bicyclette dans un canal d'Amsterdam, s'interrogeant sur le sens de ces performances, proposant, en laissant la question ouverte, différentes interprétations de cette obsession de la « chute ». le miracle, certes, n'aura pas eu lieu, mais Thomas Giraud nous réserve une énigme finale (évidemment, on ne vous en dira pas plus !) et, comme il l'a fait magnifiquement dans ses précédents textes pour Elisée Reclus ou Victor Considerant, aura tendu à Jan Bas Ader le plus beau des miroirs poétiques, capable de rendre à ses rêves toute la puissance heureuse de l'utopie ! Célébrant chez son personnage cet art de « fabriquer des moments de contemplation » et sa capacité de « séducteur… avec cette façon qu'ont les beaux jeunes hommes intranquilles et timides », on ne sait plus de qui il parle, finalement… Jan, ou Thomas ?
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Olympien, intrinsèque, ce texte-essai est un hommage à l'oeuvre macrocosme, à l'homme-chute : Baastien Bas Jan Ader mystérieusement disparu en 1975. L'immensité fait foi. Thomas Giraud interpelle subrepticement Bas Jan Ader par un tu tout en symbole, sans jugement aucun. Juste l'importance essentialiste, litanie et oraison.
Dans les profondeurs allouées, les maillages, les retournements, il incite au dépassement de la gestuelle. Thomas Giraud cherche à comprendre le triptyque de Bas Jan Ader. Lui, qui aimait chuter, l'ange volant frôlant la terre. L'eau matrice, prouver à soi-même que tout peut se rassembler de nouveau. Fragile et tenace, blessé et vaillant, manichéen sublime.
« Tu as frissonné en sentant que l'océan n'était peut-être pas seul à ce moment-là, que le fantôme aussi t'avait soulevé, aidé un peu. »
Son père écueil, ressac, fusillé en 1944, serait-il de la quête ? le surpassement ? La chute libre ?
Les croisements sont initiatiques. Les voyages artistiques jusqu'au boutisme des épreuves.
« Des fiertés sottes et secrètes qui rendent certaines fragilités royales. Ça devait arriver et tu attendais. Tu t'entraînes un peu n'importe comment au départ avec des intuitions de funambule. »
Cet hymne est l'épiphanie, la reconquête des forces altières. Un chant à tu, la gloire à l'artiste, des photographies que Sue (sa femme) accroche au fronton des horizons.
« Tu n'attends ni une main miraculeuse qui fasse taire le vent et les creux de la mer, ni la proximité d'un navire où tu pourrais être recueilli. »
« Tu appelles pour retrouver en toi, en dessous, enfouis par les années, une impression, un souvenir, un écho. »
Cynique à l'instar de Diogène, libre, immensément libre, possédé par le père tombé à terre, Bas Jan Ader est « Jonathan Livingston le goéland. »
Thomas Giraud relève les barrières. Il pourvoit à l'artiste, à l'homme. Il rassemble l'épars, les déambulations marquantes, un être blessé dans sa chair. L'aérien des chutes, les tracés atypiques et leurs significations. Rien n'est hasard. Ici, Thomas Giraud devine le crucial de se qui doit être prononcé à tu et à je sans fausse route aucune. Ici, tout est alliance et génie. Ce récit-mémoriel est le piédestal littéraire. Humble, précieux et grave. Prenez soin de la dernière page où Bas Jan Ader est de face ou de dos , on ne sait pas. Lisez alors les cheminements de ce grand livre. le souffle reprend et c'est bien.
« Que fais-tu de ces brides, de ces bouts de souvenirs anciens qui ne sont pas les tiens, de cette somme qui fait une histoire dont tout le monde parle, qui prend beaucoup de place ? Tu sens bien que tu ne peux pas faire sans. »
Dans la collection sentinelle : "une attention particulière aux histoires et parcours singuliers de gens, lieux, mouvements sociaux et culturels". "Avec Bas Jan Ader" est publié par les majeures Éditions La Contre Allée.

