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EAN : 9782729119805
128 pages
Editions de La Différence (24/05/2012)
4.03/5   18 notes
Résumé :
Le titre de cette anthologie de Thomas Bernhard pourrait être le sceau apposé sur l’œuvre entier du célèbre romancier et dramaturge (1931-1989). Pourtant, si l’écrivain se consacra tout d’abord dix ans à l’écriture poétique, cette part de l’œuvre n’est guère connue en France que des spécialistes. Qu’il ait fallu attendre si longtemps avant d’entendre cette voix âpre aux modulations déconcertantes est inexplicable tant elle est proche, et son insistance prégnante : v... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (5) Ajouter une critique
Figure incontournable de la littérature de langue allemande du XXème siècle, on connaît davantage le Thomas Bernhard romancier et dramaturge mais hélas fort peu le Thomas Bernhard poète. Et pourtant, c'est par la poésie que l'auteur autrichien est entré en littérature et c'est par la poésie que son âme sombre, colérique et tourmentée s'est en premier lieu exprimée.

Si le refus de publication de ses premiers recueils de poèmes, jugés trop noirs et insultants, l'a définitivement détourné de la poésie tout en permettant à ce géant de l'écriture de s'affirmer par ailleurs dans le domaine de la littérature, il n'en reste pas moins que ce mode d'expression esthétique et lyrique a été essentiel dans la vie de Thomas Bernhard et que cette poésie, écrite dans les premiers élans d'une âme juvénile, contient déjà toute l'essence et tout le souffle créateur de celui qui offrira les textes puissants, intenses et fascinants que sont « L'origine », « La cave » ou « le neveu de Wittgenstein » : une aura sombre et ténébreuse, des sentiments de révolte et de dégoût à l'égard de l'Autriche, un caractère fiévreux et anxieux, des pensées sur l'existence éminemment inquiètes, des rapports au pays d'origine et à la famille compliqués, des thèmes abordés profonds et douloureux…

« Hurler avec Thomas Bernhard », titre Susanne Hommel dans son avant-propos à l'oeuvre poétique de l'auteur…
Et c'est bien une impression de cri que le lecteur ressent à la lecture de la présente anthologie regroupant plusieurs recueils écrits entre 1958 et 1961.
Cri d'effroi, cri de colère, cri de désespoir, le cri de Thomas Bernhard résonne dans une poésie baignée de nuit, constellée d'éclats de rage et de fragments de peur.
La rage éprouvée face à un monde vil qui se vautre dans la médiocrité ou face à un pays honni qui a pactisé avec le nazisme, et la peur de l'oubli, de l'abandon, de la solitude ou du rejet…Peur et rage mêlées nourrissant une poésie de la révolte marquée du sceau d'une Autriche aux choix non-assumés, d'un peuple engourdi, d'une famille rigide, d'un monde ankylosé.
« Derrière les arbres est un autre monde, / le pays de la pourriture, le pays / des marchands, / un paysage de tombes, laisse-le derrière toi…»

Thomas Bernhard n'a qu'une vingtaine d'années lorsqu'il écrit les poèmes de « Sur la terre comme en enfer ». Il est encore bien jeune mais ce qu'il a pu vivre et expérimenter déjà de douleur, de proximité d'avec la mort (il est atteint d'une affection pulmonaire), de solitude et de tourments, se manifestent dans des vers torturés avec autant de force et d'émotion qu'un reflet de lune dans l'eau trouble d'un lac, ressenti au plus profond de l'âme les soirs de tristesse…Lorsque le coeur, absorbé tout entier dans sa mélancolie, s'étreint, se serre et pleure, sur soi, sur le monde, sur la futilité de toutes choses, sur l'univers vacant…L'attrait du suicide se fait alors ressentir au détour de stances aux résonnance âpres, dégraissées comme des os rongés de tout superflu et inspirées des courants poétiques d'avant-garde dans la Vienne des années 1950.
« La mort est claire/ comme le miel en août/ aussi claire est cette mort/ et elle m'est fidèle… »

