Vladimir Nabokov : The Russian Years
Traduction :
Philippe Delamare avec le concours du Cercle National des
Lettres
ISBN : 97822070725090
Que voici une étrange biographie ! Elle foisonne de mille détails sur les textes de
Nabokov - ses textes russes, ceux qu'il publia sous le pseudonyme de Vladimir Sirine - et dans ces pages-là, se révèle intéressante même si on s'étonne assez vite de constater qu'il n'existe pratiquement pas un
seul opus de l'écrivain qui ne soit qualifié de merveille, de chef-d'oeuvre ou, dans les pires cas, d'un peu plus faible mais porteur de telles beautés qu'on se doit d'oublier ses défauts pour ne plus évoquer que ses qualités. C'est de l'hagiographie qui ne dit pas son nom (et, chose tout aussi étrange, il vous arrive de douter que Boyd en ait eu conscience) mais qui se déploie sans complexe aucun lorsque l'on envisage l'homme
Nabokov.
Peut-on reprocher au futur père de "
Lolita" d'avoir bénéficié d'une enfance heureuse, choyée, entre deux parents qui le portaient aux nues et qui le convainquirent très jeune que ses exceptionnelles aptitudes intellectuelles faisaient de lui un génie ? En bonne logique, non. Mais on aimerait que son biographe se soit un peu plus penché sur les souffrances que cette préférence manifeste et béate engendra chez Sergueï
Nabokov, frère cadet de l'écrivain. D'accord, Boyd nous confie brièvement que Sergueï détestait sa mère, ce qui le conduisit probablement à prendre le chemin de l'homosexualité et que, tout aussi grave, ce fut son aîné qui dénonça cette déviance à leurs parents, en leur apportant le
journal intime de Sergueï sur lequel il était tombé par hasard.
Prétendre, fût-ce tacitement, que de tels faits ne produisent pas une situation familiale alourdie par la rancoeur et les non-dits relève ni plus ni moins de l'escroquerie morale. Mais il y a mieux encore, si je puis dire : Boyd n'hésite pas à rappeler l'homophobie de
Vladimir Nabokov sans, pour autant, établir un quelconque rapport avec Sergueï. Nul n'ignore ce que
Nabokov pensait de
Freud et de ses théories - sur lesquelles, certes, il y a beaucoup à dire - mais de là à nier les magnifiques fondrières de cette enfance si "heureuse" pour ne s'apitoyer que sur l'assassinat, par un extrémiste monarchiste, de Vladimir Dimitriévitch Nabokov le père, et la douleur qu'en conçurent Vladimir Junior et sa mère (les autres, là encore, disparaissent), il y a tout un monde ...
Et cela continue ainsi durant les cinq-cent-quatre-vingt-quinze pages de ce premier tome - le second m'a tout l'air de suivre ses traces mais on en reparlera plus tard. Pour
Brian Boyd, Vladimir Vladimirovitch Nabokov est un dieu vivant, un génie de la littérature et même, n'ayons pas peur des mots, le Génie de la Littérature incarné. Inégalable et inégalé, il l'est sur tous les plans : la
poésie (sauf quelques vers de jeunesse que lui-même répudiait avec bonhomie comme Hugo dut le faire de ses premiers balbutiements rimés), la nouvelle et le roman. Comment ignorer par exemple que LE plus grand roman russe du XXème siècle, c'est "
Le Don" (comment ça, vous n'en avez jamais entendu parler ? ) ? Pour
Brian Boyd, la chose est impensable - et le pire, c'est que
Vladimir Nabokov partageait sans aucun doute son avis.
N'oublions pas les plans collatéraux que sont, pêle-mêle, les études bien sûr mais aussi le jeu d'échecs, le tennis, la lépidoptérologie, les conférences, les cours de langue à domicile en attendant les cours magistraux dans les universités américaines, etc ... Dans ces domaines-là également,
Nabokov est unique et prodigieux. Il le sent, il le sait depuis l'enfance et il le confesse lui-même avec une tranquille arrogance, ne reconnaissant pratiquement que
Pouchkine pour grand ancêtre, se gaussant de
Dostoievski dont il réprouve l'absence de style sans déceler, sous son mysticisme parfois envahissant, ni l'universalité de ses thèmes ni sa profonde sensibilité, déplorant au passage que
Tchékhov, dont il apprécie pourtant le théâtre, ne soit pas allé plus loin dans le rejet des conventions scéniques et ignorant avec superbe tous les écrivains russes demeurés en URSS bien que la curiosité le pousse un jour à lire le "
Nous Autres" de
Zamiatine, dystopie critique de la société stalinienne qui valut l'exil à son auteur.
