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EAN : 9782823617320
250 pages
Editions de l'Olivier (19/08/2021)
4/5   254 notes
Résumé :
« Quand j’ai quitté Atlanta en jurant de ne jamais y revenir, j’ai emporté ce que j’avais cultivé durant toutes ces années : l’évitement muet de mon passé, le silence et l’amnésie choisie, enfouis comme une racine au plus profond de moi. »

Memorial Drive raconte deux quêtes d’indépendance. L’une, celle de Gwendolyn, la mère, échouera, se terminant dans la violence la plus inacceptable. L’autre, celle de Natasha, la fille, sera une flamboyante réussite... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (91) Voir plus Ajouter une critique
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« Bien sûr, nous sommes aussi faits de ce que nous avons oublié, de ce que nous avons cherché à enterrer ou à retrancher. Une part d'oubli est nécessaire et l'esprit travaille à nous protéger de ce qui est trop douloureux ; cela n'empêche pas certains aspects d'un traumatisme de vivre dans notre corps et de se manifester de manière impromptue. Même quand j'essayais d'enterrer le passé, des fragments de ces années perdues ne cessaient de resurgir, de me revenir à l'esprit sans que je l'aie voulu. Ces souvenirs – certains intrusifs, certains jolis – semblent plus significatifs aujourd'hui, pareils à des jalons sur un chemin. Et je suis capable de voir ce chemin uniquement parce que je suis revenue sur mes pas afin d'y trouver un instant révélateur, la preuve d'un élément déclencheur. »

Comment se souvenir lorsque pendant des décennies on a enfoui le traumatisme originel, ici celui du meurtre de la mère assassinée par son second mari en 1985 ? Elle avait quarante ans, Natasha Trethewey, poétesse reconnue aux Etats-Unis, dix-neuf. Elle commence par convoquer des rêves, par exhumer des photographies pour les décrire, avec une intimité poétique très sensorielle qui fait entrer le lecteur dans la pensée de l'auteure, parfois confuse, toujours honnête, avouant lorsqu'elle ne se souvient plus. Elle raconte également une enfance sudiste dans le Mississippi et en Georgie, avec son racisme ordinaire, un Ku Klux Klan toujours actif, elle qui est née d'un couple interracial, une enfance au cours de laquelle elle apprend à vivre en butte aux intimidations et à l'hostilité.

La construction du récit est lente, régulière, avec ces flux mémoriels qui reviennent sans cesse comme un rembobinage de vieille cassette. Natasha Trethewey maitrise son écriture, passant brillamment de la première à la deuxième pour révéler des choses de l'enfance qu'elle n'avait jamais avoué, un « tu » qui raconte tout le désarroi d'une petite fille qui se confie à son institutrice pour lui dire que sa mère est battue, sans que rien ne change.

Et puis tout s'accélère dans la deuxième moitié avec cette fois de nouveaux modes de discours : quelques pages du journal intime maternel, des retranscriptions d'appels téléphoniques enregistrés par sa mère dans l'espoir d'obtenir un mandat d'arrêt à l'encontre de son ex-conjoint menaçant, des dépositions policières jusqu'à l'autopsie. Autant de pans déchirants et obsédants du chemin qui mène à un féminicide. On a beau savoir dès le départ l'issue du récit, on est terrifié par ce qu'on lit, par l'inertie de la société à protéger une femme qui a peur.