Mais Thomas Bernhard est un homme de caractère et de tempérament. Un homme emporté, colérique, entier. L'attraction de la mort s'ornemente de cette violence intérieure qui le caractérise, une susceptibilité et un courroux qui le sauveront de la tentation du néant et qui seront sa marque mais aussi son moteur ; le carburant d'un écrivain prolixe à la plume rageuse.
« J'irai de l'autre côté et je hurlerai, je hurlerai fort…/ Je me lèverai dans le feu et j'enfoncerai mes mains brûlantes/ dans la gorge de la neige »

La large part d'insurrection et de colère de ce cri poétique poussé au coeur de la nuit et chargé de fiel et d'amertume résonne avec beaucoup d'intensité et de profondeur dans le coeur du lecteur attentif, avec pour effet, de piquer son âme des petites flèches du tourment, de la titiller sous l'impact de petites morsures vénéneuses, de petites brûlure corrosives qui agissent, non pas directement, mais peu à peu, comme un poison lent. Comme certains plats se révèlent plus goûteux lorsqu'ils sont réchauffés, les textes poétiques de Bernhard s'enrichissent et se prisent plus amplement à la relecture. Il faut s'en imprégner, être prêt à s'y couler comme dans un bain de clair de lune, accepter de se lover dans cette atmosphère opaque et amère, sous peine de ne pas y puiser suffisamment d'écho et de réceptivité.

Et puis quelquefois, au détour de cette poésie contaminée du poison de la détresse, des fulgurances d'espoir et de paix émergent, d'autant plus intenses et bouleversantes qu'elles sont rares, éclats d'espérance comme un scintillement diffus de lumière dans la nuit de l'esprit, prières éphémères adressées au bord du temps, au bord du vide, à un hypothétique Dieu tout puissant…Le poète s'apaise, moment de résignation comme un temps de trêve accordé entre lui et le monde, telle cette description pure et lumineuse de la ville de Salzbourg : « Ainsi la lumière ruisselle sur les toits plats/ Et brille comme le feu et deviendra bientôt de la pierre./ Toute la ville boit de la timbale solaire… »

Ajouté à la prégnance d'une poésie où abondent les thèmes de la perte, du souvenir de la terre nourricière, de l'enfance perdue ou du deuil, « Sur le terre comme en enfer » illustre parfaitement la part de singularité avec laquelle Thomas Bernhard s'incarnera dans la littérature. Un usage très personnel et obsessionnel du ressassement et de la répétition qui donne un rythme très particulier à chacun de ses textes, poétiques ou en prose. La construction fréquente sous forme de prières, de refrains et « d'images multiplicatrices » qui s'égrènent ici en leitmotiv infini, révèle toute la puissance et la grandeur d'un homme qui n'eut d'autre credo que de « vivre pour écrire».
« Et chaque coup de cloche/ porte, mille fois, le même regard, / à travers la fenêtre de mon bout de monde… »
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Il y a quelques années, on a retrouvé un texte d'hommage à Rimbaud que Thomas Bernhard avait rédigé en 1954, soit plusieurs années avant la parution de son premier roman, Gel, en 1961. C'est un texte superbe, où l'on distingue déjà le futur prosateur. Aux yeux de Bernhard, Rimbaud est un grand et authentique poète parce qu'il a vécu la poésie en composant des vers « de chair et de sang », et en s'opposant radicalement – c'est-à-dire en poète – à la « civilisation », autant celle des politiciens que des hommes de lettres. Rimbaud, écrit Bernhard âgé alors de vingt trois ans, était « pur et bestial », et sa poésie était « d'une violence élémentaire ». S'il quitta sa famille puis l'Europe, ce fut parce que « tout en lui était révolte », révolte qu'il exprima par la poésie et qui lui ordonna de partir, de chercher une autre vie. Bouleversant hommage qui s'achève sur une vision proprement bernhardienne : c'est au seuil de la mort, délirant, que Rimbaud est rattrapé par la poésie, par ses « illuminations » : « Agonisant le poète revient ». Comme si c'était dans l'expérience de la mort que le poète avait atteint la plus grande vie spirituelle (on retrouve aussi cette idée chez Novalis, un des autres maîtres de l'écrivain autrichien).
On aura compris que cet hommage à Rimbaud ressemble fort à un autoportrait en creux. Bernhard s'identifie au poète ardennais, se reconnaît dans sa radicalité, mais aussi dans son enfance : père disparu dont il ne reste que l'image, mère abandonnée qui fait payer cette absence au fils. La poésie de Bernhard, comme celle de Rimbaud, part de là, de cette révolte face à un drame initial lié à une naissance illégitime : la mère de Bernhard est partie accoucher en Hollande, avant de se remarier quelques années plus tard, mais le beau-père ne reconnaîtra pas l'enfant, qui restera un bâtard aux yeux de ses camarades d'école. La vie telle qu'elle a commencé, telle qu'elle est vécue aux côtés de la mère est insupportable, il faut en changer, il faut se révolter : changer la vie, et d'abord la sienne.

