Je pourrais…
… M'alarmer du lent pourrissement d'un microcosme littéraire qui recycle ses sauteries et ses états d'âme (encore un roman sur le milieu éditorial)…
… Déplorer l'énième version d'un couple parisien qui se désagrège, et regretter ainsi le manque d'imagination de l'auteure…
… Avouer que je n'ai pas cru à cette histoire (les lettrés sont lâches, ils passent rarement à l'acte ; ou alors c'est du plagiat de « Shining »), prétexte à de nombreux clichés et à de rares passages enthousiasmants (pages 87, 140, 158)…
… Citer ces références (ex : Cattelan, Mahler, himitsu, Shalimar, Arts Forains, Biolay…) qui marquent un territoire intello-socio-culturel plus qu'ils n'éclairent le lecteur…
- M'agacer de tous ces mots en majuscule pour nous expliquer que le ton MONTE…
… M'étonner du portrait de l'écrivaine en quatrième de couverture (ô vanité), comme si son minois suffisait à nous convaincre de son talent…
… Parler de posture plutôt que d'écriture…
… Mais l'essentiel n'est pas là.
L'essentiel, c'est que me suis ennuyée et que rien, selon moi, ne pourra justifer un intérêt excessif pour ce roman si ce n'est l'adoubement de ses pairs et l'indulgence coupable dont bénéficient les influents.
Bilan : 🔪
PS : ceci n'est pas un SP mais un prêt de ma libraire. Fidèle à mes principes, j'achèterai ce roman au moment de sa sortie officielle.
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Leur bibliothèque était imposante, elle mangeait une bonne partie des murs de leurs quarante-sept mètres carrés, Étienne avait toujours chiné beaucoup de livres d'occasion, doublés d'un fonds déjà imposant qu'il avait hérité de sa mère Dahlia en même temps que l'appartement, Vive y avait ajouté sa collection de livres d'art et de photographie.
Étienne avait alors développé la manie de classer sa bibliothèque par ordre alphabétique des titres des ouvrages. Vive soutenait que personne ne faisait cela, que ça n'avait aucun sens. Les ouvrages d'un même auteur se trouvaient dispersés aux quatre vents, les gens, les genres et les siècles se mélangeaient, pour elle un classement devait apporter de l'aide, de la clarté, une lecture d'ensemble.
Mais Etienne aimait cette lecture poétique où les Confessions de Rousseau se trouvaient accolées aux Confessions d'Augustin d'Hippone, où L'Œil le plus bleu de Toni Morrison rencontrait L'Œil qui écoute de Paul Claudel. Un réseau invraisemblable d'intertextualité jaillissait pour Étienne de ce méticuleux classement, sa bibliothèque ne ressemblerait jamais à aucune autre, elle était vivante comme un animal rebelle.
Comment veux-tu retrouver un bouquin là-dedans ? se plaignait Vive. Critique qu'il n'entendait pas, puisqu'elle n'avait qu'à chercher à la bonne lettre du titre. Mais où fais-tu commencer le titre ? Au premier nom, ou au déterminant ? renchérissait-elle. Au nom, à l'évidence, ou à l'adjectif, mais il y avait bien sûr des cas particuliers, c'était la beauté de son rangement vivant et organique. Et si je cherche un livre, mettons, de John Le Carré, dont je ne me souviens plus du titre, qu'est-ce que je fais ? demandait-elle. Tu n'as qu'à chercher au mot « Espion », il y a des chances pour que tu tombes dessus, lui répondait-il en riant ; car au début, tout cela, ça les faisait rire ensemble.
Ils venaient tout juste de sortir du vernissage, qui s'était révélé une fournaise doublée d'une ruche, et ils s'évertuaient à trouver un bar où s'échouer pour décortiquer l'événement et manger une assiette, comme avait lancé Vincent, l'ami de Vive qui s était joint à eux ce soir-là, tout plein de sa gaieté mondaine. On ne se mangerait pas une petite assiette sur le pouce ?
Étienne avait eu envie de le moucher : II y a peu de chances que tu parviennes à manger une assiette, à l'inverse de son contenu. Mais il s'était abstenu, parce qu'il ne pensait pas que Vincent aurait ri à sa boutade. Vincent lui aurait peut-être répondu avec un rictus de bouche, pince et méditatif : Ben, Étienne, c'est comme boire un verre, non ?
Oui, c'était comme boire un verre, c'était une figure de style ; une métonymie, très exactement ; et Vincent n'aurait pas compris que l'agacement d'Ëtienne le poussait à faire une remarque qu'il espérait caustique, et qui peut-être ne l'était pas assez, en tout cas, dont son interlocuteur ne partageait pas la même communauté de signes.