Aujourd'hui quinquagénaire, Natasha Trethewey nous offre avec dignité le livre le plus difficile à écrire. Celui qui, en affrontant le meurtre de sa mère, dit ce que signifie retrouver une identité entière, la douleur de parvenir à la construction de soi, défiant le cours tragique du destin pour faire revivre la femme intrépide, intelligente et solaire qu'était sa mère, repoussant la colère, la culpabilité et la honte qui a pu être la sienne pendant très longtemps. Poignant .
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Ce livre magnifique écrit par Natasha Trethewel est un mausolée dédié à sa mère afro-américaine, Gwendolyn Grimmette, assassinée à 40 ans par son second époux dont elle venait de divorcer après des années de maltraitances. L'autrice, née d'un mariage interracial revient sur cette tragédie qui a changé sa destinée et se remémore ce jour de juin 1985 à Atlanta alors qu'elle n'a que 19 ans où elle reçoit un appel tant redouté lui annonçant l'assassinat de sa mère par son beau père. Ne lui reste d'elle que quelques affaires et l'image traumatisante de sa silhouette tracée à la craie sur le trottoir devant son appartement de Mémorial Drive. Des décennies plus tard elle revient vivre à Atlanta et part sur les traces de son passé qu'elle ne parvient plus à fuir et qu'elle a besoin de reconstituer pour ressusciter le souvenir évanescent de sa mère. Elle se souvient de son Mississippi natal d'avant le divorce de ses parents, de la ségrégation raciale et de son installation à Atlanta où, fusionnelles, elles coulent des jours heureux jusqu'à ce que la dyade mère/fille explose avec l'arrivée de Joël alias Big Joe dans leur vie et la naissance de son frère. Un homme violent, persécuteur et intrusif qui met à mal leur complicité. Après des années d'abus sa mère trouve la force de fuir et commence une nouvelle vie mais un destin funeste la rattrape. Ce récit captivant est à la fois factuel, spirituel et allégorique avec souvenirs, rêves, réflexions, déposition, transcription d'enregistrements téléphoniques de sa mère et son bourreau, confessions écrites. Ce qui m'a le plus touchée c'est le somptueux portrait en clair-obscur et à contre-jour empreint de mysticisme de sa mère où elle l'érige sur un piédestal comme icône sacrée au visage nimbé de lumière avec des passages somptueux superposant à la figure maternelle, au lien filial et à des scènes de leur vie intime des images bibliques de la Vierge et du baptême. Natasha fait émerger Gwendolyn des profondeurs de la mémoire et lève le linceul sur son visage et l'oubli, la revoit enfin intacte, transfigurée et vivante comme elle l'était avant Big Joe, avant de rejoindre le mémorial céleste de toutes les mères « Gone to glory ».
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En 1985, lorsqu'elle a dix-neuf ans, l'auteur perd sa mère, tuée par balle par un mari violent qui la menaçait depuis longtemps, au point d'avoir déjà été incarcéré. Il lui faudra plusieurs années avant de pouvoir faire face aux souvenirs, et encore trois décennies pour mettre en mots, dans ce livre, l'histoire de son enfance et de sa mère Gwendolyn.


Qu'il est déchirant, ce récit autobiographique aux allures de roman ! Au-delà de la narration de l'intime, marqué par un traumatisme qui, après une vie à tenter de l'apprivoiser, hante encore l'auteur et l'étreint d'une douleur palpable, c'est l'histoire raciale des Etats-Unis qui se dessine à travers plusieurs générations d'une même famille. Née d'une mère noire et d'un père blanc dans une Amérique qui interdit encore les mariages interraciaux, pointée du doigt pour sa peau à la fois trop claire et trop foncée pour lui assurer une identité claire et une appartenance incontestable, Natasha apprend très vite que son métissage sera d'abord pour elle un poids à subir en silence, dans une omniprésente désapprobation générale.


Intégrée dès le plus jeune âge, cette habitude de faire profil bas dans un monde qui la réprouve sera en grande partie à l'origine de la douleur qui la poursuivra sans remède après la perte de sa mère. Car jamais la fillette, puis l'adolescente, ne se sentiront autorisées à s'arracher du carcan de l'endurance passive, subissant comme une fatalité les manipulations perverses du beau-père, et absorbant sans mot dire le dramatique vécu maternel, en observatrice impuissante qui aurait tant voulu protéger mais n'héritera au final que de la lancinante culpabilité de sa résignation. L'on comprend ce que la prise de parole de l'écrivain peut comporter ici d'essentiel, pour la réconciliation de l'auteur avec cette part d'elle-même qu'elle a si longtemps tenté d'effacer, et pour rendre à sa mère une voix, et peut-être une forme de sens à son histoire.