La rage – qu'on retrouve dans toute la suite de l'oeuvre en prose – s'exprime de manière naturelle dans la parole poétique, avant tout celle des « poètes maudits » : Rimbaud, mais aussi évidemment Trakl, né comme lui à Salzbourg. La poésie est l'espace de cette rage, qui s'exprime dès le titre du premier recueil publié en 1956 : Sur la terre comme en enfer (titre qui est bien sûr un hommage à la « Saison en enfer » du frère spirituel). Thomas Bernhard, jeune homme enragé, mais aussi égaré, tel que le décrit Jeannie Ebner au café Raimund à Vienne, lors de ses premiers pas dans le monde des lettres (qu'il rejette en vérité, mais dont il recherche en même temps la reconnaissance) : « Ce que je vis d'abord était effrayant. Il avait l'air d'un loup affamé. Maigre comme un chien, plein d'acné, de mauvaises dents. Il avait les cheveux naturellement dressés sur la tête, comme les punks les portent aujourd'hui. Et il regardait autour de lui avec des yeux figés… La peur que je ressentis face à cet homme et l'expression de son visage se changea bientôt en pitié. J'ai vu combien il était terriblement mal à l'aise de devoir se présenter à des gens inconnus au Café Raimund ».

Cette rage et ce malaise, on les retrouve dans chacun des poèmes de cette anthologie composée à partir des trois recueils publiés par Bernard entre 1956 et 1958. Il y est souvent question d'hommes morts, de leurs tombes autour desquelles rôde un survivant (« Il est écrit : marchand, paysan, homme. / Il est écrit où et quand ils moururent »). Ils sont morts d'avoir été « envoûtés » par la guerre, « mais personne ne dit la misère de leur mort ». Bernhard qui a grandi sous le nazisme sait de quoi il parle à propos d'envoûtement et de mort : il a vu les villages d'Autriche et de Bavière où il vécu enfant transformés par l'arrivée des nazis, des commerçants, des artisans, des hommes du peuple se laisser emporter par une idéologie criminelle ; il a également subi la discipline de fer des internats, les saluts hitlériens répétés tout au long de la journée, et une fois la guerre terminée il a vu des catholiques remplacer les nazis pour imposer la même discipline, la croix chrétienne prenant la place du portrait de Hitler (c'est ce que Bernhard lui-même raconte dans son premier récit autobiographique, L'Origine). D'où sa rage contre les hommes, bien compréhensible, qui s'exprime dans la plupart de ces poèmes, et qui prend la forme d'un rejet violent (« Je dis au boulanger : combien de temps mangerai-je de ton pain ? »). D'où le malaise qu'il ressent à devoir côtoyer ces mêmes hommes qui sont responsables de la mort de millions de leurs semblables. Parmi les scènes qui restent gravées dans la mémoire de Bernhard, il y a ces hommes, ces femmes et ces enfants morts pendant les bombardements de Salzbourg, étouffés dans les galeries creusées dans les collines de la ville où ils allèrent se réfugier par milliers. Ce sont aussi ces morts de la guerre qui reviennent dans les poèmes écrits par un survivant qui n'a même pas trente ans et qui a également échappé à une grave maladie pulmonaire dont il ne guérira jamais.

