Je viens de finir Ásta, de
Jón Kalman Stefánsson. J'ai trouvé ce roman très intéressant et très intrigant... La curieuse photo de couverture (Maïa Flore /
Agence VU) se présente comme un reflet du sous-titre du roman : « Où se réfugier quand aucun chemin ne mène hors du monde ? ». En tournant la page après avoir lu le titre « Les pages qui suivent », le lecteur constate qu'il s'agit en fait la première phrase du récit qui se poursuit par « renferment le début de la vie d'Ásta […] ». La déconstruction narrative apparaît avant même la lecture, en feuilletant l'ouvrage : cinq parties, oui, mais dans lesquelles on trouve, en nombre inégal, des chapitres titrés en minuscule italique eux-mêmes divisés en sous-parties par des intertitres en minuscule grasse. Les titres de tous les niveaux sont souvent le début d'une phrase. Hum… Pas simple !
La très brève première partie (36 pages) commence par nous situer à Reykjavík vers 1950. Elle présente les parents d'Ásta, Helga et Sigvaldi, dans une scène d'amour assez torride, et trente ans plus tard, le même Sigvaldi, peintre en bâtiment, tombé d'une échelle. Allongé sur le trottoir, dans un semi-coma, il va se remémorer certains moments intenses de sa vie sans ordre chronologique, dans une sorte de fouillis temporel, les racontant (peut-être) à une inconnue accroupie près de lui. Sigvaldi vit alors avec Sigrid, sa deuxième femme, et Sesselja, la fille d'Ásta. Dans cette première partie, le lecteur prendra aussi connaissance de la première lettre d'Ásta ; il apprendra qu'elle aime le même homme depuis trente-quatre ans, mais que celui-ci n'est plus là. A-t-il quitté Ásta ? Est-il mort ?
L'écrivain apparaît dès le début, intervient à la première personne (du singulier le plus souvent, mais aussi du pluriel) et pourrait de prime abord passer pour Stefánsson. Il donne au lecteur suffisamment de repères pour que celui-ci puisse trouver son chemin dans le puzzle qu'il lui présente, mais il le prévient aussi dans le titre de la page 13 : « Puis je ne maîtrise plus rien ». le lecteur comprendra mieux ce que l'écrivain veut dire dans les fréquentes considérations sur l'écriture et sur le roman en train de s'écrire. Pour faire court, je paraphrase : on ne peut pas raconter les événements de manière linéaire comme j'ai commencé à le faire. La mémoire ne fonctionne pas ainsi. Je me suis trompé, je n'aurai pas dû… j'aurais dû…
La place que tient la littérature s'affirme donc d'emblée. de plus, Ásta a été nommée ainsi à cause de l'héroïne d'un roman islandais, nous verrons que c'est aussi le cas d'autres protagonistes, et les références à la littérature islandaise, mais plus largement nordique, se révèlent constantes avec, me semble-t-il, une prédilection pour les poètes. On écrit aussi de nombreuses lettres dans ce roman, qui sont envoyées ou pas, qui sont lues ou pas, par leur destinataire ou par quelqu'un d'autre : Ásta, Jósef, le poète frère de Sigaldi, la nourrice, Helga, et j'en oublie sûrement, tous écrivent. D'ailleurs, tous lisent aussi ! Notons aussi que de nombreuses références à la musique, surtout au jazz américain des années 50 à 70, ponctuent le récit.
Certaines choses s'éclairent au fil du récit. On comprend relativement rapidement que l'écrivain est un personnage à part entière et non pas Stefánsson : il loue une maison à l'endroit où Sveinbjörn, le grand-père d'Ásta, est venu « faire son chemin de croix » (p. 74) et on saura à la fin que la fille de l'écrivain est une ami d'Ásta. Est-ce Anna, la voisine du dessous ? La cause de la tentative de suicide d'Ásta pendant son séjour à Vienne se révèle être le suicide de Jósef, qui s'est jeté d'un bateau. On sait aussi que Jósef n'est pas le destinataire des lettres d'Ásta. Elle le dit clairement dans la troisième lettre (p. 211). Je suppose donc que le destinataire est le skieur dont nous ne connaissons l'existence qu'à la fin (p. 399), mais je n'ai toujours pas deviné son identité ni compris s'il était mort ou s'il avait quitté Ásta. Cela me semble important parce que, si l'homme est mort, cela contribue à répondre à la question du sous-titre comme le font déjà la mort de la nourrice, celle de la soeur d'Ásta, de Jósef, d'Helga, du frère cadet de Sigvaldi, et bien sûr, de Sigvaldi lui-même. La mort habite ce roman du début à la fin. Mais si le compagnon d' Ásta l'a quittée, cela vient en quelque sorte clore la vie de celle-ci par un ultime échec, et c'est apparemment ce qu'a décidé l'écrivain (p. 369)…
Voilà donc un roman passionnant, mais qui me laisse ambivalente... Je ne ressens d'empathie envers aucun des personnages, sauf par moment pour Sigvaldi qui, bien plus qu'Ásta, me semble le fil conducteur ou le point d'ancrage de ce récit, celui auquel on revient toujours. Pourquoi ne me suis-je pas laissé emporter par cette écriture souvent magnifique ? Sans doute parce que j'ai trouvé la déconstruction du récit artificielle, comme le retour de ces titres qui sont des débuts de phrases... Par ailleurs, la personnalité des femmes est tellement négative et parfois si stéréotypée que cela a fini par m'agacer. Si on excepte la soeur d'Ásta, la nourrice et peut-être la vieille Kristin avant sa folie, elles sont toutes séductrices, menteuses, irresponsables, instables sinon un peu folles, égoïstes ou, surtout Sigrid, dominatrices ! Toutes aiment avec passion, c'est vrai, mais abandonnent leur amour pour des convenances personnelles. Signalons un certain humour, parfois très noir. Je me suis surprise à sourire dans le passage où Ásta tente de se suicider, trop ivre et trop abrutie de médicaments pour parvenir à faire un noeud coulant, et à rire dans les passages très drôles sur l'écrivain renommé, sollicité par le propriétaire d'un gîte touristique pour devenir lui-même attraction locale au même titre que la nuit, les sources d'eau chaude, les macareux moines, les pluies d'étoiles filantes et les aurores boréales : il habiterait gratuitement une maisonnette bien rénovée près du phare, dédicacerait des livres à l'avance, et s'absenterait pendant les visites des touristes en mal d'exotisme islandais… Va-t-il accepter la proposition ?
Bref, j'ai lu ce livre avec intérêt, mais pas avec passion, contrairement à l'expérience exaltante que j'avais connue en me plongeant dans le
Confiteor de
Jaume Cabré, roman tout aussi complexe, mais à mon avis, infiniment plus riche et enthousiasmant ! Si je les rapproche, c'est à cause de la complexité du récit, bien sûr, mais aussi de la place que prennent l'écrivain, l'écriture et la littérature dans l'un et l'autre.
Merci au Grand Prix des lectrices de Elle et à la maison Grasset de m'avoir permis de découvrir ce livre.