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EAN : 9782013476669
357 pages
Hachette Livre BNF (01/10/2014)
5/5   2 notes
Résumé :
Les souffre-plaisir / par Pierre VéronDate de l'édition originale : 1878Collection : Collection Michel LévyLe présent ouvrage s'inscrit dans une politique de conservation patrimoniale des ouvrages de la littérature Française mise en place avec la BNF.HACHETTE LIVRE et la BNF proposent ainsi un catalogue de titres indisponibles, la BNF ayant numérisé ces Œuvres et HACHETTE LIVRE les imprimant à la demande.Certains de ces ouvrages reflètent des courants de pensée cara... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (1) Ajouter une critique
On ne sait par quel miracle la délicate Jeanne, une âme tendre et naïve de 22 ans, parvient à respirer l'air suffocant de sa prison parisienne où la pauvreté n'est surpassée que par une ambition maladive et manipulatrice des parents.

Son éducation, si on peut appeler ainsi l'instruction méticuleuse orchestrée par ses parents, n'est qu'un investissement à long terme :
« on lui avait donné une éducation bourrelée d'agrément. Pour l'agrément ?… Allons donc ! Pour le futur profit. »
Si on lui avait appris à jouer le piano, c'était seulement dans l'espoir d'attirer plus tard une bonne famille à marier mais également pour le maigre gagne-pain des cours de piano qui seraient plus tard dispensés par leur fille.

La mère, jalouse et rongée d'amertume, la dénigre et la rabaisse à tout va en la traitant de « petite sotte ! »
Ayant hâte de se débarrasser de leur précieuse fille, ses parents la propulsent dans le tourbillon des bals parisiens.
Ils camouflent habilement les déchirures de son corsage de misère mais ne peuvent coudre un sourire sur les lèvres de Jeanne, laquelle refuse de se plier à la grotesque parade de la comédie parisienne : « lorsqu'on a besoin des autres, on sourit, on est prévenant, on est liant ! » assènent-ils avec la froideur des tyrans.

Est-elle observée par un quelconque prétendant qu'aussitôt ses parents le poussent vers elle, voudraient suppléer sa voix si c'était possible :
« Ah ! Mais !… Et je vous répète, mademoiselle la mijaurée, que ce jeune homme était très-bien, qu'il doit appartenir à des parents aisés, qu'il s'était informé si vous donniez des leçons de piano, et qu'une trentaine de francs par moi de plus auraient procuré un peu d'aisance à votre pauvre père… N'est-ce pas, Bénard ? 
— de quoi acheter quelques graines pour mes jardinières… Tu sais, fifille, que c'est ma passion et que je ne puis la satisfaire, faute d'argent.
— Mais, mon père…
— Silence, interrompit aigrement madame Bénard… On sonne… Allez ouvrir. »

Une aubaine ! le visiteur inconnu à qui Jeanne ouvrait la porte était justement l'intrigant de la veille, Léon, un jeune rentier pédant et sans l'ombre d'une personnalité. Enhardit par sa noble position, Léon venait cueillir son dû : « Elle était jolie, — point important pour le cas où il la promènerait à son bras. Elle paraissait pauvre, — ce qui augmentait les chances de l'attaque, en diminuant celles de la résistance. Monsieur Léon résolut de tenter le siège. »

L'accueil réservé et étonné de Jeanne irrita fortement à la mère, qui se substitua aussitôt à sa fille pour composer quasi entièrement la conversation, se muant en l'hôtesse parfaite : « la véritable matrone avait elle-même offert le meilleur fauteuil, et s'était assisse en face du visiteur dont elle provoquait la confiance par un sourire insinuant »
Des cours de piano étaient le prétexte ingénieux de la visite que Jeanne ne pouvait refuser sous l'oeil vigilant et tyrannique de sa mère… La conquête semblait presque trop aisée, un triomphe qui ne demandait guère d'efforts. Léon « sentit la montagne venir à lui avec une complaisance inespérée. » Sa proposition de rétribution pour les leçons était exagérément élevée, un geste qui, loin de susciter des suspicions, était accueilli par l'avidité palpable des parents.

À cette conjoncture, la sensibilité exacerbée de Jeanne était telle qu'elle aurait été sensible à n'importe quel homme portant en lui une once d'honnêteté, un soupçon de liberté d'esprit transcendant la banalité ambiante. Georges fit irruption dans le désert de son existence : un extravagant de la plume, un homme de lettres, qui, dans le mépris des richesses terrestres, se jeta dans l'abîme tumultueux de la petite presse satirique.