Vous serez heureux de l'apprendre : Ievgueni
Zamiatine et son oeuvre finirent par recevoir l'aimable bénédiction de Sa Sainteté Littéraire Nabokov. Bénédiction qu'il refusa par contre avec un sévère mépris à à peu près tous les écrivains dont le nom est évoqué dans les pages du premier tome de sa biographie : Kafka, il ne l'a jamais lu (et du coup, le Tchèque n'a pu lui inspirer son "
Invitation au Supplice", comprenez-vous ? ),
Virginia Woolf s'imagine écrire,
Katherine Mansfield, bien que lui étant un peu supérieure (à Woolf, pas à
Nabokov, voyons ! ), se retrouve dans le même cas, et caetera, et caetera ... Pas un instant il ne vient à l'esprit de cet homme si intelligent, si brillant, si cultivé, qu'il pourrait ne rien avoir compris à l'art des écrivains qu'il critique : hors la Perfection nabokovienne, point de salut - point d'écriture, rien que le néant. Et lorsque la voix du biographié se tait enfin sur le talent de tel ou tel, son biographe prend la suite et nous suggère benoîtement que l'univers de
Faulkner, pour ne citer que celui-là, avec ses personnages débiles ou carrément bizarres, est bien loin d'atteindre à l'universalité du paradis littéraire nabokovien.
Touche ultime qui souligne encore l'étrangeté non
seulement du modèle mais aussi de celui qui dresse le bilan de son existence,
Nabokov et sa famille pataugent - sauf, évidemment, au temps doré des tsars - dans une pauvreté, dans une précarité dont on se demande là aussi très vite si
Brian Boyd a une vision aussi réaliste qu'il le devrait.
Nabokov, rendons-lui cette justice, affirma plusieurs fois, en tous cas quand il fut passé en Amérique, que ni lui, ni sa femme, ni son fils, n'avaient jamais risqué de se retrouver à la rue. Mais enfin, après la tempête bolchevique, que ce fût à Berlin ou encore à Paris, leurs revenus étaient cependant très limités. On comprendra donc l'étonnement, puis la stupeur du lecteur de voir tout ce petit monde prendre des vacances, descendre à l'hôtel ou dans des pensions de famille, courir çà et là derrière les papillons rares et, pour le père
seulement, emprunter régulièrement le train pour aller donner telle ou telle conférence à un public de Russes exilés et extatiques - forcément extatiques. le plus souvent, soyons francs, c'est Véra
Nabokov, l'épouse, qui fait bouillir la marmite, et ceci même lorsque les Nazis ont pris le pouvoir en Allemagne. Pas une
seule fois, bien qu'
elle soit juive, elle ne sera inquiétée par ces messieurs de la Gestapo mais le plus beau - et le plus incompréhensible sauf si on l'explique par l'incroyable égocentrisme de son mari - c'est que ce dernier ne craint pas de la laisser avec leur fils à Berlin alors que lui-même part pour la France.
La vie se faisant remarquer le plus souvent par l'injustice honteuse avec laquelle elle traite tant d'êtres et de choses, signalons, pour en terminer avec ce premier tome, que
Nabokov, celui-là qui recevait sans broncher des aides de la part des vieux amis exilés de son père, des admirateurs sans voix de ses textes et du Fonds d'Aide aux Ecrivains russes en exil, avait pour habitude de dire qu'il ne comprenait pas pourquoi lui-même prêterait de l'argent à quelqu'un dans le besoin : après tout, ce quelqu'un, il ne le connaissait pas.
Vladimir Nabokov était un styliste remarquable, avec une vision du détail et du temps qui s'écoule qui n'appartenait qu'à lui, certes plus cérébrale, moins spontanée et bien moins naturelle que
Proust (oui, il l'avait lu et Boyd ne précise pas s'il tenait le Français pour un écrivain digne de ce nom : c'est tant mieux parce que, très certainement, l'auteur de "
Lolita" aurait trouvé quelques piques à lancer à la "Recherche ...", un peu dans le genre de celles qu'il réservait à Joyce tout en déclarant admirer son "Ulysse") mais qui charme, fascine, hypnotise le lecteur. Pour parvenir sans trop de problèmes à la fin de la biographie-grand messe que lui a consacrée
Brian Boyd, c'est ce que l'on doit garder à l'esprit.
Mais croyez-moi : il faut s'accrocher ! ;o)