Que de mauvais souvenirs j'ai de la lecture contrainte qui m'avait été imposée de ce roman à l'âge de 17 ans. Cette ambiance provinciale pesante, ce Monsieur de Rênal lourd qui ne pense qu'au pouvoir de l'argent, son épouse sans relief, sans saveur, promenant son ennui sur le parapet le long des platanes atrocement mutilés deux fois par an par les jardiniers aux ordres de son édile de mari.
Mais également, et surtout le tout jeune, l'abominable, le fourbe, l'ambitieux, le calculateur Julien Sorel, capable de savoir par coeur l'intégrale de la bible en latin sans qu'une seule de ses paroles de vie ne touche son coeur endurci de cadet d'une famille de menuisiers brutaux.
Me voilà donc, repartir - disons plutôt partir a l'assaut de ce roman, car à 17 ans, je n'était pas allé plus loin que la scène de la rencontre entre Julien Sorel, « presque un enfant » d'avec Madame de Rênal, mère de trois enfants dont l'aîné avait onze ans.
Et c'est justement après ce passage brossé comme une scène de film, que l'envoûtement a pris.
Stendhal fait voyager le lecteur avec une science et une dextérités absolues dans l'orage des sentiments de ces deux personnages.
Par une plume fine, appuyée, enflammée, d'une modernité totale, l'auteur nous fait passer du coeur du perfide Julien à celui de la douce et innocente « toute provinciale » Madame de Rênal.
Alors le lecteur est pris, lui aussi dans cette tourmente des sentiments. Comme dans un temps breton, on passe de l'orage au soleil le plus éclatant, des giboulées à la canicule, de la marée haute agitée, à la marée basse totalement apaisée et que l'on voudrait voir durer une vie entière - mais on sait très bien que la marée basse n'est jamais là pour durer.
Surtout, et seul le récit littéraire permet cette prouesse, on passe alternativement, page par page, de l'intériorité de Madame de Rênal, à celle de Julien, puis Madame de Rênal, puis Julien... On partage avec chacun ses joies, ses craintes, ses désirs, ses calculs, ses bassesses, ses vertus.
Au gré du récit, fréquemment heurté par les événements extérieurs, on saute de l'un à l'autre des héros dans un duo époustouflant. Certaines scènes sont d'un suspense presque insupportable.
Me voilà au chapitre 18, plein d'angoisse et d'inquiétude, brûlant à la question de savoir vers que type de drame, la passion naissante entre cette mère de famille douce, aimable et bien comme il faut, et ce petit imposteur brûlant d'ambition de Julien Sorel va se terminer.