Georges s'infligeait tous les « souffre-plaisir » de la comédie romantique, entretenant une liaison délicate avec Jeanne, sans jamais permettre à la vulgarité du monde d'infiltrer leur intimité sacrée.

Mais les parents de Jeanne, ces vautours affamés de la bourgeoisie, n'avaient que faire d'un homme qui baignait dans les encres de la poésie plutôt que dans l'or étincelant de l'opulence. Jeanne, aussi secrète qu'une conspiratrice, ne pouvait qu'admirer ce phénomène depuis l'ombre, ses émotions emprisonnées, sa voix muselée, son coeur enchaîné… Mais tout fut décelé par l'oeil vigilant de la mère, chaque geste était un indice, chaque regard un aveu : « Je n'ai pas perdu un de ses gestes pendant toute la soirée… il n'a causé qu'avec vous (…) il ne remettra plus jamais les pieds ici ! »

Alors que les premiers fils délicats d'une liaison inattendue se tissaient entre Jeanne et Georges, Léon, imperturbable dans son assurance, déployait ses stratégies d'approche malhabiles sous le couvert des leçons de piano. Léon, le rustre galant, encouragé par la confiance que sa noble position lui conférait, laissait échapper des avances dépourvues de la subtilité d'un véritable courtisan. Jeanne, cependant, n'était ni dupe ni une proie facile et le repoussait avec une aisance déconcertante.

Au milieu de cette danse délicate, l'ombre de Georges planait comme une promesse d'évasion. Dans un élan d'audace, Jeanne lui offrit son âme et son avenir, une proposition de mariage surgissant avec la soudaineté d'un orage d'été.
Georges, l'homme des lettres, le vagabond des passions, se trouvait pris au piège de l'angoisse. Pouvait-il partager à deux le fardeau de la pauvreté, à échanger la liberté des vers pour les chaînes du quotidien ?
Refusant l'offre avec une honte muette, Georges se repliait en silence.

La fortune d'abord, le mariage ensuite : Georges, qui auparavant crachait avec dédain sur l'héritage de son vieil oncle de telle sorte qu'il soit retiré de son testament, revint vers lui en rampant pour quémander un prêt, une dot pour son mariage.
Bien que l'oncle célibataire soit un éternel sceptique des femmes, il se laissa intriguer par les mérites de Jeanne, éloquemment détaillées par Georges. Là, dans ce moment de faiblesse délicieuse, l'oncle, l'incrédule, devint un amoureux empressé et se mit à rêver d'avoir une bonne et jeune épouse pour ses vieux jours…

Conscient de l'inutilité de ses avances auprès de Jeanne, l'oncle, rusé et pragmatique, oriente ses stratagèmes vers les parents, à qui il propose ce marché lugubre. Un marché bien meilleur encore que celui de Léon, l'oncle n'ayant plus que quelques années à vivre…
Les parents saisissent aussitôt l'offre et n'attendent pas même une discussion d'usage avant de forcer leur fille à se marier. Un quiproquo des plus atroces suit la proposition par les parents : Jeanne est chaleureusement enjouée, pensant que l'oncle venait pour présenter la demande de son neveu, Georges, alors que c'était bien l'oncle lui-même dont il s'agissait.
Au moment où le malentendu est révélé, les parents assaillent Jeanne de reproches, l'accusent d'ingratitude, d'égoïsme...Bien entendu, une partie de la dot devait servir à donner de confortables rentes aux parents…. Jamais rien n'était pensé pour l'intérêt de leur fille.

Fuyant l'insoutenable atmosphère de son domicile, Jeanne s'égare, éperdue et vulnérable et se fait recueillir par Madame de Gérardon, une femme entretenue, vulgaire qui s'est créée une excellente position. Elle recruta Jeanne en son cercle, tenta de la pervertir et souhaitait qu'elle soit vengée de l'humiliation de Georges.
A cette fin, elle l'invita à un souper où devait se rendre Georges et Léon et plaça Jeanne à côté de Léon, espérant susciter des passions inavouées et déclencher une catastrophe.

