« Bien sûr, nous sommes aussi faits de ce que nous avons oublié, de ce que nous avons cherché à enterrer ou à retrancher. Une part d'oubli est nécessaire et l'esprit travaille à nous protéger de ce qui est trop douloureux ; cela n'empêche pas certains aspects d'un traumatisme de vivre dans notre corps et de se manifester de manière impromptue. Même quand j'essayais d'enterrer le passé, des fragments de ces années perdues ne cessaient de resurgir, de me revenir à l'esprit sans que je l'aie voulu. Ces souvenirs – certains intrusifs, certains jolis – semblent plus significatifs aujourd'hui, pareils à des jalons sur un chemin. Et je suis capable de voir ce chemin uniquement parce que je suis revenue sur mes pas afin d'y trouver un instant révélateur, la preuve d'un élément déclencheur. »
Comment se souvenir lorsque pendant des décennies on a enfoui le traumatisme originel, ici celui du meurtre de la mère assassinée par son second mari en 1985 ? Elle avait quarante ans,
Natasha Trethewey, poétesse reconnue aux Etats-Unis, dix-neuf. Elle commence par convoquer des rêves, par exhumer des photographies pour les décrire, avec une intimité poétique très sensorielle qui fait entrer le lecteur dans la pensée de l'auteure, parfois confuse, toujours honnête, avouant lorsqu'elle ne se souvient plus. Elle raconte également une enfance sudiste dans le Mississippi et en Georgie, avec son racisme ordinaire, un Ku Klux Klan toujours actif, elle qui est née d'un couple interracial, une enfance au cours de laquelle elle apprend à vivre en butte aux intimidations et à l'hostilité.
La construction du récit est lente, régulière, avec ces flux mémoriels qui reviennent sans cesse comme un rembobinage de vieille cassette.
Natasha Trethewey maitrise son écriture, passant brillamment de la première à la deuxième pour révéler des choses de l'enfance qu'elle n'avait jamais avoué, un « tu » qui raconte tout le désarroi d'une petite fille qui se confie à son institutrice pour lui dire que sa mère est battue, sans que rien ne change.
Et puis tout s'accélère dans la deuxième moitié avec cette fois de nouveaux modes de discours : quelques pages du journal intime maternel, des retranscriptions d'appels téléphoniques enregistrés par sa mère dans l'espoir d'obtenir un mandat d'arrêt à l'encontre de son ex-conjoint menaçant, des dépositions policières jusqu'à l'autopsie. Autant de pans déchirants et obsédants du chemin qui mène à un féminicide. On a beau savoir dès le départ l'issue du récit, on est terrifié par ce qu'on lit, par l'inertie de la société à protéger une femme qui a peur.
Aujourd'hui quinquagénaire,
Natasha Trethewey nous offre avec dignité le livre le plus difficile à écrire. Celui qui, en affrontant le meurtre de sa mère, dit ce que signifie retrouver une identité entière, la douleur de parvenir à la construction de soi, défiant le cours tragique du destin pour faire revivre la femme intrépide, intelligente et solaire qu'était sa mère, repoussant la colère, la culpabilité et la honte qui a pu être la sienne pendant très longtemps. Poignant .