De la narration se dégage le bouleversant portrait d'une femme qui croit trouver la voie de la liberté et de l'indépendance, mais qu'un destin tragique rattrape cruellement au travers d'un conjoint violent. Longtemps martyrisée, pourtant mise sous protection, elle est finalement tuée par cet homme, dans un enchaînement de circonstances à pleurer. L'on reste notamment sans voix à la lecture des transcriptions des dernières conversations téléphoniques entre Gwendolyne et son bourreau. Leur enregistrement devait permettre à la courageuse jeune femme d'obtenir un mandat d'arrêt contre son mari, mais trop tard...


Douloureux, profondément sincère, ce livre impressionne par la qualité et la sensibilité de son écriture, souvent poétique, toujours hantée par une figure maternelle érigée à l'état d'icône et restituée dans un troublant jeu d'ombre et de lumière. D'une symbolique toute biblique, il matérialise aussi de manière frappante la dramatique éclipse venue irrémédiablement assombrir la vie entière de l'auteur. Un livre terriblement poignant.

Lien : https://leslecturesdecanneti..
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Natasha Trethewey est professeure d'université, poètesse reconnue, prix Pulitzer de la poésie en 2007, et métisse. Fille d'un poète canadien et d'une travailleuse sociale, dont le mariage se terminera rapidement, elle sera témoin et victime de la violence de son beau-père, et perdra sa mère à l'âge de 19 ans assassinée d'une balle dans la tête.

Cet épisode de sa vie, profondément traumatisant, elle le met entre parenthèse, une longue parenthèse, entre le meurtre et la décision d'affronter la vérité : années oubliées, comme "calées entre deux serre-livres", attentive à ne pas y toucher.

Mais le passé est là, même occulté, même ignoré et revient malgré tout sous forme de rêves, ou de flashs qui portent en eux un appel au souvenir, ou de malaises physiques inexpliqués :

« Bien sûr, nous sommes faits de ce que nous avons oublié, de ce que nous avons cherché à enterrer ou à retrancher. Une part d'oubli est nécessaire et l'esprit travaille à nous protéger de ce qui est trop douloureux ; cela n'empêche pas certains aspects d'un traumatisme de vivre dans notre corps et de se manifester de façon impromptue. »

A travers cette en(quête), c'est l'enfance qui surgit, celle d'une enfant qui subit les affronts racistes les plus vils, les Etats du sud n'ayant pas intégré la légalité des mariages mixtes.

Les souvenirs affluent, ceux qui ont réellement laissé leur empreinte dans sa mémoire et ceux qui résultent de la mémoire collective familiale, tant racontés qu'ils se sont intégrés et laissent l'impression d'avoir été vécus.

Ce retour nécessaire même s'il est douloureux n'est pas une chemin lumineux, la douleur modifie l'écriture, ainsi certains épisodes nécessitent le recours à la deuxième personne, pour mettre distance l'indicible.

L'écriture exorcise le malheur, et elle est le sens même de cette histoire :
« La mort de ma mère est rachetée par l'histoire de ma vocation, lui donne un sens au lieu de faire quelque chose d'insensé. C'est l'histoire que je me raconte pour survivre. »

Une plume sensible, à vif, illustre ce drame, et porte aussi la parole de toutes ces femmes victimes de violence conjugales.
Lien : https://kittylamouette.blogs..
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Je tiens d'abord à remercier Léa du groupe PicaboRiverBookClub spécialisée en littérature américaine de m'avoir donné la chance de lire cet ouvrage dans le cadre d'un partenariat avec les Éditions de l'Olivier.

Cela fait quelques jours que j'ai refermé les dernières pages et je réfléchis encore aux mots que je vais poser sur ce récit autobiographique bouleversant de Natasha Trethewey traduit par Céline Leroy.
Son histoire lui appartient, et à elle seule.