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Lorsque la traversée en forme de performance artistique devient disparition et mystère symbolique, éclairant toute une vie brève d'un soleil spéculatif et singulier – grâce à une science spécifique et rare des interstices psycho-biographiques.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2021/09/26/note-de-lecture-avec-bas-jan-ader-thomas-giraud/

Bastiaan Johan Christiaan Ader (1942 – 1975 ?), plus connu sous son nom diminutif de Bas Jan Ader, fut le fils d'un pasteur néerlandais résistant authentique et (pas assez in fine) discret, brutalement exécuté par l'armée allemande déjà presque en retraite, en 1944, le fils aussi, aimant mais quelque peu perdu, déjà, d'une mère qui n'a pas été autorisée à reprendre la charge de son pasteur défunt de mari, et qui en conséquence, rame un peu. Il fut encore l'adolescent difficile (« pas intenable, pas un vaurien ni un brigand mais d'après ce qui se dit un enfant un peu pénible »), le coureur des bois voisins, avec leur échelle réduite et leurs trésors potentiels pour l'imagination, puis celui qui, à dix-huit ans, s'échappe doucement pour rejoindre l'école des beaux-arts à Amsterdam. Mais le voulait-il, être un artiste ?

De l'enfance d'un géographe anarchiste (« Élisée – Avant les ruisseaux et les montagnes », 2016) au parcours paradoxal et lumineux du « plus célèbre des musiciens inconnus » (« La ballade silencieuse de Jackson C. Frank », 2018), de l'échec d'une utopie franco-texane de 1860 (« le bruit des tuiles », 2019) à, maintenant (en septembre 2021, toujours dans la collection La Sentinelle des éditions La Contre-Allée), le parcours-éclair, oscillant entre légèreté voulue et gravité acquise, d'un artiste néerlandais, Thomas Giraud excelle à spéculer autour des non-dits que sécrètent, discrètement, les interstices de vies singulières et de projets hors normes, intimes ou politiques. Comme auparavant, il parvient aussi à nouveau à déjouer les attentes instinctives de classification de son texte : multiforme, voire protéiforme, pour décoder une existence devenue performance artistique d'un type inconnu, pour rendre compte de photographies à Los Angeles, de chutes comiques et tragiques à saisir, comme de cette ultime traversée atlantique, et d'un mystère intime à préserver, il ne sera ni récit de voile accidentée ou accidentelle (même si, par moments, la douce inconscience mise en scène dans le beau « Nord-Nord-Ouest« de Sylvain Coher n'est pas si loin), ni réflexion en action sur le comique et le tragique de performance (quand bien même Buster Keaton et Monsieur Hulot seront convoqués, que l'on pourrait sentir Pierre Richard présent en arrière-plan, et que le Pierre Senges des énumérations comme des tartes à la crème et des naufrages n'est peut-être pas si loin non plus). Il ne sera pas non plus approche d'une phénoménologie de l'esprit (ou alors plus proche dans ce cas des rencontres fantomatiques avec des « philosophes allemands » orchestrées par Cedric Klapisch pour son Romain Duris de la trilogie de « L'auberge espagnole« ). Lorsque d'une certaine manière, comme chez le Roland Barthes de « La préparation du roman« , la mise en place vaut déjà performance, qu'il ne s'agit pas ou plus de disséquer, mais de laisser vivre sa poésie proprement tragique, l'art rare de l'auteur est bien de permettre lentement à la spéculation de céder la place au mystère… y compris à celui, symbolique ou non, de cet esquif retrouvé « debout » ou presque, puis disparaissant à son tour subrepticement de son port de récupération.
Lien : https://charybde2.wordpress...
