Roger-Pol Droit

Quelques passages remarqués :

(Hanna Arendt) critiquait, dans la tradition philosophique, l'indifférence aux questions de la Cité, l'arrogance de le tour d'ivoire et plus encore les conséquences, funestes pour tous, de ces regards de penseurs royaux fixés sur les nuées pendant que les tyrans tuent à leurs pieds. Heidegger, comme Platon, aux deux extrémités de l'(Histoire européenne, ont l'un comme l'autre trahi Socrate et son immersion dans la parole commune dans les actions de la Cité.

(...) Le monde humain n'est pas seulement de l'ordre du Dasein, de l'être-là donné, il est toujours Mitsein, être ensemble, invention de l'action entreprise à plusieurs. Le monde n'est jamais donné. Pour les humains, il est toujours à faire en commun, fondé par l'action, n'existant qu'en se faisant. Or ce monde commun a disparu au XXème siècle, anéanti par les camps nazis, la destruction totalitaire et les massacres de masse. (...) L'humain est désormais sans monde. (...) Dans ce paradoxal monde acosmique, que devient-il ? La démarche d'Arendt n'est pas de constituer une nouvelle "philosophie politique", mais de partir du constat de son impossibilité pour parvenir à appréhender philosophiquement les actions politiques effectives.

N'oublions pas que le terme même de "civilisation" signifie cela: "devenir cives, citoyen", entrer dans un espace politique, un cadre de lois.

Ce qui nous unit vient du fond des âges et se met en oeuvre juste à l'instant.

La philosophie est aussi une forme de réflexion sur le langage, sur ses mécanismes, sur ses pouvoirs et ses limites.Chercher des vérités, chasser des illusions, ça se fait avec des mots, par des mots, dans des mots.C'est pour cela qu'il fallait chercher comment se construisent les phrases, comment elles entrent en rapport avec les choses. C'est pour cela aussi qu'il fallait s'interroger sur la manière dont les idées sont liées aux mots.

La philosophie n'est pas seulement la recherche des idées vraies. On doit ajouter que ces idées vraies sont universelles et qu'on les trouve en nous servant de notre raison dans toutes sortes de domaines et sur toutes sortes de sujets.

La forme contemporaine des barbaries totalitaires pourrait donc bien résulter de la convergence d'une pathologie de l'universel, d'un rêve de fin de l'histoire et d'un désir effréné de purification. (p.293).

Supprimez ces barbares, vous n'avez plus personne de qui vous démarquer, plus de fond où découper vos formes. Faudrait-il voir, dans la mort des barbares, le début de la paralysie de l'imaginaire? (p.290).

Un trait fondamental de la modernité: les barbares sont au-dedans. Le dehors est devenu interne. (p.249).

Les barbares apparaissent comme une multiplicité artificiellement rassemblée, sans validité logique, mais dont la fonction politique consiste à souder, dans le combat commun, l'unité des Grecs. (p.75).

L'intérêt de la notion de "barbare" est d'être impure, plastique, traversée de forces tirant en des directions divergentes. (p.59).

si les humains ont un point commun, indépendant des siècles, des langues, des développements techniques, c'est ce pouvoir de fabuler, d'inventer des mondes fictifs et de parvenir à y vivre, plus ou moins complètement, plutôt que dans le réel

29 - Trouver des coaches pour tout

Tout le monde veut des conseils, des aides, du coaching personnalisé.
Pour tous les gestes de la vie quotidienne. Pour le choix des meubles, la couleur des murs (...) Tout est coaché (...) Inutile de s'en lamenter ou de s'en réjouir. L'expérience consiste à poursuivre le mouvement en inventant de nouveaux créneaux, de nouveaux coachings toujours plus pointus, plus précis, plus diversifiés, plus personnalisés-customisés. (...)

Chacun fera ses propositions, les défendra devant ses amis. On élira la plus insolite. Ou bien - variante - quelqu'un exposera son problème et il faudra lui trouver le profil sur mesure, l'institut adéquat, la solution personnalisée.

A force d'inventer ainsi tous les coaches et les conseils possibles, à force de détailler les méthodes, arguments et promotions, vous n'aurez pas seulement l'occasion de vous amuser.

Vous pourrez commencer à vous demander pourquoi, à présent, nous avons tant besoin de ces multitudes de pseudo-experts pour nous aider à faire ce que, depuis toujours, nous faisions très bien tout seuls.

Surtout, vous verrez soudain s'ouvrir devant vous de nouveaux débouchés :
vous serez désormais coach de recherche de coach, conseiller en conseil.
Si l'on n'a pas la moindre idée de l'aide dont on a besoin,
il suffira de venir vous consulter.

