«
le Projet Lazarus » de
Aleksandar Hemon (2010, Robert Laffont, 381 p).
Vaste roman, qui va du Chicago des années 08 (celles de 1908) à celles plus actuelles, mais qui passent par l'Ukraine, la Moldavie et la Roumanie pour se terminer en Bosnie. le narrateur, Vladimir Brik, Bosniaque émigré à Chicago, et marié à Mary, neurochirurgienne, se penche sur le cas de Lazarus Averbuch, jeune émigré ukrainien et veut retrouver son passé. On peut le lire comme cela. C'est aussi l'histoire de Brik et de Rora Halilbasic, deux compères, que beaucoup de choses séparent, mais qui vont parcourir l'Europe centrale (voir plus haut) entre la perte d'un gant au second chapitre et la recouvrance d'une main, au dernier chapitre. C'est encore l'histoire de Olag, la soeur de Lazare et de Isador Maron, émigrés ukrainiens dans un Chicago en proie au délire anti-anarchiste et anti-sémite. C'est toujours un recueil de blagues bosniaques, avec Mujo comme personnage central, que distille Rora au cours du livre.
Alors, faut-il résumer ? Non, mieux vaut laisser découvrir le livre, qui de plus est bien écrit et traduit, ce qui ne gâche rien. Récit toujours prenant (un peu long sur la fin), avec des allers-retours entre les différents morceaux du puzzle (mais en est-ce vraiment un). En fait c'est tout un questionnement sur la guerre (Rora était à Sarajevo, pendant que Vladimir était déjà à Chicago), sur les atrocités commises (Sarajevo ou les pogroms de Kichinev (Chisinau) en Moldavie qui poussent les Averbuch à émigrer, sur la corruption et la vie des trafiquants, actuelles dans ces pays pas totalement sortis de l'ère communiste, sur la condition humaine de l'émigrant, qu'il soit Lazarus ou Vladimir.
Quelle fut la vraie raison de la mort de Lazarus Averbuch le 2 Mars 1908, abattu par le chef de la police qui l'a pris pour un dangereux anarchiste ? Quelles furent les vies de Lazarus et de sa soeur Olga, ou des autres émigrés juifs de Chicago, regroupés dans un ghetto. Quelle est la vie de Vladimir Brik, marié à une américaine, neurochirurgienne brillante, mais qui refuse d'entendre parler des charniers et autres horreurs de la guerre, et qu'en est il de leur couple (« il subsistait entre nous des lieues et des lieues de distance dont je ne pourrai jamais lui parler. Car si je lui en parlais, cela aurait démenti tout ce qu'il y avait entre nous et que nous appelions amour. »). Et lui-même, Vladimir, professeur révoqué, et dans l'incapacité de gagner de l'argent ou d'écrire. Et pourtant, il écrit « Ce livre me ferait devenir un autre. »
(il va faire ce périple grâce à une bourse, mais ne montre pas de but et de recherche romancière avoués). Fait-il voir dans ces personnages des doubles de l'auteur, mais alors qui est le double de qui ? Lazarus le double de Vladimir, lui-même double de AH. Et dabs ce cas acéré de double vie, avec son lot de menteries, que penser du rapport entre AH et Rora Halilbasic, dont la vie n'est que poudre aux yeux, issu d'une vieille famille (dont une rue de Sarajevo porte le nom), aux voyages extravagants et aventures du même tonneau. D'ailleurs à une femme, Iuliana, qui leur fait visiter le cimetière de Chisinau Brik a cette pensée « Elle était moi, Rora était moi, et ensuite nous sommes tombés sur l'homme du banc, et homme, c'était moi, lui aussi. le seul qui n'était pas moi, c'était moi. »
Livre à recommander, car fort bien écrit, très lisible et à l'attention toujours soutenue. J'ai l'impatience de lire ses premiers livres «
de l'esprit chez les abrutis » et «
L'espoir est une chose ridicule », tous deux parus chez Laffont en 2000 et 2003. Et en plus, il y a quelques illustrations, des photos sur un motif de page noire (Rora ne cesse de prendre des photos). Ces photos sont par ailleurs celles de
Velibor Bozovic, prises au cours d'un long voyage effectué avec AH à la recherche de Lazarus et du pogrom de Kichinev.
Que dire, également de cette référence à la Bible « Lazare » dont M. Christ (ainsi dénommé dans ce livre) va trouver la soeur qui lui raconte la mort de son frère et sa résurrection. (Qui n'a jamais téléphoné, étant étudiant, à un Monsieur Lazare trouvé dans l'annuaire pour le réveiller en pleine nuit pas ces mots « Lève toi et Marche »). On baigne partout dans cette mort-renaissance des personnages, de l'auteur. « Ce monde est-il fait pour les morts ou pour les vivants ? » voit on apparaitre dans le livre. Dans ce voyage a travers toute l'Europe Centrale, soit une dilatation du monde, Vladimir (ou AH) devient les autres, tous les autres, en se réincarnant dans tous ces êtres qu'il croise ou qu'il imagine, devenant cet « autre » qu'il aurait souhaité être ou se réincarnant dans les personnages successifs. C'est à la fois le Lazare, personnage réincarné, et « M. Christ », occupé à se sauver en sauvant des inconnus de l'oubli, à lutter contre "la constante disparition du monde".