Les poèmes sont traversés par des figures d'ancêtres (« Mon arrière-grand-père était marchand de saindoux »), mais aussi par celle du père inconnu dont Bernhard possédait juste une photographie (« C'était le même visage », dira-t-il), et par celle de la mère, qui mourut en 1950 ; le poème qui clôt cette anthologie s'intitule d'ailleurs « Souvenir de la mère morte », comme s'il s'agissait pour Bernhard, à travers l'écriture poétique, de convoquer tous ses morts. La terre est elle-même marquée par la mort, nombre d'images employées par Bernhard expriment cette association de la nature avec la maladie et la mort : « Des cercueils de la nuit / monte la lune enragée / qui tire le linceul de l'hiver / sur les pâles épaules / des tristes prairies et des ruisseaux malades ». La terre sent la mort, plus qu'un lieu de naissance, elle est un espace où tout ce qui est vivant souffre, agonise. On pense bien sûr, en lisant ces vers, à Georg Trakl, dont l'influence sur Bernhard fut considérable (il le reconnaît d'ailleurs lui-même dans un court hommage qu'il lui a rendu en 1957). Tous les deux ont grandi à Salzbourg, ville dont l'architecture et l'atmosphère baroques les a marqués, tous deux ont assisté à des scènes de guerre apocalyptiques, plus encore le premier que le second, mais il ne fait guère de doute que les visions de Trakl (par exemple dans son dernier poème Grodek) annoncent aux yeux de Bernhard ce que à quoi l'humanité tout entière est désormais condamnée.

« Ecrire un poème après Ausschwitz est barbare » : on connaît la célèbre formule d'Adorno. D'une certaine manière, Bernhard obéit à Adorno : ses propres poèmes sont sauvages, ils expriment une rage qui est celle d'un « barbare » ayant grandi dans l'Europe de la Seconde guerre mondiale. Chez Bernhard, la rage est même une donnée naturelle, elle parcourt les êtres et les choses, en révolte contre leur créateur. Partout la forêt est noire, traversée par ceux que Bernhard appelle les « errants », hommes et femmes perdus qui tentent en vain d'échapper à leur destin, mais qui sont malgré tout ce que l'humanité aura produit de meilleur : des êtres partant des villages et des villes où se produisent des crimes, comme le jeune Bernhard qui, à la fin de la guerre, quittait tous les quinze jours son internat de Salzbourg à trois heures du matin pour aller rejoindre clandestinement son grand-père de l'autre côté de la frontière, grand-père avec lequel il aimait parler de Montaigne. Ce sont ces errants-là qui, en ces temps de maladie et de mort, donnent encore un maigre sens à l'existence, peut-être parce qu'ils parlent la langue des morts, de ceux qu'on a sacrifiés au front ou dans les camps.

On a qualifié souvent ces poèmes de « mystiques ». Certes, le jeune Bernhard s'adresse à un Dieu, comme il ne le fera plus jamais, mais exprime-t-il de l'amour, de la reconnaissance à son égard ? C'est davantage un Dieu soumis à sa création malade et malheureuse, pourrie par la bêtise de l'humanité (Bernhard utilise de préférence le mot « débilité », une forme de maladie encore). S'il affirme être en communication avec le divin, c'est plutôt à travers le hurlement de celui qui souffre seul, sans secours, face à un Dieu perdu (« Je T'ai vu comme quelqu'un qui se noie / la gueule ouverte / au-dessus du monde ») et qui est avant tout coupable d'avoir créé le monde devenu infernal (« Je T'ai vu, / Ton visage est le visage de l'enfer »).

En 1961, Bernhard envoie à sa maison d'édition Otto Müller Verlag un quatrième recueil composé de 144 poèmes. Il s'intitule Gel. La rage du jeune homme s'y exprime avec encore plus de force que dans les précédents recueils, plusieurs poèmes sont blasphématoires, et le manuscrit est refusé. « Que des lambeaux de talent, d'où n'émerge aucun ensemble. Est-ce qu'il va vraiment si mal, comme un clochard dormant la nuit sous les ponts ? Ou bien ne s'agit-il que d'une pose ? Ou bien est-il véritablement fou ? » Celui qui a remis cette note de lecture à l'éditeur s'appelle Ludwig von Ficker, et ce n'est pas n'importe qui : il a créé et dirigé la revue der Brenner, dans laquelle il a publié Georg Trakl, lui accordant la reconnaissance qu'il méritait. Sans son soutien et son amitié, le poète se serait sans doute effondré plus tôt. On comprend que Bernhard ait été profondément meurtri par ce refus : c'est au fond son existence, son identité de poète qui sont remises en question, et pas seulement ses poèmes. Quelques mois plus tard, il passe cependant à autre chose, et, en quatre semaines, il écrit le roman Gel (reprenant le même titre que son recueil de poèmes qui ne fut publié que bien des années plus tard), roman qui reçoit un accueil enthousiaste de la critique et le rend célèbre. C'en est fini du Bernhard poète, le prosateur est né.