L'écriture auréolée de justesse et de beauté se bat à sa manière contre les féminicides et les symboles confédérés du Mémorial Drive, la longue avenue traversant le coeur de la Ville d'Atlanta en Georgie.

Je l'ai lu rivée aux pages. Un chant d'amour posthume flamboyant, d'une infinie tristesse contenue et sans pensée vengeresse.

A l'aube de la cinquantaine et trente ans après le drame, Natasha Trethewey revêt les traits de la petite fille qu'elle était, née d'un mariage mixte entourée d'amour puis d'adolescente atrocement meurtrie pour raconter les années passées auprès de sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough sauvagement assassinée par son deuxième ex époux le 5 juin 1985.

Une date marquée au fer rouge à partir de laquelle Natasha Trethewey remonte les années, raconte ses origines et le courage exemplaire de sa mère dans la vie de tous les jours et dans sa vie professionnelle au cours des années 70-80 à Atlanta.

J'ai été bouleversée par le drame. L'écriture profonde émeut par ses aveux de détresse, sa sincérité, la recherche de la vérité sous les silences. La voix lumineuse de Natasha Trethewey, grande poétesse américaine échappe au papier pour pénétrer les tréfonds de l'âme, « mettre des mots sur les maux » prend tout son sens.
La texture des mots de la confession et son authenticité génèrent un apaisement dans la douleur comme si Natasha Trethewey prenait de la distance nécessaire grâce à la résilience de l'écriture.

J'ai lu en une seule fois pour ne pas interrompre la voix intérieure de Natasha Trethewey, le sublime hommage à sa mère, Gwendolyn Ann Turnbough.

A lire absolument.

