La philosophe a développé une singulière pensée politique, largement incomprise en son temps. A l’occasion du bicentenaire de sa mort, plusieurs ouvrages lui rendent justice.
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Le bonheur, tel qu’on le souhaite, est la réunion de tous les contraires ; c’est, pour les individus, l’espoir sans la crainte, l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie, l’amour sans l’inconstance, l’imagination qui embellirait à nos yeux ce qu’on possède, et flétrirait le souvenir de ce qu’on aurait perdu ; enfin,l’inverse de la nature morale, le bien de tous les états, de tous les talents, de tous les plaisirs, séparé du mal qui les accompagne ; le bonheur des nations serait aussi de concilier ensemble la liberté des républiques et le calme des monarchies, l’émulation des talents et le silence des factions, l’esprit militaire au-dehors et le respect des lois au-dedans : le bonheur, tel que l’homme le conçoit, c’est ce qui est impossible en tout genre ; et le bonheur, tel qu’on peut l’obtenir, le bonheur sur lequel la réflexion et la volonté de l’homme peuvent agir, ne s’acquiert que par l’étude de tous les moyens les plus sûrs pour éviter les grandes peines.
Les passions, cette force impulsive qui entraîne l’homme indépendamment de sa volonté, voilà le véritable obstacle au bonheur individuel et politique. Sans les passions, les gouvernements seraient une machine aussi simple que tous les leviers dont la force est proportionnée au poids qu’ils doivent soulever, et la destinée de l’homme ne serait composée que d’un juste équilibre entre les désirs et la possibilité de les satisfaire. Je ne considérerai donc la morale et la politique que sous le point de vue des difficultés que les passions leur présentent ; les caractères qui ne sont point passionnés se placent d’eux-mêmes dans la situation qui leur convient le mieux ; c’est presque toujours celle que le hasard leur a désignée, ou, s’ils y apportent quelque changement, c’est seulement dans ce qui s’offre le plus facilement à leur portée.
La gloire, car, loin de tenir le rôle d’une maîtresse de maison discrète, tout occupée à mettre en valeur les invités, comme l’exigeait le savoir-vivre, elle donnait son avis, contestait telle affirmation d’un docte, tenait tête aux professeurs de certitudes, bref se révélait moins tenue par le souci d’obliger les visiteurs que par son désir de briller elle-même. Elle ne joue pas le jeu ; elle impose ses règles.
L’amour aussi, tant son mariage apparaît très vite décevant : le Suédois avait eu l’appréciable mérite de lui offrir un titre de baronne, auquel elle tenait en bonne parvenue. Pour le reste, il lui parut trop médiocre, un homme couvert de dettes, sans culture et sans éclat.
Les passions sont la plus grande difficulté des gouvernements ; cette vérité n’a pas besoin d’être développée : on voit aisément que toutes les combinaisons sociales les plus despotiques conviendraient également à des hommes inertes qui seraient contents de rester à la place que le sort leur aurait fixée, et que la théorie démocratique la plus abstraite serait praticable au milieu d’hommes sages uniquement conduits par leur raison.
Coquette, aimant à plaire, collectionnant les amants, Mme de Staël pouvait passer pour une femme moderne, avide d’aventures galantes et de succès flatteurs. Sa vie n’est pourtant qu’une attente, le plus souvent leurrée, de l’amour unique.
GERMAINE DE STAËL / CORINNE OU L'ITALIE / LA P'TITE LIBRAIRIE