Vivant à une époque où la Trinité était pensée, célébrée et vécue, Eckhart lui a donné une grande importance, mais il ne connaissait pas seulement ses gammes théologiques, il a également eu, semble-t-il, une expérience forte de la vie trinitaire qui lui a donné de la comprendre de l'intérieur et d'aller très loin dans cette contemplation. Sur un plan théologique, il a bénéficié de toute l'élaboration trinitaire antérieure. A la différence d'un Basile ou d'un Augustin, il n'a pas eu à mettre en place lui-même la théologie trinitaire, mais il met en perspective l'apport de ses prédécesseurs : non seulement des Pères, mais aussi de Jean Scott, d'Anselme, des Victoriens, de Guillaume de Saint-Thierry, de Bonaventure, de Thomas d'Aquin, du Symbole Quicumque (*) du Concile de Latran IV, des textes des mystiques rhéno-flamandes et de toute une ambiance où la Trinité était vécue et méditée, en particulier dans l'Ordre dominicain de son époque, dont le rituel est tout entier articulé autour de la Trinité, dont la fête est en train de se mettre en place. Mais Eckhart n'est pas moins original. Dans le Sermon 15, Jean Tauler disait qu'Eckhart "parlais à partir de l'éternité" et cela est particulièrement vrai de sa manière de comprendre la Trinité, ce qui ne lui a d'ailleurs pas facilité la tâche
En effet, si Eckhart donne une telle importance à la Trinité, c'est pour montrer ce qu'elle représente pour l'être humain qui est invité à partager sa vie. Dès les premiers mots du Sermon latin II, Eckhart l'explique en ces termes : pour accueillir la Trinité, "aucun meilleur accueil ne pouvait être construit, sinon dans la meilleure créature de ce monde, c'est-à-dire l'homme". Et justement, "Le premier fruit de l'Incarnation du Christ, Fils de Dieu, est que l'homme soit par grâce d'adoption ce que Dieu est par nature" (In.Ioh,n.126). Mais Eckhart n'a pas toujours été bien compris. Il est vrai que ses formules sont parfois paradoxales, telle celle-ci : "Dieu est à proprement parler retranché du nombre. Il est, en effet, Un sans unité, Trine sans Trinité, autant que bon sans qualité [...] Il est "au delà de tout nom", de toute raison et de toute compréhension, au delà de l'être et de l'étant" (S.XI,2,118) (**). Qu'est-ce à dire, sinon que ce mystère d'amour qu'est la Trinité nous échappe radicalement, comme Eckhart l'exprime en d'autres termes dans le Sermon latin IV, quand il souligne "que tout ce qui est écrit ou dit au sujet de la bienheureuse Trinité n'est, en aucun cas, satisfaisant ou vrai" ? Aussi propose-t-il, comme dans le Sermon 102, de passer du savoir au non-savoir supra-formel, et à l'accueil de la grâce