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critiques presse (8)
LeJournaldeQuebec
03 octobre 2023
Un livre désarmant.
Lire la critique sur le site : LeJournaldeQuebec
LePoint
19 janvier 2022
Bien sûr, c’est un roman noir. Où l’on attend de savoir comment tout va finir mal. Sauf qu’en projetant son récit intime dans la grande Histoire de l’Amérique raciale et politique, l’écrivaine ouvre plus grand son parcours qui raconte, aussi, la naissance à l’écriture.
Lire la critique sur le site : LePoint
LeMonde
19 janvier 2022
Memorial Drive se compose ainsi, un fragment poétique après l’autre, faisant émerger avec une douceur douloureuse et magnifique la figure de Gwendolyn. Le dernier tiers du livre lui rend la parole, à travers trois documents judiciaires ahurissants, qui la montrent avec toute sa force, son intelligence et son courage, s’accrochant à l’espoir que son cauchemar cesse.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaPresse
09 janvier 2022
C’est un autre portrait de mère déchirant, autobiographique [...]. L’autrice, qui a publié plusieurs recueils de poésie en anglais, aura mis 30 ans avant de pouvoir raconter le récit poignant, superbement écrit, de ce drame qui la hante encore à ce jour.
Lire la critique sur le site : LaPresse
LeMonde
09 janvier 2022
Gwendolyn Turnbough a été tuée par son second mari quand sa fille avait 19 ans. Superbe, « Memorial Drive » est autant le portrait de la défunte qu’une méditation sur la mémoire.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LeDevoir
25 octobre 2021
Avec cette douloureuse exploration de la mémoire réprimée et de la culpabilité, essayant de donner du sens à ce qui ne peut en avoir, Natasha Trethewey emprunte l’allée étroite du souvenir.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
NonFiction
27 septembre 2021
Mêlant souvenirs, rêves, dossiers d’enquête, enregistrements, l’auteure explore les violences conjugales et la question raciale aux États-Unis.
Lire la critique sur le site : NonFiction
FocusLeVif
17 septembre 2021
Dans un récit bouleversant, la poétesse américaine surmonte son déni et sa douleur pour se souvenir de sa mère, assassinée en 1985 par son ex-conjoint.
Lire la critique sur le site : FocusLeVif
Citations et extraits (51) Voir plus Ajouter une citation
Ma mère et ma grand-mère avaient beau afficher un même stoïcisme face aux événements, le reste de leurs attitudes divergeaient. Ma mère détestait les armes, la confrontation, alors que ma grand-mère voyait les armes comme un mal nécessaire, me serinant que la manière d’affronter un intrus était la suivante : « Tu commences par un tir de sommation et, si ça ne l’arrête pas, tu vises les jambes pour le blesser. »
Ces mots ont marqué ma première prise de conscience que le danger qui se présentait à nous ne se limitait pas au monde situé à l’extérieur de notre communauté très unie, à ce groupe de maisons, mais qu’il pouvait nous atteindre chez nous, directement dans le jardin, peut-être jusque devant notre porte. Même si j’étais trop petite pour me souvenir de la nuit où le Klan a brûlé une croix dans notre allée, j’ai très souvent entendu l’histoire et ce moment est gravé dans ma mémoire comme si je l’avais vécu. Je le vois comme si je regardais une scène dans un documentaire, silencieux à l’exception du ventilateur encastré dans la fenêtre, un bourdonnement pareil à celui d’un vieux projecteur de cinéma :
« Les hommes arrivent tard le soir, longtemps après le dîner : mes parents sont encore assis dans le salon, ils regardent la télévision ; dans la cuisine, ma grand-mère et mon oncle Charlie lavent ce qui reste de vaisselle. Ils sont aujourd’hui tous morts et je les vois se déplacer dans la maison pareils à des fantômes. Dans cette histoire, moi aussi je suis un fantôme – un moi bébé dont je ne me rappelle rien, mon expression indéchiffrable sur mon visage encore aussi blanc que celui de mon père. Ma grand-mère observe le groupe à travers les stores – sept ou huit hommes en tunique blanche qui portent une croix de taille humaine ; dans la chambre, ma mère monte la garde devant moi, les rideaux sombres tirés, toutes les lumières de la maison éteintes en dehors de la faible lueur émise par une lampe-tempête dans un coin, pour que nous soyons tous plongés dans l’obscurité ; mon père et mon oncle, fusils à la main, attendent en silence dans la pièce de devant tandis que dehors le brasier est allumé ».
Chez ma grand-mère, se souvenir de cette histoire, la raconter, visait à assurer ma future sécurité, une protection obtenue grâce au savoir et à la vigilance qu’elle faisait naître, une espèce de prudence exacerbée : les poils qui se dressaient sur ma nuque dès que j’entendais un accent du Sud bien précis, ma colonne qui se raidissait quand je voyais le drapeau confédéré ou le râtelier à fusils sur un pick-up qui nous suivait de trop près sur la route.
