Les mots contribuent à l'élévation de soi et à l'échange entre les hommes . C'était là le propos du 1er et du 2ème tome de la trilogie de Stefansson.
Le 3ème tome marque une rupture ou du moins l'approfondissement d'un thème juste effleuré précédemment et qui éclate ici au grand jour.
La citation suivante résume bien ce qui va faire la trame de ce dernier volume: "Le monde de l'homme est injuste envers les faibles, il est pourri par la cupidité et la cruauté" .
Mais dès lors, les mots peuvent t aussi déclencher la colère des hommes puissants. Celui ou celle qui malgré tout gardent la foi dans le pouvoir des mots, sont-ils dès lors capables d' affronter l'injustice et la violence du pouvoir de l'argent ?
Comme si la fureur déjà impitoyable des éléments naturels ne suffisait pas, , vient cette fois s'ajouter clairement dans ce 3ème tome, la fureur des hommes. Fureur des hommes puissants, qui veulent régenter le monde , jusqu'aux aspirations les plus secrètes des hommes. Mais aussi fureur de ceux qui étant dominés et maintenus dans l'ignorance,- donc dans la haine des autres et donc dans la haine de soi,- ne trouvent pas d'autres possibilités de se grandir que par l'excès d'alcool et par la preuve de leur virilité pourtant la plus malsaine, celle qui ne fait que ramener ces hommes au rang de sous hommes, et même de l'animal.
Selon justement la volonté du maître qui règne sur le monde de la pêche dans la société islandaise au 19ième siècle , il va falloir repartir. le gamin et l'homme portent pourtant déjà des siècles de fatigue sur leurs épaules, sans oublier à chaque départ le poids de la douleur de l'absence. du plus loin qu'il se souvienne, le Gamin revoit par intermittence ces images d'une jeune femme "aux grands yeux verts et aux cheveux roux" qu'il n'a pourtant entre aperçue que deux fois, avant son premier départ dans le lointain.
Dans ce "maëlstrom" d'un monde des adultes terriblement injuste, et dans la complexité d'un univers dont les engrenages lui échappent encore, le Gamin n'a seulement que le pouvoir et la foi dans les mots, pour affronter les vexations et les humiliations : car ce faisant, il n'est pas conforme à l'image de l'homme viril parfait.
Va-t--il avoir la force de continuer à grandir, donc de poursuivre son chemin, pour faire "l'apprentissage de la vie", alors qu'il découvre peu à peu et à marche forcée, que les adultes n'ont à lui proposer que de "devoir se coltiner" à l'apprentissage très rude de l'injustice et de la violence?
Andrea irrite elle aussi au plus haut point : elle veut quant à elle renverser les barrières qui l'enserrent dans le cercle de sa relation conjugale avec Barur, qui est pourtant le type même de "mari parfait", "certes un brave homme, mais qui est aussi sec qu'un morceau de morue salée", Elle a aussi l'audace de prendre les moyen d' accéder à des responsabilités. Saura-telle supporter toutes les médisances à son égard et trouver la force de reconstruire sa vie ?
Dans ce 3ème tome , Stefansson décrit ces vies de douleur et de labeur, sous la loi d'airain de l'impitoyable fatalité des éléments naturels, et sous la loi d'airain de la fureur des hommes puissants. J'ai pour ma part à ce propos beaucoup apprécié chez Stefansson ce mélange sous haute tension du social et de l'intime, car il se montre aussi être un très subtil psychologue: : en effet, en faisant s'exprimer le tumulte du for intérieur de ses nombreux personnages, donc l'intime le plus secret et le plus douloureux de la détresse de chacun, il ne tombe jamais dans l'inflation verbale ni dans l'escalade de superlatifs au risque de les voir de plus en plus dépourvus de contenu émotif réel. La tristesse du Gamin est après tout ravalée depuis longtemps, les coups
odieux qui lui portés sont certainement ressentis par lui comme de véritables "électrochocs", et pourtant dans l'écriture de l'auteur, toute terreur est rentrée, excessivement contrôlée, ne trahissant dans la bouche du gamin que de simples interrogations ou de fugaces agacements !! de ma vie, je n'ai rencontré en littérature de" visage" d'enfant plus noble et plus beau !
Pour écrire ce 3ème volume,, Stefansson célèbre encore sa confiance dans l'écriture d'une prose poétique, car décidément elle semble bien la seule à pouvoir "combler la faille entre des mots qui se contentent de l'évidence, et ne s'interrogent pas sur l'essence de la vie" . La poésie seule permettrait donc comme un retour à un authenticité perdue?
J'ai aussi beaucoup aimé la virtuosité avec laquelle il réussit à entretenir le suspens, à deux reprises essentielles : le frère du Gamin qui détient une lettre de la jeune femme finalement si ardemment désirée, va-t-il enfin penser à la sortir du fonds de sa poche où clairement il l'a complètement oubliée ?
Dans leur fuite pour échapper aux puissants, les marins et le capitaine sont tombés à la mer : vont-ils être balayés par les flots , malgré leurs efforts convulsifs pour de ne pas périr pétrifiés dans une eau de mer glaciale. La description faite de ce naufrage est sublime , digne des pages les plus tragiques du roman "
Typhon" de
Joseph Conrad ".
Enfin, le lecteur a tout de même droit à des intermèdes comiques, désopilants même, celui de la scène de cocasserie tragique, dans un cagibi dela taverne des marins, qui dégénère en bataille rangée, où tels dans un tableau de Picasso, les hommes, la femme, les meubles ( et les casseroles) ressortent pitoyablement en morceaux . Cela vaut un dessin animé, mais cette fois très comiquement écrit !! tout droit sorti des studios de Hollywood .
J'ai ressenti par contre moi aussi comme une espèce de surenchère dans le sordide des scènes les plus violentes, quand en particulier les hommes ignorants et avinés se transforment "en chiens de fourrière", pour reprendre la formule de
Romain Gary dans son livre "
Chien blanc". J'aurai souhaité pouvoir fermer les yeux, comme parfois au cinéma. Mais n'est-ce pas après tout au contraire tout le mérite de Stefansson que d'avoir finalement voulu montrer, sans pour autant jamais tomber dans le discours sentencieux d'un discours politique, que l'âme humaine" pure" n'existe pas : non, "les Islandais" dans la société du 19ème, n'étaient pas non plus, pas plus que d'autres d'ailleurs, les détenteurs d'une" sagesse séculaire". Parce que là comme ailleurs, il est rare en effet que "les personnalités qui ont accédé au sommet de la réussite, -les égomaniaques- ne reçoivent jamais assez de marques extérieurs de respect et d'adoration" (
Romain Gary) Il est rare aussi que là où persiste l'ignorance,les violences ne sont pas liées à un quelconque aberration congénitale, mais elles sont le signe de société tragiquement en panne de savoir.
Il serait pourtant aberrant pour nous lecteurs, de vouloir juger les siècles passés avec des yeux d'aujourd'hui, car le pouvoir des mots quand il peut toutefois s'exercer librement, a réussi à faire accepter que le monde change, et cela n'est-ce pas précieux et réjouissant ?