Georges fut effectivement surpris de voir Jeanne aux côtés de Léon et présumait qu'ils avaient une aventure. Il fut si déçu qu'il concluait que tout n'était que superficiel chez Jeanne : sa vertu, sa candeur… Autant de fausses qualités que mettent en avant les femmes miséreuses espérant un bon mariage.
Rancunière du regard méprisant de Georges, Jeanne n'avait aucunement saisit quel malentendu il pouvait y avoir à être assise près de Léon, et lança quelques saillies et railleries indirectes au cours du dîner à l'encontre de Georges, lequel rétorqua à son tour sur la décadence du mariage, la fausse vertu qu'affiche les filles pauvres… Les autres invités ne comprenaient rien à ces tirades agressives, se sentant injuriés. Georges, emporté par une furie indomptable, élargissait le champ de bataille et finit par englober plus directement la salle entière dans ses attaques de telle sorte que Léon, accablé, le provoqua en duel le soir-même.

Georges, vainqueur du duel, triomphe amèrement : on compatit pour ce pauvre Léon, blessé après avoir été injurié et l'on calomnie la brutalité grossière de Georges. Mais ce que cette petite tragédie à fait renaître, c'est l'amour enseveli sous un amas de ressentiment et de méfiance, reprenant vie dans le théâtre d'une violence puérile.
La peur de mourir pour si peu a mis l'égo de côté.
Jeanne, oubliant sa vengeance, s'était dissimulée seule dans l'ombre pour observer le duel, mais s'était évanouie sous un froid intense… C'est Georges qui la secourut, mais Jeanne était désormais un fantôme languissants, souffrante, alitée. Une brève accalmie, aussi cruelle que douce, émergea dans cette tempête, illuminant leur amour des feux fugaces d'une étoile mourante.

« - Méchante enfant qui m'avait cru coupable d'une lâcheté !
- Ingrat qui avait douté de moi !
- Oh oui, nous étions fous tous deux, mais ce n'est pas notre faute, Jeanne. C'est la faute du milieu dans lequel nous vivons. La désinteressement, l'honneur et la fidélité sont devenus des vertus légendaires, tandis que leurs contraires courent les rues à pied et en voiture. Si bien que, malgré nous, nous nous étions regardés à travers nos contemporains… Vilain point de vue ! Nous ne nous regarderons désormais qu'à travers notre amour. Nous avons tant de jours perdus à réparer ! »

Jeanne s'éteint et Georges n'a pas le moindre sou pour l'enterrer mais se contraint, avec une plume lourde de chagrin, de concocter quelques billets satiriques pour ses journaux habituels. Un mot après l'autre, une larme après l'autre, jusqu'à ce que l'horreur de la situation le saisisse à la gorge : « Non ! Je ne peux pas !… Je ne veux pas !… Ce serait souiller ta pureté angélique que d'associer ta chaste dépouille à ce côte à côte de plates impudicités !… » et parvient tant bien que mal à réunir la somme nécessaire pour honorer ses funérailles.

Les parents de Jeanne ignoraient encore le destin tragique de leur fille mais étaient parfaitement éclairés du décès de l'oncle de Georges, survenu peu de temps après. Aussi, ils se ruèrent au domicile de Georges pour l'inciter à se marier avec leur fille, sachant pertinemment que Georges était l'unique héritier de son oncle.
Georges, d'un ton railleur, rempli d'amertume et colère, leur rétorqua :

« Ah ! Ah. ! Ah ! Ah !… fit-il… Ah ! Ah ! Ah ! Monsieur et Madame Benard, vous avez eu là une heureuse idée… Je conçois, le million du bonhomme Gaspard, c'était alléchant… Malheureusement, ah ! Ah !… Il sera pour les pauvres, ce million-là, car je n'ai plus besoin, moi, que d'une balle sur quelque champ de bataille… Quant à votre fille, elle s'est passée de votre assentiment, nobles parents…
- C'est impossible, monsieur, répliqua aigrement Madame Anaïs… les lois sont là… nos droits sont précis… il faut à Jeanne notre consentement…
- Pour mourir ? Demanda Georges d'un ton strident.
- Que dites-vous ?
- Je dis que vous pouvez monter, si votre conscience ose affronter la vue de son cadavre…

Le couple Bénard, terrifié, tourna silencieusement les talons.
Mais, arrivé au coin de la rue :
- C'est fait pour nous, gronda Madame Anaïs ; au moment où elle pouvait nous récompenser de tous nos sacrifices…
- Que veux-tu ? Opina Joachim avec résignation, il était écrit que je ne pourrais jamais avoir seulement un petit coin de jardin à moi !… »