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Bien sûr, nous sommes faits de ce que nous avons oublié, de ce que nous avons cherché à enterrer ou à retrancher. Une part d’oubli est nécessaire et l’esprit travaille à nous protéger de ce qui est trop douloureux ; cela n’empêche pas certains aspects d’un traumatisme de vivre dans notre corps et de se manifester de façon impromptue.
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Depuis toujours, les gens s’interrogent sur « ce que » je suis, sur ma race, ma nationalité. La façon qu’a le médium d’essayer de deviner mes origines m’est familière. Ça arrive tout le temps : une personne me jette un coup d’œil, me qualifie d’« exotique » et demande : « Quel est votre héritage ? » Un jour, dans un grand magasin, le vendeur blanc derrière le comptoir s’est montré trop gêné ou poli pour poser la question – sûrement pour ne pas offenser une femme blanche en présumant qu’elle était autre chose que blanche. Il fallait pourtant l’inscrire au dos de mon chèque, les informations concernant la race et le genre étant requises à l’époque. Hésitant, stylo en l’air, il a tenté de m’examiner discrètement. Je l’ai dévisagé pendant qu’il cogitait après deux ou trois coups d’œil à mon visage, à mes cheveux raides et fins, à la couleur de ma peau et à mes vêtements. Il a aussi certainement pris en compte ma façon de parler et a comparé ces éléments à l’idée qu’il se faisait de certaines personnes – les Noirs. Je suis restée là sans rien dire tandis qu’il griffonnait les lettres FB, pour « femme blanche ». Cette même semaine, un autre vendeur m’avait attribué un FN, pour « femme noire ». Ce jour-là, je n’étais pas seule, j’étais dans la file d’attente du supermarché avec une amie noire.
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Sugar ne s'exprimait pas comme mon père, mais elle aussi recourait aux idiotismes et aux métaphores. Elle me faisait taire à l'église en me disant d'être "aussi silencieuse qu'un rat pissant sur du coton". Le moindre secret commençait par "Motus et bouche cousue mais...". Quand elle a appelé son petit chien Toby en référence, m'a-t-elle expliqué, au terme vaudou qui désigne une amulette, j'étais ravie, persuadée qu'elle avait des pouvoirs magiques et était capable de changer d'apparence. Elle aimait la poésie des psaumes qu'elle récitait souvent en effectuant ses tâches ménagères. Des années plus tard, quand la démence l'a empêchée de parler normalement, elle psalmodiait ce qu'elle avait besoin de dire en adoptant cette même cadence. Bien avant que nous reconnaissions les signes de sa maladie, Sugar se présentait tous les jours à la porte de derrière en chantant mon nom à travers la moustiquaire, me tendant trois figues encore vertes au creux de sa paume : une offrande. Attends, semblaient dire les fruits, sois patiente et la douceur viendra. Sans prononcer un mot, elle m'apprenait le pouvoir figuré des objets, leurs juxtapositions riches de sens.
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La ville où nous nous sommes installées traversait un énorme bouleversement démographique, social et politique. À peine plus d’une décennie plus tôt, les écoles avaient officiellement mis fin à la ségrégation. Les barricades physiques qui avaient été érigées dans le sud-ouest d’Atlanta pour empêcher les Noirs d’emménager dans les quartiers blancs avaient été retirées par ordonnance du tribunal, et la fuite progressive des résidents blancs vers les banlieues environnantes était devenue massive. En 1960, les Noirs représentaient moins d’un tiers des résidents de la ville et plus de la moitié en 1970. (…)
Une photo de cinquième prise en 1962 ne montre que des visages blancs. À l’automne 1972, quand je suis entrée en CP, il n’y avait pas un seul élève blanc dans ma classe et je ne me souviens pas d’en avoir vu ailleurs dans l’école. La plupart des enseignants étaient noirs à l’exception d’une poignée de Blancs qui n’avaient pas pris de poste en banlieue. Ceux qui étaient restés ont embrassé avec les nouveaux instituteurs noirs la transformation raciale du corps étudiant en adoptant tout au long de l’année, et pas uniquement durant le Black History Month, un programme qui incluait l’histoire et les contributions culturelles des Afro-Américains. Seuls les manuels scolaires et les livres de lecture Dick and Jane remontant à la décennie précédant la déségrégation proposaient une vision du monde qui ne comprenait aucun personnage noir.
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Vidéo de Natasha Trethewey
Qu'y-a-t-il de plus fort que la littérature pour raconter ce qui fait l'essence de nos vies ? Pour l'écrivain, aucune existence n'est ordinaire et tous les éclats du réel qui nous atteignent, chaque événement, toutes les émotions, forment une inestimable matière première pour l'écriture. Mais l'acte d'écrire n'est-il pas, en lui-même et au-delà des thèmes qu'il aborde, le grand sujet de la littérature ? Qu'il s'agisse de raconter la vie des autres ou la sienne, c'est la manière qu'on aura choisie pour l'écrire – le style, le ton – qui fera l'oeuvre. Choisir d'écrire pour dire n'est jamais un acte anodin. Armistead Maupin et Natasha Trethewey
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