28 - Faire voyager son assiette à travers les siècles

Ce que nous mangeons aujourd'hui n'a pas grand-chose à voir avec la nourriture de nos parents ni de nos grands-parents, encore moins de nos plus lointains ancêtres.

Mais nous l'oublions.
Pour que nous puissions de nouveau nous en étonner, le jeu consiste cette fois à imaginer que notre assiette remonte le temps.

Au menu d'aujourd'hui, par exemple, cheese-burger salade.
Il y a trente ans, c'était steak frites.
Il y a soixante ans, bœuf carottes.
Il y a cent ans, haricot de mouton.
Et avant ? Qu'aviez-vous, dans votre assiette, pour un repas moyen, sous Louis XIV ? Et au Moyen-Age ? Et chez les Romains ?
Et quand il n'y avait pas d'assiette ?

Ce n'est pas une interro écrite sur l'histoire de l'alimentation.
Juste une piste pour prendre conscience des variations immenses de ce geste si simple qui consiste à prendre un repas.

D'un siècle à l'autre, d'un continent à un autre, le contenu de l'assiette n'a plus rien à voir. Même les ustensiles, les horaires, les manières de manger deviennent différents. Alors, au lieu de se demander : "Mais pourquoi donc les Chinois mangent-ils avec des baguettes ?", on pourrait s'étonner de ce que nous ayons inventé des fourchettes. (...)

On vit comme on pense, on vit petitement si l'on pense petitement, on vit librement si on pense librement. La pensée n'est jamais sans conséquence sur notre existence.

KETCHUP et vertu : Quel point commun entre la Déclaration des droits de l’homme, une pince métallique multi-usage, la prédication de saint Paul, la consommation actuelle de tomato-ketchup et la morale de Kant ? Ces éléments divers ont en commun d’être ou d’avoir été dits universels. Le caractère hétéroclite de la liste n’a, en lui-même, rien d’intéressant. Ce qui fait problème, en l’occurrence, c’est plutôt le terme « universel ». Ses sens ne sont pas uniformes. Sous l’apparente clarté, le mot recouvre des usages disparates, voire confus.

Levez le nez, rien qu'un instant. Vagabondez à quelques milliards d'années-lumière d'ici, même cinq minutes. Vous ne verrez plus du même œil vos appréhensions du matin et vos fatigues du soir.

Les empiristes, comme Hume, affirmaient que l’ensemble de nos connaissances provient de l’expérience [ ].
Kant, pour sa part, insiste sur la conjugaison de la sensibilité et de l’entendement.
La sensibilité est purement passive : elle reçoit couleurs, sons, formes [ ].
Mais, pour que cette expérience ne demeure pas informe, pour qu’elle se structure, s’organise, [ ] il est indispensable que l’entendement opère, avec ses catégories propres, sur ce matériau fourni par la sensibilité. [ ]
Kant opère ce qu’il appellera lui-même une révolution copernicienne, en faisant passer le temps et l’espace du côté du sujet. Spontanément, on les croit du côté des choses. Le travail de Kant souligne au contraire que le temps et l’espace sont des formes de la sensibilité. Nous ne connaissons rien sans l’intermédiaire de ces deux filtres. [ ]
Finalement, nous ne connaissons des choses du monde que leur apparence [ ]. Indépendamment de nous, ‘la chose en soi’, demeure inconnaissable. Nous ne savons donc pas ‘comment sont’ les choses, nous connaissons seulement la façon dont elles nous apparaissent dans l’espace et dans le temps.

Pourquoi marcher encore? Parce qu'il n'y a pas de fin au voyage des humains. Les pas d'un individu, un jour, s'arrêtent. Ceux des autres continuent. Ce qui paraît sans issue, à l'échelle de ma vie limitée, est en réalité sans fin. Infime, chaque pas. Infinie, la route.

Les humains, presque partout, et à toute les époques, sont fascinés par ce qui les dépasse et qu’ils ne parviennent pas vraiment à comprendre. Par exemple, la naissance, la mort, l’écoulement du temps, le simple fait d’exister, la beauté du monde, l’infinité du ciel, les grandes forces de la nature. A toutes ces questions qui sont plus vastes que notre intelligence, les religions ont essayé de donner différentes sortes de réponses.

Ce qui est particulier, dans le nouveau paradis des coachs, est que cet inhumain désirable n’est plus collectif, ni religieux, ni situé dans un au-delà histo­rique ou cosmique.

Le paradis du bonheur pour toujours par la méthode totale est désormais individuel, indépendant des Eglises et des dogmes, réalisable ici et maintenant.

Derrière son sourire qui ne disparaît jamais, il annonce une forme inédite de risque totalitaire.

Il s’agit d’y prendre garde.