La Trentième année c'est, pour reprendre un terme tristement à la mode, un âge pivot, celui où l'on “n'a plus le droit de se dire jeune.”
“Il découvrit, au milieu de sa chevelure brune emmêlée, un quelque chose blanc et brillant. Il le toucha, se rapprocha de la glace : un cheveu blanc ! Son coeur se mis à battre dans sa gorge. Il regarda le cheveu bêtement et sans détourner les yeux. le jour suivant il reprit le miroir, craignit d'en découvrir d'autres, mais il ne vit que celui de la veille et ce fut tout.”
Avoir trente ans, c'est être “encore jeune”. Ce mot, “encore” nous dit tout du passage que constitue cette trentième année, l'insouciance est de plus en plus mal vue, il faut commencer à se tenir, à faire l'adulte, à épargner, faire son repassage. Les générations suivantes sautent aux yeux, elles poussent les vieux trentenaires vers la sortie.
Alors bien sûr, c'est “la force de l'âge”, mais la force pour quoi ? Bâtir une carrière, fonder une famille, travailler, on jette un pont vers le futur sans savoir comment les choses aboutiront, avec le peu d'années que nous pouvons mettre à profit, tous les espoirs sont permis, du moins le croit-on, à ceux qui sacrifient, qui suent, pour leurs succès à venir. C'est l'âge du “faire”.
Martin du Gard, bourgeois de son état, avait une belle phrase sur la production : “ne vous illusionnez pas sur l'utilité de la production quand même. Est-ce qu'une belle vie ne vaut pas une belle oeuvre ? J'ai cru aussi qu'il fallait besogner. Peu à peu, j'ai changé d'avis…”
Et quand on regarde en arrière, sont-ce vraiment nos plus belles années (merci Pollack, Redford et Streisand… ) ?
Marguerite Yourcenar considérait ces décennies, entre l'enfance et la vieillesse, comme “un tumulte vain, une agitation à vide, un chaos inutile par lequel on se demande pourquoi on a dû passer ”. La pression que vivent les trentenaires, tyrannique, vient du fait que l'on a encore l'illusion que l'on peut vivre plusieurs vies, qu'on peut même toutes les vivres et que tous nos choix sont cruciaux pour se faire un destin, comme le résumait
Paul Valéry dans son
Monsieur Teste “mon possible ne m'abandonne jamais”.
Bachmann me semble tout de même plus optimiste, il y a des moments de prise de conscience, comme si l'existence nécessitait ces petits deuils réguliers de tranches de vie, des moments massue, dont on se relève parfois mieux armés, plus conscients aussi de la finitude des choses, car c'est le privilège de la jeunesse que de pas concevoir aisément la vieillesse.
Au fil de cette longue nouvelle, sinueuse, extra-lucide, jamais nous n'oublions que l'écrivaine, qui partagea la vie de
Paul Celan, est aussi poétesse, il y a quelque chose du songe, du rêve éveillé, particulièrement lorsque nous regardons la vie comme en dehors de soi, le personnage s'en fait écho, lui-meme est souvent dépersonnalisé ; on a l'impression qu'il vit les évènements de son existence comme extérieur à eux.
Une réelle attention aux sensations les plus personnelles, comme l'acte même de “penser” , que le personnage découvre au détour d'une librairie, et tout le vertige, l'ivresse que ces acrobaties mentales provoquent. Cela peut rattacher ce texte au courant du flux de conscience, bien que Bachmann donne aussi beaucoup sur le cadre extérieur : les voyages en Italie, dont l'inspiration est sans doute à aller chercher dans la biographie de l'écrivaine autrichienne, tout comme, rétroactivement, le récit glacial et prémonitoire d'un tragique accident de la route.
Une lourde charge contre la mondanité, incarnée par le personnage de Moll, nous connaissons tous un Moll, on ne peut s'en défaire, c'est un “hydre” pour Bachmann, cette incarnation de la vacuité et la fatuité : “Moll plein de mépris pour les ratés et le plus raté de tous”. Une ironie salutaire vis à vis du conformisme comme lorsque le personnage principal rédige une lettre de motivation pour un emploi en terminant par “en espérant que…” et Bachmann d'ajouter : ‘Il n'espérait rien du tout.”
Néanmoins, il y a quelque chose d'hermétique parfois, de rebutant, peut-être pas tant dans l'écriture d'
Ingeborg Bachmann que dans l'angle qu'elle choisit, malgré la beauté et la singularité de son angle d'approche littéraire.
“Fuir avec elle (…) vivre avec elle tout simplement, vivre avec son corps, sans contexte et loin de tout. Vivre dans sa chevelure, dans le coin de sa bouche, dans son sein.”
Autre récit saillant de ce recueil de sept nouvelles, paru au début des années soixante, “Du coté de Gomorrhe”, fragment d'une nuit de combat intérieur que se livre à elle-même une femme essayant d'oser échapper, dans les bras d'une autre, au mensonge d'une vie à l'abri de ses désirs lesbiens. de bons dialogues, une réelle tension, parfois brutale, et un soupçon de sensualité agrémentent ce morceau tranchant de vie. L'auteure fait montre d'une perspicacité audacieuse dans l'étude du personnage de Charlotte, dans le tourment et l'épuisement qu'une homosexualité contrariée peut causer à la psyché.
Qu'en pensez-vous ?