Pouvait-il en être autrement ? Pouvais-je décemment passer à côté d'une occasion pareille sans la saisir ? Non ma bonne dame, certainement pas mon bon monsieur. Ma mille et unième critique ne pouvait convenir qu'à cette oeuvre, particulière parmi toutes.
Je tiens tout d'abord et avant tout, à saluer l'extraordinaire contribution du traducteur
René R. Khawam pour le remarquable travail de recherche et d'intelligibilité qu'il donne à ce texte, le seul en français et l'un des tout premiers au monde à ne s'appuyer que sur les manuscrits originaux du moyen-âge (XIIè-XIIIè siècles) et non sur des versions plus récentes passablement remaniées et/ou édulcorées.
Je l'avais déjà mentionné pour sa traduction de Sindbad le Marin (texte plus ancien de presque quatre siècles par rapport à celui des Mille Et Une Nuits) mais c'est encore plus marquant ici. Les notes en bas de page sont parfaites ; elles n'interviennent que quand nécessaire et apportent une information claire et pertinente (sur un personnage historique, sur un lieu ou sur une coutume). Sa présentation (soit en édition pocket, soit désormais chez Phébus) vaut elle aussi le détour, car, tout bien pesé, l'histoire de ce texte est presque aussi fantastique et alambiquée que les contes qui s'y trouvent.
Je ne souhaite pas rentrer dans le détail ni paraphraser
René Khawam qui le dit bien mieux que moi mais
Les Mille Et Une Nuits ont été littéralement " inventées ", sorties de l'oubli, exhumée au tout début du XVIIIème après des siècles d'assoupissement, à la manière du génie de la lampe merveilleuse d'Aladin (qui, précision importante, ne fait pas partie des Mille Et Unes Nuits, car composé à une époque différente, mais y a été adjoint, tout comme
Sindbad le Marin ou
Ali Baba Et Les Quarante Voleurs dans certaines éditions peu scrupuleuses, y compris cette toute première) par un remarquable orientaliste français du temps de
Louis XIV,
Antoine Galland.
Je vous passe les vicissitudes mais sachez toutefois que le texte des manuscrits est parfois assez cru, notamment sur la question du sexe et que, préciosité du moment et des mécènes oblige, le texte fut largement édulcoré. (Je l'ai d'ailleurs constaté à mes dépens, voulant lire cette version des Mille Et Unes Nuits à ma fille de sept ans, j'ai vite fait machine arrière en abordant certaines scènes torrides et/ou violentes.)
Ces versions " soft " ont eu pour effet de cantonner ce texte à l'univers enfantin, ce qui est selon moi un tort.
René Khawam signale au surplus que " mille et un " en arabe signifie " beaucoup de " et que certaines éditions, désireuses de coller absolument au nombre probablement pour faciliter une lecture du soir vis-à-vis de la jeunesse se sont attachées à tronçonner ces contes et ces histoires emboitées pour tomber pile sur 1001 à la fin. Or, c'est une absurdité.
L'ensemble des contes se présente sous forme de quinze sous-ensembles de taille très variable, totalement indépendants les uns des autres. Chacun de ces ensembles peut être perçu comme une poupée gigogne recelant en son sein une ou plusieurs histoire(s) emboitée(s).
Ce tome 1 de l'édition de
R. Khawam propose quatre de ces sous-ensembles : La Tisserande Des Nuits (en gros l'histoire de Shéhérazade, qui en fait devrait être nommée Chahrazade si l'on s'en tient à la dénomination originale), le Marchand Et le Djinn, le Pêcheur Et le Djinn et enfin, le Portefaix Et Les Dames. le sous-ensemble le plus copieux des quatre est le dernier, lequel donne principalement son titre à ce tome.
Dois-je vraiment vous dire que cette oeuvre est majeure et qu'elle a influencé à peu près tous les pans de l'art occidental moderne ? Je vais me limiter à trois exemples seulement, tous pris dans cet unique volume, pour vous montrer que je n'ai pas besoin de creuser très profondément pour vous en trouver.
