Ce qu’on éprouve à la lecture d’un poème ne naît pas seulement de chacun des mots qui le composent, mais des interactions entre ces mots - la musique, les silences, les formes - et si on ne trouve pas le moyen d’offrir au lecteur la possibilité d’en faire l’expérience dans sa totalité, l’esprit de l’original lui restera inaccessible. C’est pour cette raison, me semble-t-il que les poèmes doivent être traduits par des poètes.
POÉSIE FRANÇAISE DU XXe SIÈCLE, 1981
L’oeuvre qui ravive le sens qu’a pour nous la littérature, qui nous donne un sentiment nouveau de ce que la littérature peut être, est l’oeuvre qui transforme notre vie. Elle semble souvent inattendue, comme surgie de nulle part, et parce qu’elle se tient si rigoureusement à l’écart des normes, nous n’avons d’autre choix que de lui créer une place nouvelle.
NEW YORK BABEL, 1974
La poésie de Jacques Dupin n’est pas d’un abord facile. Hermétique sans compromission et d’une concision rigoureuse, elle exige de nous moins une lecture qu’une absorption. Car la nature du poème a subi une métamorphose, et pour la rencontrer sur son propre terrain, nous devons modifier la nature de notre attente. Le poème n’est plus évocation de sentiments, ni chant, ni méditation. Il est plutôt le champ de l’espace mental dans lequel peut se déployer une lutte : entre la destruction du poème et la quête de l’éventuel poème – car le poème ne peut naître que lorsque toutes ses chances d’exister ont été détruites.
(…)
Ce que je vois et que je tais m’épouvante. Ce dont je parle, et que j’ignore, me délivre. Ne me délivre pas.
Dupin a accepté délibérément ces difficultés, préférant à la facilité la pauvreté et les contraintes du renoncement. Parce que son but n’est pas de subjuguer son entourage au nom de quelque vaine notion de maîtrise, mais de s’harmoniser avec lui, d’entrer en relation avec lui et, finalement, de vivre avec lui, l’opération poétique devient processus par lequel il se décharge de ses vêtements, de ses outils et de ses possessions afin d’assumer, nu, la plénitude de l’être. En ce sens, le poème est une sorte de purification spirituelle. Mais si un moine peut s’imposer la pauvreté en sachant qu’elle le rapprochera de son Dieu, Dupin ne dispose pas d’une telle assurance. Il prend sur lui la détresse de son environnement comme un moyen de mettre fin à ce qui l’en sépare, alors que nul signe ne le guide, que rien ne garantit son salut. Pourtant, en dépit de cette austérité, ou peut-être à cause d’elle, son œuvre possède une richesse peu commune. Cela provient, au moins en partie, de ce que tous ses poèmes sont enracinés dans un paysage, plantés fermement dans une réalité palpable. Les problèmes qu’il aborde ne sont jamais proposés comme des abstractions, mais présents tels qu’en eux-mêmes dans et au travers de ce paysage, dont ils ne peuvent en définitive être séparés. L’univers qu’évoque Dupin propose un itinéraire alchimique au cœur des éléments, la transfiguration par le verbe de ce qui paraît indivisible.
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