"La sainteté est une tentation."
Fichtre. Quand je pense que j'ai lu cette pièce seulement en complèment de "Meurtre dans la cathédrale", tout en m'attendant à moitié à ce que ça ne me plaise pas... !
"Becket", qui reprend le fameux épisode de l'histoire anglaise (12ème siècle), emploie la technique de "
théâtre dans le
théâtre" pour évoquer l'histoire de l'amitié, et plus tard la rivalité, entre le roi Henry II Plantagenêt et Thomas Becket, son compagnon de buverie anglo-saxon.
Celui-ci danse avec virtuosité sur des oeufs : il est jeune, insouciant, il veut vivre et profiter de la vie. Jusqu'au moment où le roi le pousse à accepter le poste suprême d'archevêque de Canterbury :
"J'étais un homme sans honneur. Et tout d'un coup, j'en ai eu un, celui que je n'aurais jamais imaginé devoir devenir mien, celui de Dieu. Un honneur incompréhensible et fragile, comme un enfant-roi poursuivi."
Traduit en mots ordinaires, Thomas retrouve sa dignité et l'estime perdues de lui-même. Pour les garder, il va sacrifier sa patrie, son confort, l'amitié du roi et finalement aussi sa vie.
En tant que double contrasté d'Eliot,
Anouilh fonctionne impeccablement. La pièce est prenante, elle utilise un maximum d'effets dramatiques et les scènes alternent très vite, de manière presque cinématographique.
Les répliques des deux protagonistes, Thomas Becket et
Henry II, sonnent de façon tout à fait convaincante, et en même temps elles sont intelligentes, pétillantes, surprenantes. Tant de fois je me demandais en tournant la page : "ha, qu'est-ce que le roi pourrait répondre à ça ?". Et la réplique suivante ne m'a jamais déçue.
Je ne connais qu'un seul autre dramaturge qui maîtrise aussi bien les dialogues, et je pense là à G. B. Shaw. La même façon élégante de traiter le thème politique en hyperboles, avec l'humour sec et la phrase ciselée. Entre bouffonnerie et méditation philosophique, entre comédie et tragédie, il aborde la révolte d'un individu contre l'ordre établi, la dichotomie de l'intimité et de la vie publique, mais avant tout, la recherche de responsabilité de sa propre vie.
Le talon d'Achille de la plupart des drames historiques est l'art d'incarner les faits notoires de façon presque désinvolte, pour ne pas donner une impression didactique et crispée, et ici c'est une réussite.
Et encore une chose :
Anouilh montre en prime une imagination vigoureuse et le sens du geste dans ses notes scéniques (tamtams, éclairages, décors mobiles). Bref, en examinant "Becket" sous toutes les coutures, je ne trouve rien à lui reprocher.
Je supposais qu'
Anouilh brossera le portrait de Saint Thomas de façon négative (l'annotation va plus ou moins dans ces sens) et que ça allait m'énerver. Je craignais aussi qu'après la justesse historique d'Eliot j'aurai une mauvaise surprise sous forme de roi-crapule. Mais non. "Becket" montre une délicate image de la relation compliquée entre le souverain et son ami - chancelier - archevêque - adversaire. Leur amitié problématique fait toute la beauté de la pièce. Henry s'en sort comme un homme faible mais sensible, malléable vis-à-vis de son compagnon intelligent dont il réclame l'affection. Chez Thomas, le dramaturge montre une continuité dans toutes les trois étapes da sa vie : bambocheur, homme d'état, saint martyr. Les deux têtus comme une mule. On ne peut (enfin, je ne peux) qu'aimer Becket, et ressentir au moins un peu de compassion pour le roi.
Quant au niveau "politique" de la pièce : on y parle si souvent de l'occupation normande de l'Angleterre que j'étais persuadée qu'
Anouilh l'a écrit pendant la Seconde Guerre Mondiale, comme "
Antigone". Un fois de plus je me trompais, elle est plus tardive. Mais on ne peut pas passer sur le fait que le patriotisme anglo-saxon de Thomas reflète le patriotisme de l'auteur ; d'ailleurs, quelques anachronismes intentionnels ne nuisent pas à la véracité historique, ils sont charmants.
Et ce leitmotiv de la fourchette... tout simplement parfait ! 4,5/5
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"- Alors, Thomas Becket, tu es content ? Je suis nu sur ta tombe et tes moines vont venir me battre. Quelle fin pour notre histoire ! Toi, pourrissant dans ce tombeau, lardé des coups de dague de mes barons et moi, tout nu, comme un imbécile, dans les courants d'air, attendant que ces brutes viennent me taper dessus. Tu ne crois pas qu'on aurait mieux fait de s'entendre ?"
- On ne pouvait pas s'entendre...."