On peut se demander ce que Bernhard serait devenu si son quatrième manuscrit avait été édité. Aurait-il continué dans cette voie du pathos poétique, convaincu d'être allé encore plus loin que les poètes maudits qui l'avaient précédé et qu'il admirait profondément ? Sans cet effondrement intérieur de la parole poétique, nous n'aurions sans doute pas connu le Thomas Bernhard ironique, histrionique (comme il se qualifiait lui-même) des pièces de théâtre et des romans. La prose lui a permis de dépasser le pathos sous lequel étouffe bien souvent la poésie contemporaine ; sa rage devait le conduire au-delà, dans l'étonnante fusion du rire et des larmes qui caractérise son oeuvre.
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J'ignorais que Thomas Bernhard avait commencé par écrire des poèmes avant de les délaisser pour la prose.

Et cette découverte s'accompagne de la joie de retrouver la collection bilingue Orphée La Différence dont on ne trouvait plus les volumes sinon chez des soldeurs. La belle petite collection renaît, toujours sous la direction de Claude Michel Cluny, en nous offrant de nouveaux volumes, entre autres «Sur la terre comme en enfer» de Thomas Bernhard et «Ulysse brûlé par le soleil» de Frederic Prokosch et les quelques 200 titres publiés entre 1989 et 1998 seront réédités. Souhaitons que sa nouvelle vie soit longue et riche !!!

Pour ce qui est du recueil de Thomas bernhard, il est traduit et présenté par Suzanne Hommel : «La rage profonde de Bernhard, l'obscurité, le courroux de ses textes, de ses poèmes trouvent leurs racines autant dans ses origines familiales que dans l'histoire nazie et catholique de l'Autriche
(...) Homme de rupture radicale, il voit les gens et les choses changer complètement d'une heure à l'autre, d'une minute à l'autre.»
«Chaque seconde est un point de départ», dit-il. (cité par Suzanne Hommel)
Ses poèmes sont déjà dominés par la mort ( A 19 ans il a failli mourir de la tuberculose dans un sanatorium) et le suicide, comme la prose qui suivra. Il a essayé de se pendre à l'âge de sept ans marqué par le suicide du frère de son grand-père près duquel il vivait.
Et plus tard, à la question : pourquoi ne se suicide-t-il pas ? il répond : «Par curiosité.» «Il n'y a que la curiosité qui me tient en vie.» (cité par Susanne Hommel)
Et c'est cette curiosité devant ce qui l'entoure, la souffrance engendrée par ses découvertes et ce à quoi il se heurte, sa révolte qui le font écrire.
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Né à Heerlen (Pays-Bas), Thomas Bernhard (1931-1989) est un enfant de l'histoire nazie. Envoyé dans un internat autrichien dirigé par les autorités du IIIème Reich, puis par des catholiques à la chute de Hitler (L'origine, 1981), Bernhard restera marqué à vie par l'horreur, déterminant les contours de son désespoir, mais aussi de son esthétique littéraire. La prose de l'Autrichien est frénétique, rageuse : usant de la répétition boulimique et de la juxtaposition de phrases longues, son écriture est circulaire, elle entraîne le lecteur dans la névrose de l'écrivain, le plonge de gré ou de force au centre de ses obsessions. L'absurdité du nazisme et du catholicisme, le suicide d'une Europe meurtrie dans ses moeurs, la haine de sa patrie. Souvent sujet aux polémiques et aux scandales, Thomas Bernhard a refusé tous les prix littéraires autrichiens au cours de sa vie, allant même jusqu'à décider dans son testament, l'interdiction de publier ses livres en Autriche.