Souhaiteraient-ils un appareil de correction automatique pour le remplacer, une connectique sans états d'âme ni goût de l'excellence ? Ils pourraient tout aussi bien créer une machine qui scannerait les textes comme des codes-barres, l'algorithme lisserait le bazar pour le transformer en un insipide brouet de mots creux. Voire, concevoir directement un logiciel qui écrirait les textes ! Ça ne devrait pas être si ardu quand on voyait le niveau actuel !
On y était presque avec leur ChatGPT qui faisait trembler tout le monde. Comme s'il fallait craindre qu'une machine puisse être Kafka ou Céline ! Insensé ! Ha ha ha. Ça allait faire un grand tri. Et les journalistes de prononcer à l'anglaise Tchate Gi Pi Ti. Pour ne pas prononcer GPT ! Chatte j'ai pété !
Oui, ça pétait des textes bien foireux et on se bouchait le nez avec des airs de duchesse qui s'excuse à peine de l'odeur, et Katia Rollman de lui dire qu'il fallait cesser d'utiliser des post-it avec des codes couleur, que ce n'était pas l'usage. Mais il le savait parfaitement que ce n'était pas l'usage, Étienne l’améliorait, l'usage ! Il le transcendait !
Étienne tenta de maîtriser la colère diffuse qu’il sentait percer en lui ce soir-là depuis le premier pied qu’il avait posé dans cette galerie d’exposition prétentieuse, il se concentra pour garder un flegme apparent, et finit par dire que bien sûr que si, il avait remarqué la nouvelle coiffure de sa femme, mais qu’il n’avait rien dit par galanterie, pour ne pas sous-entendre qu’elle était mieux qu’avant, parce que lui la trouvait belle tout le temps, enfin quelque chose de cet acabit. Vive fuit son regard, Vincent tenta d’alléger l’atmosphère, il sortit sa carte bleue et lança d’un ton très détendu C’est pour moi, je vous invite ! On se prend quand même un dernier verre ?
Étienne avait envie de le choper par le col et de lui hurler Arrête de nous inviter à chaque fois que l’on se voit, connard, je peux inviter ma femme, je n’ai pas besoin de ta charité ! Mais il prit sur lui, avalant l’humiliation que Vincent paye, sans protester. Il respira, força un sourire fade et articula Allez, un dernier alors, et se convainquit qu’il appréciait Vincent au fond. Il faisait partie intégrante de leur décor, comme un témoin rassurant de leur couple. Il était déjà là quand Étienne avait rencontré Vive presque dix ans auparavant.
(Les premières pages du livre)
Deux tables
Quand Étienne Lechevallier s’indigna à part lui que le serveur du Petit Brazil le reluquât encore une fois d’un drôle d’air, nous étions lundi dernier aux alentours de dix-sept heures trente ; Étienne avait comblé sa matinée de corrections sur le manuscrit d’un auteur dont il poussait au paroxysme la joie mauvaise de détester le travail, il avait avalé vers treize heures une omelette, debout dans sa cuisine, accompagnée d’un morceau de roquefort, et à l’heure du café il était parti pédalant en direction du Petit Brazil l’humeur joviale, car une seconde journée débutait pour lui, dévolue à son projet personnel qu’il jouissait encore de tenir en toute clandestinité, habillant l’escapade d’un charme secret ; il était alors impossible d’imaginer que trois jours plus tard, dans la nuit de jeudi à vendredi, Étienne tuerait sa femme.
Est-il désappointé, ce serveur, que je n’aie bu qu’un café en trois heures ? se demanda Étienne. On occupe l’espace donc on consomme, avertissait un petit autocollant plaqué sur la vitre, et il privatisait deux tables pour lui tout seul. Il s’étalait, c’est vrai. Il avait son ordinateur portable ouvert devant lui et son carnet noir, un sac à dos volumineux sur une chaise – il ne souhaitait pas le poser par terre de peur de le salir –, son casque de vélo sur une autre, sa veste, des livres, ses clefs d’antivol, le téléphone ainsi qu’un magnétophone gris à cassettes, pour s’enregistrer.
Étienne préférait prendre deux tables ; plus qu’un périmètre il désirait se créer une atmosphère, c’était son droit. Ce qui était stérile dans le fait de lui en vouloir, s’insurgeait-il, c’est que la terrasse était vide à cette heure-ci, donc il ne voyait pas en quoi sa colonisation spatiale pouvait poser un problème pertinent au serveur. Il venait souvent ici, au Petit Brazil, depuis que son contrat avait été réduit à temps partiel, s’installant aux mêmes tables, les plus à gauche sous l’auvent, n’ayant informé personne de son Projet, pas même sa femme, Vive. Le serveur faisait pourtant mine de ne jamais le reconnaître. C’est qu’il ne m’aime pas, conclut Étienne avec un sentiment d’injustice. Mais il fut soudain traversé par l’hypothèse que le serveur ne le reconnaissait tout simplement pas parce que, au fond, rien ne saillait dans son physique.