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Pour sortir des autoroutes fluviales de la rentrée avec les même titres toutes presses confondues (Amélie Flonflon, Christine Angoisse, etc.), prenez le large avec ce beau portrait (je préfère ce terme au froid "exofiction") de l'artiste Bas Jan Ader, spécialiste des chutes. Un texte signé Thomas Giraud (aux jolies éditions de la Contre-Allée), tout en retenue, très juste (même si, parfois, j'aurais aimé qu'il se relâche un peu) et qui se focalise par moment sur la dernière performance de l'artiste - traverser l'océan dans une coque de noix (un Guppy) accompagné d'un livre de Hegel et d'une chanson des Beatles en tête - mais qui élargi aussi le propos à sa famille et sa quête artistique de dépassement de soi par l'échec et la chute. On se prend facilement d'affection pour cet homme au destin pittoresque et on se laisse bercer par les mots comme résonne en nous la mélancolique chanson Song to the Siren de Tim Buckley dans son interprétation par le "groupe" This Mortal Coil (en exergue du roman) - La tempête fut calme, bien que mortelle.
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Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
Certains ont dit que c'était un suicide déguisé, que tu n'avais plus soif de rien, qu'on ne traversait pas l'Atlantique avec si peu de moyens, avec ce bateau inapproprié sans en attendre quelque chose. Personne ne sait, personne ne peut savoir, personne ne pourra savoir. Il faut faire avec, ce peut-être qui, je crois, était le peut-être que tu acceptais aussi : les choses n'étaient probablement pas tout à fait claires pour toit entre le fait de vivre, de mourir ou même d'être entre les deux ou, par moment, au-delà. (p166)
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Tu as dit à tout le monde que la traversée de l’Atlantique durerait soixante jours. Ça pourrait évidemment être cinquante-cinq ou soixante-treize mais c’est soixante que tu as sorti de ton chapeau, pour le plaisir du chiffre rond, qui pourrait être biblique ou un arrangement avec la Bible pour te faire marcher sur l’eau mais qui ne l’est pas. Soixante parce qu’il faut dire les choses nettement, pour que tout le monde comprenne. Brièvement même. D’ailleurs maintenant tu parles de seulement deux mois.
Tout est prêt depuis trois jours : le bateau est en ordre, le reste aussi ; le reste est une catégorie un peu molle et floue qui à la fois englobe généreusement le matériel, les préparatifs, toi, et qui ferme aussi les yeux, discrètement, sur les mouvements de l’âme, les tiens, ceux de Sue, des autres. Tu n’attends que la bonne couleur du ciel et le bon écartement des nuages, les signes encourageants du baromètre, un coefficient de marée idéal, le vol prometteur de quelques oies en formation, la disparition de la trace laissée par un avion dans le ciel, des mouettes enthousiastes pour lever l’ancre. Tu as eu le temps de penser à ce que tu diras à Sue et aux quelques amis, camarades venus assister au grand départ. Plutôt, à ce que tu ne diras pas. Tu ne veux pas dramatiser ton départ. Deux mois. Certes sur l’Atlantique. C’est vrai, sur un petit bateau. Et seul. Quatre choses donc. Ce n’est pas rien mais aucun de ces éléments, isolés ou ajoutés, n’est une raison suffisante pour rendre cette petite cérémonie solennelle. Il n’y aura donc ni mots graves ni esprit de sérieux, pas question d’être le mime raté de soi-même à vouloir fabriquer des moments importants. Même sans costume ni ruban, tu vois assez bien comment avec tes mots, gonflés artificiellement par une émotion que la perspective de deux mois peut créer et le petit roulis de la mer, tu pourrais sortir quelques idées définitives, des phrases trop grandes pour tout le monde. Ce serait un peu gênant, ridicule ; ça finirait même par devenir vaguement inquiétant pour ceux qui restent, qui pourraient penser que tu veux faire passer un message. Tu sais aussi que tu ne veux pas parler trop brièvement, ni trop longuement. Ne pas faire une blague ni chanter. Tu as prévu un petit discours accroché au mât comme si tu l’étais à la terre. Tu regarderas beaucoup Sue, en souriant, en souriant beaucoup, et tu alterneras ce qu’il reste de temps et de sourire sur les visages de John, Fred, Emma, Michael et Alberta. Tu seras concentré car la navigation est une affaire sérieuse. Ce sera banal car tu es déjà concentré.