C'est un mélange de genres inextricable que ce roman : à une plume toujours légère et raffinée de l'auteur se côtoie une satire féroce, une ironie cinglante, un drame romantique, du réalisme, un peu de tragique… Les caractères sont peints de manière vivante, avec un sens aigu du détail et de la profondeur psychologique. Les interactions entre les personnages sont pleines de tensions sous-jacentes (voir les plus longues citations faites sur ce roman).
On y trouve également quelques quiproquos simples mais bien ficelés façon vaudeville comique, des scènes gaies et une atmosphère légère et calme au milieu des atrocités contées.
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Citations et extraits (8) Voir plus Ajouter une citation
Sorti du collège depuis trois années, il avait trouvé, sur le seuil de cet établissement scolaire, l'oisiveté qui l'avait pris par le bras.
Unique enfant d'une mère qui cédait à ses caprices et avait assez de fortune pour les réaliser tous, il avait décidé qu'il donnerait sa vie à la profession qui s'appelle vivre de ses rentes.
Il ne savait pas, le malheureux, combien terrible est cette profession-là. Il commençait à s'en apercevoir.
Léon avait prétendu choisir pour unique souci le plaisir, sans soupçonner ce qu'il faut de philosophie pour être Épicurien. Pauvre Léon !

Il avait cherché l'élégance et, faute de goût, il ne parvenait qu'à faire railler ses maladroites excentricités.
Il haïssait les exercices violents et il montait à cheval parce que la mode l'exige.
Il détestait le cigare, et il fumait parce qu'il est de bon genre de sentir la tabagie.
Il aurait voulu être couché tous les jours à neuf heures, et il passait quatre nuits par semaine, parce que le code du plaisir a un article sur ce sujet.
Il était de l'humeur la plus pacifique, et il ferrailait deux heures par jour à la salle d'armes, parce qu'il est bien porté d'être prêt à couper la gorge à autrui.
Il s'était fait enfin recevoir membre du Cercle des Mioches, où il perdait régulièrement au lansquenet ses vingt-trois louis par semaine, tout en professant pour le jeu la plus profonde des aversions.

Vous voyez que pour rendre complet le bonheur d'un gaillard aussi fortuné, il ne manquait plus que le chapitre de la galanterie.

C'était précisément ce qui amenait monsieur Léon Durozoir dans la rue Neuve-Coquenard.
Il avait rencontré Jeanne à la petite réunion bourgeoise où l'avait par hasard conduit un ancien ami de collège.
Elle était jolie, point important pour le cas où il la promènerait à son bras.
Elle paraissait pauvre, ce qui augmentait les chances de l'attaque, en diminuant celles de la résistance.
Monsieur Léon résolut de tenter le siège.

Non pas qu'il aimât Jeanne. Allons donc ! On avait au Cercle pour premier principe de ne jamais aimer. Mais on avait pour second principe qu'une maîtresse est un objet indispensable, au même titre qu'un porte-cigare ou des boutons de manchettes.
Et monsieur Léon n'avait pas encore pu se procurer l'objet indispensable, par suite d'une timidité excessive doublée d'une horreur candide pour les aventures. De là, le choix qu'en sa sagesse chevaleresque, il avait fait d'une fille dont il supposait la vertu démantelée par le besoin.

Monsieur Léon représentait un personnage que la comédie pourrait appeler le Lovelace malgré lui. Il allait à l'amour comme on va à une corvée. Conscrit innocent, il marchait à l'assaut en tremblant et sans seulement savoir tenir son fusil. Mais la vanité battait la charge et le cri de ralliement était : « Le Cercle le saura ! »
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Homme pratique en toute chose, il avait, en se mariant, compris l'utilité de la famille au point de vue de l'avenir. À cet effet, il s'était dit :
« Quand je serai vieux, ma femme sera ma garde-malade et mon enfant m’aidera. »

L'enfant étant une fille, il lui avait fait donner une éducation bourrelée d'arts d'agrément. Seulement pour l'agrément ? Allons donc ! Pour le futur profit.

Le jour où sa fille prit sa première leçon de piano, Joachim Bénard songeait déjà à celles qu'elle donnerait plus tard pour faire aller la maison. N'en passant pas moins dans son petit monde pour avoir parfaitement élevé sa chère fille et pour adorer sa femme. En un mot, le prototype de cette race banale, égoïste, et légalement honnête dont les épitaphes disent : Bon père, bon époux, — parce qu'elles ne comprennent pas ce qu'elles disent.