Mais Bernhard est avant tout poète. Plus, il est un névrosé poétique. Il en rédigera toute sa vie, parce que pour lui, « vivre et écrire, c'est la même chose ». Sur la terre comme en enfer est un recueil de poèmes écrits entre 1952 et 1961. Traduit de l'allemand par Susanne Hommel, spécialiste de l'auteur, le livre paraît pour la première fois en France en juin 2012, chez Orphée. « Tu ne sais rien, mon frère, de la nuit / rien de ce tourment qui m'épuisait / comme la poésie qui portait mon âme, / rien de ces milles crépuscules, ces milles miroirs », Thomas Bernhard nous fait entrer au fond de ses angoisses, pour n'en sortir qu'à la fin de ces 121 pages. Une poétique de l'obscur, organisée autour des thèmes de la nature et de la mort, donnent à ce recueil une dimension lyrique sombrement savoureuse. Expert de l'image multiplicatrice (mille et mille...), Bernhard perd l'individu au milieu de la masse, le réduit au plus petit. Il n'y a plus que les émotions pour jaillir au sein du chaos, la musicalité du langage pour exister dans le tumulte.
Lien : http://luvuentendudotcom.wor..
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Après avoir, par la grâce du Théâtre de la Colline, puis d'autres, découvert le théâtre de Thomas Bernhard et sa salubre et comique méchanceté, après avoir fréquenté un certain nombre de ses romans, entre jubilation, plaisir de cette voix, de ce rythme, curiosité et accord, j'en suis enfin, il était temps, arrivée à travers ce recueil à sa belle, profonde, calme poésie en sa tranquille désespérance.
aveu - et bonheur de la découverte
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Citations et extraits (19) Voir plus Ajouter une citation
Choc

Je vais aller là-bas pour crier à tue-tête
pour appeler mon père et pour faire un aveu

et je me lèverai au milieu du brasier pour plonger mes mains enflammées
dans la gueule de la neige.
Je m’en irai aux champs pour en chasser les fleurs
et fracasser les branches de mes buissons
pour leur apprendre le choc de la mort.
Je vais confier une lettre à ma tristesse,
la recommander à Dieu
et lui dire qu’elle est vie comme aucune autre vie,
tristesse au crépuscule des cités paternelles!
Je vais aller là-bas proclamer
d’où je viens et clamer
où je vais.
J’irai si loin que personne ne pourra me rejoindre

avec ses souliers sales. Et aucun gel ne pourra
pétrifier mon coeur
devant l’incertitude des dieux obscurs!

***
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Mon bout de monde

Des milliers de fois le même regard
À travers la fenêtre dans mon bout de monde
Un pommier dans sa pâle verdure
Et au-dessus des milliers de bourgeons,
Ainsi appuyé au ciel,
Un ruban de nuages très étendu…
Les cris des enfants dans l’après-midi,
Comme si le monde n’était qu’enfance ;
Une voiture roule, un vieux se tient debout
Et attend que sa journée passe,
Légère, de la cheminée sur le toit,
Notre fumée suit les nuages…
Un oiseau chante, et deux et trois,
Le papillon s’envole rapidement,
Les poules mangent, les coqs chantent,
Oh oui, seuls des étrangers passent
Sous le soleil, d’année en année
Devant notre vieille maison.
Le linge flotte sur la corde
Et là-bas un homme rêve du bonheur,
Dans la cave pleure un pauvre hère,
Il ne peut plus chanter de chansons…
Il en est à peu près ainsi le jour,
Et chaque nouveau coup de cloche
Porte, mille fois, le même regard,
À travers la fenêtre dans mon bout de monde…

*

Mein Weltenstück

Vieltausendmal derselbe Blick
Durchs Fenster in mein Weltenstück
Ein Apfelbaum im blassen Grün
Und drüber tausendfaches Blühn,
So an den Himmel angelehnt,
Ein Wolkenband, weit ausgedehnt …
Der Kinder Nachmittagsgeschrei,
Als ob die Welt nur Kindheit sei;
Ein Wagen fährt, ein Alter steht
Und wartet bis sein Tag vergeht,
Leicht aus dem Schornstein auf dem Dach
Schwebt unser Rauch den Wolken nach …
Ein Vogel singt, und zwei und drei,
Der Schmetterling fliegt rasch vorbei,
Die Hühner fressen, Hähne krähn,
Ja lauter fremde Menschen gehn
Im Sonnenschein, jahrein, jahraus
Vorbei an unserem alten Haus.
Die Wäsche flattert auf dem Strick
Und drüber träumt ein Mensch vom Glück,
Im Keller weint ein armer Mann,
Weil er kein Lied mehr singen kann …
So ist es ungefähr bei Tag,
Und jeder neue Glockenschlag
Bringt tausendmal denselben Blick,
Durchs Fenster in mein Weltenstück …