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3,81 mètres pour ton bateau Ocean Wave ce n’est pas bien grand. Si tu ne peux pas l’allonger, tu as cependant pris plusieurs semaines pour le modifier, le rendre plus apte à traverser. Tu veux bien croire aux miracles, les frôler ou même les susciter mais tu n’es pas complètement fou. Tu l’as adapté pour le rendre le moins inapproprié possible, seulement un peu moins car les chiens ne feront de toute façon pas des chats. Tu le renforces, le surélèves afin d’en faire une coque de noix plus joufflue, plus stable pour les vagues et les vents qui t’attendent.
Tu n’as pas trouvé tout seul les meilleurs solutions pour stocker les litres d’eau et les kilos de nourriture, ce que la conception d’Ocean Wave ne permettait évidemment pas, la croisière de poche ne laissant de la place que pour un ou deux sandwiches, une thermos et un kilo de clémentines. Tu as rencontré Michael, un homme sans âge, peut-être quarante, peut-être cinquante ou soixante, sûrement soixante ans compte tenu de tout ce qu’il semblait avoir traversé comme routes, pays, qui passait son temps à transformer des camionnettes utilitaires en camping car pour des jeunes gens aux cheveux hirsutes plus préoccupés que toi par la nourriture macrobiotique et l’envie de faire beaucoup d’enfants. Un génie taiseux du bois, de l’acier et surtout du rangement qui semblait capable de tout rendre carré, ou au moins empilable et avec des angles, savait comment exploiter la moindre poche de vide, même étroite, avec une forme incongrue où tu ne voyais pas bien ce que tu pourrais ranger. Lui il voyait, il savait la place que prend une serviette roulée, un matelas de camping et des boîtes de conserve. Il devait caser au sens propre comme au figuré, dans les quelques mètres carrés de ton Guppy 13, deux mois de nourriture, trois mois d’eau, un réchaud et deux recharges en gaz, des couverts pliables, trois pantalons, deux pulls dont un à col roulé, une veste de quart, un gilet de sauvetage, six paires de chaussettes, six slips, une brosse à dents, deux tubes de dentifrice, un savon, une canne à pêche, une épuisette, une petite caméra, des lunettes de soleil, un sextant, un exemplaire de la Phénoménologie de l’esprit, trois crayons, un carnet, un matelas de camping, un harnais, deux serviettes, un coussin et de quoi réparer le bateau pour une petite avarie.
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"Le déchaînement dans l'immensité, la solitude fragile, les journées de plus en plus seul, les nuits plus sombres, les vagues plus proches ne t'effrayaient pas plus que ça. ‹ Ça › étant un instrument de mesure dont toi seul connaissait la conversion en langues admissibles pour les autres. Tu parviendrais toujours à t'en sortir. Et puis à un moment donné, Il fallait faire. Dans l'eau, dans le vide, peu importe mais se jeter sinon on finirait à s'habituer à tout de soi-même."
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Tu voudrais oser ce que les téméraires évitent. C'est que le timide voit tout très grand, les montagnes ont toujours la taille d'une montagne alors que l'audacieux sait distinguer monts, vallons, collines, montagnes, pics et les plus hauts sommets qui seuls l'intéressent. Dans cette hiérarchie, l'audacieux, habitué, sait bien ce à quoi il peut s'atteler alors que le timide se lance, oublieux, mal renseigné, mais il se lance. Et en se lançant, il a souvent le rouge aux joues et un grand rire pour se donner du courage ou pour rire de lui-même, de ce dont il se sentait incapable car il n'a pas envisagé un instant d'être là. Des fiertés sottes et secrètes qui rendent certaines fragilités royales.