Anaïs Bénard, autre moitié de ce ménage, était moins âgée que son mari de dix ans. Elle n'avait pas encore franchi la cinquantaine. Sèche, anguleuse, pointue, elle formait avec le sieur Joachim un contraste prouvant une fois de plus que les extrêmes se touchent.

Joachim, c'était l'égoïsme sous les apparences de la bonhomie ; Anaïs, c'était l'égoïsme sous les apparences de la dignité. Elle avait épousé M. Bénard parce qu'elle s'ennuyait à la maison paternelle, et qu'on ne voulait pas lui laisser mettre un corset. Jusqu'à quarante ans, madame Bénard avait vécu d'amour-propre. Elle avait pris un mari bête pour le dépasser de la hauteur de sa ruse ; elle avait arboré la pruderie pour déguiser la jalousie que lui inspiraient les joies mondaines ; elle avait embrassé enfin la dévotion pour cacher sous ses pratiques le regret de vieillir.

Ce regret-là indique à lui seul comment elle pouvait entendre la maternité envers une grande fille de vingt-deux ans. De plus, l'amour-propre qui lui conseillait sans cesse de paraître au-dessus de ce qu'elle pouvait être, lui suggérait un autre grief contre la pauvre enfant. Elle ne comprenait pas qu'à son âge elle ne se fût pas encore fait une position. Quelle position ? Sur ce chapitre, madame Bénard n'entrait dans aucun développement. Devinait qui pouvait, mais l'amertume avait envahi son âme.

Le quartier, lui, qui voyait là un couple uni par la mairie et des apparences de régularité, n'en demandait pas davantage pour proclamer les Bénard des gens bien comme il faut. O criterium bourgeois !
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La mère et la fille s'observèrent et comprirent mutuellement qu'elles étaient dupes d'une double erreur.
Ce fut madame Anaïs qui devança Jeanne :

« Quand je vous demande votre consentement, c'est avec l'assurance que vous êtes trop soumise à nos volontés, trop désireuse de nous complaire pour le refuser... J'ai même cru pouvoir m'engager en votre nom. Monsieur Gaspard Humbert a quatre-vingt mille livres de rente. »

« Quatre-vingt mille, » appuya Bénard. « C'est-à-dire que c'est un miracle, fifille. »

« Vous en ferez, des envieuses, quand vous serez sa femme... »

« Comment ! Ce n'est pas Georges ? » s'écria Jeanne avec un élan désespéré.

À cette apostrophe vibrante, madame Anaïs fronça sinistrement le sourcil et toisant sa fille :
« De quel Georges vous permettez-vous de parler ici ? »

« Non ! C'est impossible... ce vieillard... lui ! »

« Monsieur Gaspard Humbert n'est pas un vieillard, Mademoiselle, c'est un homme mûr, bien conservé, millionnaire... Un parti admirable en un mot... Au surplus, je n'ai point à discuter avec vous, ma parole est donnée... »

« Vous n'aurez jamais la mienne ! »

« C'est ce que nous verrons bien ! »

« Jamais... Mais c'est une épreuve, n'est-ce pas, que vous avez voulu faire ? »

« Si c'en était une, elle suffirait pour démontrer comment vous entendez la piété filiale... Peu vous importe la vieillesse de vos parents... Peu vous importe la tranquillité de leurs derniers jours. »

« Ma mère... vous savez bien que je ne puis... »

« L'hospice des vieillards, voilà qui est assez bon pour ceux qui ont élevé Mademoiselle... C'est là qu'elle se réjouira de nous voir mourir... »

« Ma mère, j'aime Georges... et renoncer à lui serait une lâcheté... »

« M. Georges Humbert est plus raisonnable que vous, il a compris qu'il ne pouvait assurer votre bonheur, et il a confié ce soin à un autre... »

Madame Anaïs mentait, mais elle avait vu que là était le point décisif de la bataille. Avec l'intuition du mal, elle lançait du premier coup toutes ses forces de ce côté...
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« Que vous êtes, mon cher monsieur Duvoisin, un souffre-plaisir modèle ?... Et madame Duvoisin, que vous oubliez ! Vous étiez né pour l'adorer, cette épouse ; pour chérir vos enfants, coiffer à dix heures votre bonnet de coton, aller une fois l'an au spectacle et ne manger des truffes que le jour de votre fête. Au lieu de cela, vous vous infligez à vous-même la question extraordinaire de l'infidélité, vous vous condamnez aux fredaines forcées à perpétuité ; vous traînez le boulet des jeux et des faux rires. Monsieur Duvoisin, vous me faites l'effet d'un heureux bien infortuné... Encore, souffrir pour son plaisir, n'est-ce rien... mais souffrir pour le plaisir des autres !... Voilà pourtant l'histoire universelle, n'est-il pas vrai, mon pauvre Andrivon, toi dont le pinceau a si souvent tremblé de douleur devant les humiliations que lui infligeaient les exigences artistiques des bourgeois ?»