Tout d'abord, souvenez-vous de votre jeunesse ou de la jeunesse de vos enfants (en fonction des générations) avec le fameux film de
Walt Disney : Merlin L'Enchanteur. Eh bien sachez que la scène probablement la plus intéressante et la plus excitante du film, celle de la bataille de magie entre Merlin et la sorcière Madame Mim provient de l'Histoire du Deuxième Derviche Qalandar dans le sous-ensemble le Portefaix Et Les Dames.
Alors vous allez me dire que si l'oeuvre n'a influencé que
Walt Disney, cela ne va pas bien loin, certes, mais écoutez plutôt ;
le Nom de la Rose d'
Umberto Eco, grande oeuvre de littérature pour adulte s'il en est et admirable film de
Jean-Jacques Annaud, et bien ce Nom de la Rose a pour noeud de l'intrigue, pour clef de l'énigme (je ne vous précise pas laquelle au cas où vous n'auriez ni vu le film ni lu le roman) l'Histoire du Roi Des Grecs Et du Médecin Doubane dans le troisième sous-ensemble, le Pêcheur Et le Djinn.
Umberto Eco n'a fait que prélever textuellement cet épisode lui qui écrit si bien dans ce roman : « Les livres parlent aux livres. »
Enfin, si vous êtes plus adepte de grande musique (qu'est-ce que ça veut dire grande musique ?), à tout le moins de musique classique, sachez encore que le poème symphonique de
Rimsky-Korsakov intitulé Shéhérazade puise abondamment dans ce tome, bien évidemment le thème même de Shéhérazade (Chahrazade) mais aussi et surtout celui du Prince Kalender qui provient quant à lui de l'Histoire du Troisième Derviche Qalandar dans le sous-ensemble le Portefaix Et Les Dames. (Au passage notez la déformation de Kalender, qui devient ici un nom alors que la désignation de qalandar, adjectif associé au mot derviche donne normalement une précision sur le type de derviche ; ici, il s'agit de derviches qui se rasaient entièrement le visage, cheveux et barbes évidemment, mais aussi sourcils, ce qui les différenciait grandement de l'homme de la rue qui était forcément barbu.)
Donc, vous l'aurez compris, une mine quasi inépuisable d'inspiration pour les auteurs modernes, tant le texte est foisonnant, tant il est féerique et tant il recourt au fantastique et au surnaturel. Il y est très souvent question d'amour, assez souvent question d'adultère. Il y est aussi beaucoup question de destin, notamment l'ascension ou la dégringolade sociale de roi à esclave ou inversement ou encore de l'état de richesse à celui de pauvreté ou inversement, comme c'est le cas aussi dans
Sindbad le Marin.
J'en terminerai en spécifiant que dans ce tome, la femme occupe une place prépondérante et, bien qu'il y soit constamment question d'Allah et du Coran (orthographié Qoran), j'ai le sentiment que la vision de la femme est beaucoup plus libre, épanouie et importante socialement en ce XIIème-XIIIème siècle que ce que certains " traditionalistes " voudraient nous faire accroire de nos jours. Par exemple, Chahrazade est éminemment lettrée et cultivée et elle s'oppose à son père, qui est pourtant vizir et elle finit même par obtenir gain de cause.
Dans le Portefaix Et Les Dames, les femmes peuvent avoir un commerce à elles et y prospérer sans qu'il y soit question d'homme et sans être sous l'autorité d'aucun d'eux, elles peuvent commander à des hommes ou faire venir des hommes inconnus chez elles sans être suspectées de mauvaise vie ni ennuyées d'aucune façon. Elles ont la possibilité, si elles le souhaitent, d'être lascives et aguichantes, bref, une vision à des années lumières de la burqa et de l'enfermement dans lesquels certains prétendent que l'Islam les oblige… à méditer et, ce faisant, à méditer aussi le fait que même les éditions arabes des Mille Et Une Nuits sont, le plus souvent, non conformes aux manuscrits originaux…
Mais retenez enfin que ceci n'est qu'un avis adultérin (exactement comme le fils de Billie Jean dans la chanson de Micheal Jackson, laquelle Billie Jean devrait d'ailleurs s'orthographier Billie Djinn si l'on se réfère aux manuscrits originaux) qui, convenons-en, ne signifie pas grand-chose.