Ce lundi soir, ils étaient invités au vernissage de l’exposition d’un artiste que Vive portait au pinacle. Étienne s’en souvenait parfaitement, mais il sortit tout de même l’agenda papier rangé dans son sac à dos, pour voir se matérialiser avec netteté l’emploi de son temps consigné au stylo noir. Pour vérifier. Faire le vrai, au sens étymologique, confronter une réalité avec la preuve de son exactitude. Il avait bien écrit dans son agenda d’un cuir souple inusable malgré les années, qu’il conservait avec un soin religieux et rechargeait chaque mois de décembre d’une nouvelle tranche de feuillets calendaires vierges, il avait bien noté dans la colonne du jour : exposition avec Vive.
C’était Vive qui était invitée au vernissage. Elle aurait pu s’y rendre avec n’importe qui, mais elle demandait toujours à Étienne de l’accompagner, il était son mari. Quand il n’était pas disponible, parce qu’une date de rendu imminente approchait et qu’il devait travailler le soir, à de rares exceptions près elle restait avec lui. Elle regardait un film dans le salon, préparait un dîner rapide qu’Étienne avalait à son bureau. Ce renoncement plaisait à Étienne. Elle aurait à l’évidence pu sortir sans lui – même s’il y avait eu quelques fâcheries entre eux à ce sujet au début de leur relation, car Étienne préférait, il est vrai, qu’elle restât.
Oui, ce renoncement lui plaisait. Étienne aimait à se voir contre le reste du monde, en romantique – même s’il n’en portait aucun des oripeaux excentriques et tapageurs –, car toute sa vie s’était organisée dans le mouvement mystique d’être deux, tout s’était pensé dans l’accompagnement exclusif que sa femme et lui-même s’offraient l’un à l’autre – ils n’avaient pas d’enfant ; et l’épreuve de cette pureté, qu’Étienne n’observait pas chez les couples de ses amis, se jouait à bas bruit, sans feux d’artifice, mais dans les subtilités, comme celle de renoncer à un petit plaisir, sans rancœur. Oui, pureté, le mot n’était pas trop fort, jugea-t-il, il était adéquat.
Vive, qui était photographe, épaississait avec les années un important carnet d’adresses de toute la vie artistique qui bruissait dans la capitale, ce qui profitait à l’association Nid des Arts pour laquelle elle avait été embauchée en trois quarts temps. Si elle n’avait plus rien exposé elle-même depuis huit ans, elle avait travaillé dans de nombreuses galeries, son nom était référencé dans son milieu, ce qui avait pour conséquence un flux incessant d’invitations à des événements éclectiques. Vive les triait avec ferveur, car à défaut d’en être vraiment, elle était conviée. Elle les classait, ses invitations, elle hiérarchisait, choisissait et, ce faisant, elle composait leur agenda commun. Sa femme aimait bien dire : « Alors notre agenda culturel cette semaine, chéri… » Elle l’appelait chéri. Qu’est-ce qu’Étienne haïssait ce mot ! Non pas « chéri », il ne haïssait pas le mot « chéri », c’était « culturel » qu’il haïssait. Ils l’avaient tous à la bouche, collé au palais, il avait l’impression qu’ils le chiquaient à même les gencives toute la journée : ils agissent pour la culture ; ils fabriquent des partenariats et des passerelles culturels. Et leur chèque culture ! Mon Dieu, quel attelage, c’était le summum, s’énervait-il, comme si la culture s’apparentait à une monnaie. Vive, tout cela, c’était son écosystème. J’aime bien qu’elle m’appelle chéri, s’avoua-t-il, même si ce n’est pas très original.
Quand ils avaient commencé à se fréquenter, elle l’attifait d’une palanquée de surnoms absurdes, elle en changeait chaque jour, elle les essayait sur lui, comme un foulard ou un chapeau, pour voir s’ils lui seyaient, elle en abandonnait certains dans l’instant et en gardait d’autres quelques semaines, quelques mois, ils lui allaient bien. Ça s’était clarifié avec les années, ils s’étaient tous fondus en chéri, chéri le noyau, chéri la veste indémodable, sublimé par l’usure.