« Ah ! bien, non, ce n'est plus drôle », interrompit mademoiselle Fanny.

« Merci de l'aveu, il constate le flagrant délit, miss Fanny... Ça n'est plus drôle, en effet, car la gaieté factice, dont nous avons fait provision, s'est vite épuisée ; car que les visages sont blêmis par la fatigue et les yeux cernés par l'épuisement. Ça n'est plus drôle parce que la vérité surnage dans le vin ; ça n'est plus drôle parce que le masque est tombé et a laissé voir la figure... Ça n'est plus drôle parce que ça ne l'a jamais été ; parce qu'elle est profondément navrante, l'existence de celles que l'égoïsme associe à ses joies factices. Parce que vous avez la satiété sans l'assouvissement ! parce que ce souper est pour vous une corvée professionnelle ! parce que vous êtes, mesdames, des employées venues pour signer la feuille de présence nocturne ! parce que vous êtes des souffre-plaisir ! »

« Georges ! » fit Andrivon.
« Et pourtant, » continua Georges, sans avoir l'air d'entendre, « et pourtant il est encore des créatures qui vont d'elles-mêmes à ce gouffre, qui se jettent volontairement dans ces abîmes !... Oh ! ceux-là sont des lâches qui les y laissent aller... »
« Monsieur Humbert !... » s'écrièrent à la fois Duvoisin, le médecin et l'architecte.
« Monsieur Humbert ! » répéta Durozoir.
(…)
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Pourtant, il y avait une exception dans le ménage. Sans qu'on sache comment, une fleur trouve souvent entre deux pierres la place pour grandir. La fleur, c'était la pauvrette aux écriteaux, le professeur des cachets à un franc, le produit d'Anaïs et de Joachim ; c'était Mlle Jeanne Bénard.

Soyez sans crainte, je ne vous ferai pas de description romanesque. Je ne vous dirai pas que c'était un ange, parce que les sonnets ont gâté à jamais les paradis terrestres ; je ne vous dirai pas qu'elle était belle, parce que, grâce aux subtilités de notre langue, une belle fille représente une horrible virago comme un bel homme signifie un lourdaud colossal. Je ne vous dirai pas enfin que l'albâtre, le corail, les perles, les lys se disputaient la gloire d'orner sa personne, parce que tous ces ingrédients sont heureusement accaparés par la parfumerie plus ou moins hygiénique.

Jeanne était le charme et la grâce.

Si vous avez aimé, cher lecteur, prêtez-lui tout ce qui vous plut dans celle dont l'amour vous prit le cœur. Et vous, chères lectrices, dépensez en l'honneur de l'exquise créature les trésors de votre goût.
Des cheveux de ce châtain sombre qui tempère la puissance de la brune par la douceur de la blonde ; de longs yeux auxquels la mélancolie avait donné une pénétration magnétique ; un teint pâle trahissant la rêverie, une main fine révélant la distinction.
De plus, assez grande pour paraître déjà svelte, assez petite pour sembler encore mignonne. Voilà pour ce qu'on voyait.

Ce qui ne se voyait pas, c'était le trésor d'affection, de dévouement et de délicatesse que recélait ce cœur obligé de rester toujours fermé.
Les sentiments et l'argent qu'on ne dépense point s'augmentent de leurs propres revenus. En finance, on appelle cela les intérêts composés.
Jeanne avait eu le temps de quintupler son capital avec des parents qui contraignaient sa tendresse à faire tant d'économies.
D'ailleurs, jamais une plainte.
Héroïque de résignation, elle s'immolait volontairement aux exigences du pot-au-feu de famille. Elle s'était tracé une vie d'abnégation sans récompense, où elle devait ne pas être jeune pour que ses parents pussent être vieux à leur aise, ne pas être gaie pour qu'ils ne fussent pas tristes, ne pas vivre pour arriver à les faire vivre.

C'était là ce que monsieur Bénard trouvait tout naturel, — ce que madame Bénard trouvait insuffisant !
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