***
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Je ne connais plus de route…

Je ne connais plus de route qui conduise au
loin
je ne connais plus de route
viens mʼaider
je ne sais plus
ce qui va mʼadvenir
cette nuit
je ne sais plus ce quʼest le matin
et le soir
je suis si seul
ô Seigneur
et personne ne boit ma douleur
personne ne se tient au pied de mon lit
et nʼenlève mon tourment
et ne mʼenvoie vers les nuages
et vers les fleuves verts
qui roulent jusquʼà la mer
Seigneur
mon Dieu
je suis livré aux oiseaux
au battement de lʼhorloge qui se brisant
meurtrit mon âme
et consume ma chair
ô Seigneur mon verbe contient les ténèbres
la nuit qui bat mes poissons
sous le vent
et les montagnes du noir tourment
ô Seigneur entends-moi
ô écoute-moi
je ne veux plus supporter seul
la nausée et ce monde
aide-moi
je suis mort
et comme la pomme je roule
dans la vallée
et jʼétoufferai
sous le bois de lʼhiver
ô mon Dieu je ne sais plus
où me conduit mon chemin
je ne sais plus ce qui est bien et mal
dans les champs
Seigneur mon Dieu dans les membres
je suis faible et pauvre
mon verbe se consume en tristesse
pour Toi.

***
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Lassitude

(Thomas Bernhard, un des plus grands écrivains de tous les temps, mourait il y a exactement vingt ans, le 12 Février 1989. Pour lui rendre hommage, voici ce poème.)

Je suis las…
J’ai conversé avec les arbres
et j’ai souffert de la sécheresse avec les moutons.
J’ai chanté dans les bois avec les oiseaux.
J’ai aimé les jeunes filles au village.
J’ai regardé là-haut le soleil.
J’ai vu la mer.
J’ai travaillé avec le potier.
J’ai avalé la poussière de la route.
J’ai vu les fleurs de la mélancolie sur le champ de mon père.
J’ai vu la mort dans les yeux de l’ami.
J’ai tendu la main, couché sur la rive, aux âmes des noyés.
Je suis las…
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Pourquoi ai-je peur de mon âge qui avance

Pourquoi ai-je peur de vieillir
de ma mort qui me frappera,
du cri ?
J’ai peur, ô Seigneur
j’ai peur de mon âme
et du jour appuyé sur le mur
et qui me cisaille
ô Seigneur
j’ai peur
j’ai déjà peur de la nuit
qui est au bord des villages
et derrière la maison
qui hurle dans les vaches
et danse avec les astres
ô Dieu
j’ai peur
de Toi
et de ta tristesse
qui m’écrase la bouche
j’ai peur Seigneur
de ma tombe
et de mon sort dans la sinistre
ténèbre
Ô Seigneur de la mort.

****

Traduction de Jean-Pierre Lefebvre
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Vidéo de Thomas Bernhard
Le 17 mars 2021 a disparu le comédien Jacques Frantz.
Sa voix de basse, puissante, vibrante et expressive, était particulièrement appréciée dans l'art du doublage. C'est tout naturellement que, en 2007, il a rejoint les grandes voix de « La Bibliothèque des voix » pour immortaliser dans un livre audio l'ancien acteur shakespearien désabusé dans la pièce de Thomas Bernhard « Simplement compliqué ».
Nous partageons cet extrait pour lui rendre un dernier hommage et adressons nos pensées émues à sa famille.
- - - Le texte imprimé de « Simplement compliqué » de Thomas Bernhard a paru chez L'Arche Éditeur, en 1988. Direction artistique : Michelle Muller.
+ Lire la suite
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