Le serveur lui demanda s’il désirait autre chose, alors que lui n’avait fait AUCUN signe. Il veut me forcer à recommander, pensa Étienne, agressé. Je finis mon café. Le serveur loucha sur la tasse dans laquelle il ne restait rien, pinça les lèvres et le laissa en paix. C’était ça qu’Étienne voulait, qu’on lui fichât la paix. C’est pour cette raison qu’il venait au bistrot, pour se concentrer sur son Projet. Aux éditions de l’Instant fou, il partageait un coin de table chèrement convoitée, en alternance avec trois autres collègues dans un espace ouvert à tous les vents, qui ne lui offrait aucune intimité ; chez lui il n’osait pas, il craignait qu’elle ne le démasquât, Vive. Elle aurait anticipé, avec son caractère enthousiaste et primesautier, ce que devrait être son Projet. Il n’avait pas envie qu’elle dénature cet envol en lui posant des questions.
Elle pourrait aussi se montrer indifférente, se dit-il, ce qui serait pire. Ne pas prendre conscience de la portée cruciale de ce qui naissait chez lui, s’essayer à des encouragements poussifs comme ceux que l’on prodigue à un enfant : C’est bien, tu veux ranger ta chambre.
Et alors, il aurait envie de la tuer.
Sa femme s’était habituée avec les années à le voir trimer à son bureau poussé dans le fond du salon, avec des livres en hautes piles, des stylos épinglés tout droit dans des pots, et elle savait qu’il travaillait. Elle savait qu’il corrigeait. C’est ce qu’Étienne faisait, chaque jour, depuis presque aussi longtemps qu’ils vivaient ensemble, il était correcteur pour les éditions de l’Instant fou. Un des derniers salariés d’une maison dans son secteur d’activité ! Le reste des troupes était à son compte, les impératifs budgétaires de l’édition avaient guillotiné les têtes des correcteurs, tous devenus auto-entrepreneurs. Et depuis 2016 : micro-entrepreneurs ! Des êtres aux micro-aspirations, avec de micro-bras et micro-cœurs, avaient tranché d’invisibles scribes de la loi Pinel. C’étaient des mots qu’il voyait tout en vert. Un vert olive. La couleur verte abjecte qui surgissait de ce salmigondis, micro-entrepreneur, était inouïe pour Étienne, qui était affecté par la couleur des mots, souffrant de synesthésie, les lettres et leurs associations lui parvenaient par intermittence violemment colorées ou se déployant sous des formes animées. Lui était fier d’être resté salarié, d’avoir résisté. Il ne l’aurait pas formulé à voix haute. Il traînait malgré son cartésianisme un trivial penchant pour la superstition. Depuis que les éditions de l’IF avaient été achetées par un grand groupe, les rumeurs malignes de nouveaux aménagements suintaient sans arrêt des couloirs. Mais il appartenait à l’ancienne école, s’affirmait Étienne, celle qu’on ne déboulonne pas avec facilité. Il avait son bout de bureau et son salaire mensuel, il les garderait. Étienne se voyait en artiste de l’ombre qui surpique les coutures, qui polit le métal grossier, et il défendait le caractère indispensable de son métier. Ils peuvent bien me passer à temps partiel, mais ils ne pourront pas m’anéantir, s’apaisait-il.
Vive ne lui posait pas de questions en le voyant travailler à sa table planquée au fond du salon, elle ne remarquait que son activité coutumière, sans rien en dire. Quand on vit à deux, on constate. Il travaille. Il se douche. Il essuie la vaisselle. Il lit. Il parle au téléphone, il occupe les toilettes. On note en passant ce à quoi l’autre s’emploie. Sans émotion inédite. C’est une image fugitive qui ne s’étoile pas, qui ne se réfléchit qu’à peine sur la pupille et n’allume ni fantasmes ni excitation. De gêne, non plus. Je ne l’excite pas en lavant la vaisselle, pensait Étienne, je ne la gêne pas en me coupant les ongles de pieds. C’e
Chaque mois, un grand nom de la littérature contemporaine est invité par la BnF, le Centre national du livre et France Culture à parler de sa pratique de l'écriture. L'écrivaine Claire Berest est à l'honneur de cette nouvelle séance.
Cette vidéo ne sera accessible que durant la durée de la conférence.
Entretien animé par Arnaud Laporte, France Culture.
Animés par des producteurs et productrices de France Culture, les entretiens du cycle « En lisant, en écrivant » sont réalisés en public à la BnF, puis diffusés dans la grille d'été de France Culture et disponibles en podcast. Genèse des oeuvres, sources d'inspiration, aléas de la vie quotidienne d'un auteur ou d'une autrice, édition et réception des textes – autant de sujets que ces rencontres permettent d'aborder, au plus près de la création littéraire.
En savoir plus sur les Master classes : https://www.bnf.fr/fr/agenda/masterclasses-en-lisant-en-ecrivant
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