"Au royaume des femmes" ou "Un royaume de femmes" (Бабье царство) est une nouvelle parue dans la revue "La Pensée russe" en janvier 1894.
Ces "
vingt-quatre heures de la vie d'une femme" (pour citer le titre d'une autre nouvelle renommée, due au cher
Stefan ZWEIG) nous font d'abord partager les errements affectifs d'une jeune héritière la veille et le jour de Noël.
C'est qu'Anna est si maladroite. Elle ne se sent jamais à sa place. Elle doit promener du matin au soir son oisiveté subie pour honorer des "visites de charité" (adaptées à ces temps de Nativité), telle celle qui l'amène en traîneau jusqu'à ce misérable immeuble où un pitoyable fonctionnaire licencié alcoolique - l'ineffable Tchalikov, suintant de servilité - survit avec sa famille nombreuse (Chapitre I : VEILLE DE NOËL) et sous-loue une chambre de son logement crasseux à un ouvrier amateur d'horlogerie : Piménov aux larges épaules et au visage noir de suie, qui ne laissera pas Anna indifférente...
Puis nous retournons au monde d'en haut : ce premier étage des appartements cossus qu'elle habite (Chapitre II & III : MATIN DE NOËL" et "LE DÎNER") : là où l'on reçoit les gens dits "bien"... Comme ce Lyssévitch, un avocat repu, dragueur sans scrupules, grand admirateur du travail
De Maupassant... additionné d'un vieux général somnolent - sorte de figurant nommé Kriline.
Nous terminerons notre immersion dans les pièces d'en bas (Chapitre IV : "LA SOIREE") : là où le peuple, la cuisinière et les autres domestiques se pressent sous l'oeil et les dorures des icônes. Anna devant son lit, terminant cette journée exceptionnelle et banale se retranchera en elle-même avant de pleurer avec Macha d'en bas, dite "Macha la Rousse" : le "royaume des femmes" n'est pas si étendu que cela et sa relative liberté "étroitement surveillée"...
Ce bon Docteur
TCHEKHOV (1860-1904) suit évidemment tout cela de très près, et nous sommes immédiatement attachés aux pas d'Anna, aux froufrous de sa robe neuve. Pas de jugement de l'auteur. Juste les jugements intérieurs (parfois naïfs, parfois impitoyables) de sa "femme de trente ans" balzacienne, découvrant le monde ("son" monde) et ses limites avec nous...
Il nous découvre "ses" personnages là où ils en sont et nous les laissera - à la chute de sa nouvelle - là où ils sont parvenus : à une incertitude complète...
Finalement Piménov ne sera pas pour Anna, et le domestique "Michenka" échappera à "Machenka" la Rousse...
En passant, au chapitre IV, le portrait réjouissant d'une vraie langue de vipère (ou "de p...te", comme on dit plus crûment par chez nous... ), femme du peuple rouée inoubliable et cocasse, mécréante punaise de lit revenue de tout et surnommée (par tous) "La Punaise".
Toujours au chapitre IV, quelques petites fautes de goût du traducteur,
Vladimir Volkoff : un "Ouais" et "mes copines", assez malvenus dans un dialogue quand bien même il surgit des lèvres de la Punaise... Tout cela sans gravité, tant ce passage "volkovien" du russe au français est dynamique, fluide, parfait....
"Une banale histoire" (magnifiée par Wojciech Jerzy HAS) puis "
La Dame au petit chien" (affadie par Nikita MIKHALKOV) furent nos deux portes d'entrée dans l'univers tchékhovien... Cette troisième voie d'accès fait que ce monde infini ne nous quittera plus. Andrei
ZVIAGUINTSEV et Nuri Bilge CEYLAN ont bien raison d'avoir fait de ce Continent tchekhovien leur icône secrète. Au moins quatre cinéastes (polonais, russes, turc) également fascinés...
Et pour parler avec les mots de notre amie La Punaise, de plus en plus l'impression qu'en dehors de ces fantastiques "Classiques" (y compris modernes) : "Franchement, tout le reste c'est de la m... ! " :-)