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"J'ai le goût du merveilleux, ce sont des restes d'enfance." C'est avec ces quelques mots de Romain Gary, extrait de "La Nuit sera calme", que nous démarrons ce nouvel épisode de notre podcast. Car il y sera justement question d'éblouissement des premières fois, de cet âge où chaque découverte est un trésor à apprivoiser. D'enfance, en somme.
Pour nous accompagner : nous recevons Valentine Goby, autrice de nombreux romans pour adultes, mais aussi pour la jeunesse. Son dernier livre, "L'Île haute", nous emmène à la rencontre de Vadim, jeune garçon de 12 ans, qui vit à Paris. Nous sommes en 1943 et il est envoyé dans les Alpes. Officiellement pour soigner son asthme, mais surtout pour fuir les Allemands... car il est Juif. Arrivé après un long trajet en train et dans la neige, Vadim découvre la splendeur de la montagne, immensité enivrante qui le rend minuscule.
Au cours de cet entretien, Valentine Goby nous dira comment est née cette envie d'écrire un roman d'apprentissage, et en quoi l'enfance la fascine et l'inspire.
Juste après, nous retrouverons les libraires de Dialogues, Romain, Rozenn et Laure. Ils ont sélectionné pour nous plusieurs romans sur l'enfance et l'émerveillement. 
Bibliographie : 
- L'Île haute, de Valentine Goby (éd. Actes Sud) https://www.librairiedialogues.fr/livre/20859799-l-ile-haute-valentine-goby-actes-sud
- Murène, de Valentine Goby (éd. Actes Sud) https://www.librairiedialogues.fr/livre/18855093-murene-roman-valentine-goby-actes-sud
- L'Anguille, de Valentine Goby (éd. Thierry Magnier) https://www.librairiedialogues.fr/livre/16758956-l-anguille-valentine-goby-thierry-magnier
- Chèr.e moi (éd. Seuil) https://www.librairiedialogues.fr/livre/21362899-cher-e-moi-lettres-a-l-ado-qu-lettres-a-l-ado--collectif-seuil
- Germinal, d'Émile Zola (éd. Folio) https://www.librairiedialogues.fr/livre/843968-germinal-emile-zola-folio
- Les Misérables, de Victor Hugo (éd. Folio) https://www.librairiedialogues.fr/livre/11354695-les-miserables-victor-hugo-folio
- E = mc2 mon amour, de Patrick Cauvin (éd. le Livre de poche) https://www.librairiedialogues.fr/livre/185907-e-mc2-mon-amour-roman-patrick-cauvin-le-livre-de-poche
- Élisée, avant les ruisseaux et les montagnes, de Thomas Giraud (éd. Contre-allée) https://www.librairiedialogues.fr/livre/16687921-elisee-avant-les-ruisseaux-et-les-montagnes-thomas-giraud-contre-allee
- Ciel bleu, de Galsan Tschinag (éd. Métailié) https://www.librairiedialogues.fr/livre/18909888-ciel-bleu-une-enfance-dans-le-haut-altai-galsan-tschinag-anne-marie-metailie
- L'Invention de Louvette, de Gabriela Trujillo (éd. Verticales) https://www.librairiedialogues.fr/livre/18955179-l-invention-de-louvette-roman-gabriela-trujillo-verticales
- le Petit Prince, d'Antoine de Saint-Exupéry (éd. Folio) https://www.librairiedialogues.fr/livre/392754-le-petit-prince-avec-des-aquarelles-de-l-auteur-antoine-de-saint-exupery-folio
- Alice au pays des merveilles, de Lewis Carroll (éd. Folio) https://www.librairiedialogues.fr/livre/8194310-les-aventures-d-alice-au-pays-des-merveilles---lewis-carroll-folio
- L'Étranger, d'Albert Camus (ed. Folio) https://www.librairiedialogues.fr/livre/440374-l-etranger-albert-camus-folio
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