Georges Darien était jusqu'à présent le nom d'un auteur méconnu du début du siècle. Quelques initiés le prononçaient avec délectation et regrettaient qu'il ne se trouvât personne d'intelligent et d'avisé pour rééditer l'ouvrage qui passe pour son chef-d'oeuvre :
le Voleur, dont la publication, en 1897, passa presque inaperçue. C'est désormais chose faite : le jeune éditeur d'Histoire d'O a tenté l'aventure et il n'a pas lieu de s'en plaindre : signalé à l'attention publique par le Prix des bouquinistes et une intelligente publicité.
le Voleur, soixante ans après, connaît le succès mérité que lui avaient refusé nos pères.
La personnalité de
Georges Darien est pour beaucoup dans l'échec d'une carrière littéraire qu'il tenta de poursuivre sur plusieurs plans : roman, pamphlet,
journalisme, théâtre, sans réussir à ruiner cette conspiration du silence (car il est impossible d'éprouver de l'indifférence à son égard) qui s'établissait naturellement à la parution de ses oeuvres Darien était anarchiste, mais anarchiste comme on ne l'est plus aujourd'hui, en rupture de ban aussi bien avec la révolution qu'avec l'ordre établi, plus précisément individualiste forcené, qui prônait la libération totale des instincts et se disait lui-même engagé dans une lutte sauvage contre la société. Il méprisait
Flaubert, les partisans de l'art pour l'art tout autant que les naturalistes ou « les romanciers de la larme à l'oeil ». Il voulait faire du roman une « arme qui battrait en brèche les murailles de la société bourgeoise, qui lancerait contre les murailles du capital d'énormes quantités de rocs qui les feraient crouler...» Mais, ajoutait-il, car de cette conviction elle-même il n'était pas dupe, « il faudrait pour ça tant de choses, que la société peut dormir tranquille. Elles ne feront pas beaucoup de mal à ses cloches à melons, les pierres que la catapulte romanesque enverra dans son jardin ». Et il ne se faisait pas d'illusions non plus sur le pouvoir « révolutionnaire » de la littérature. La bourgeoisie fin de siècle semble s'intéresser au roman à thèse, au roman « social ». C'est qu'elle souffre pour le moment, écrit Darien, « d'une indigestion de panade littéraire », elle « retournera à la panade, une fois l'indigestion passée. D'instinct, elle exècre les brutalités dans ses livres, il ne lui faut que du bleu ou du gris. C'est naturel après tout. Que voit-elle de noir dans l'existence ? Rien. Des truffes ». Faut-il se tourner vers le peuple « le peuple ne lit pas. Il relit. Il ne consent à avaler que des choses déjà mâchées par le bourgeois et qu'on lui ressert dans ces auges banales qu'on appelle les magazines ». Par suite, l'art ne peut pas vivre, la belle oeuvre est étouffée dès sa naissance : « le chef-d'oeuvre est individuel, il existe; par lui-même et tout en existant pour tous, il sait n'exister que pour un... il est une protestation véhémente et superbe de la Liberté et de la Beauté contre la Laideur qui le défigure et la servitude qui pèse sur lui...» Il fait entendre une voix « qui chante la grandeur de l'Individu et la haute majesté de la nature : cette voix fière qui étouffe les bégaiements honteux de pleutres qui font les lois et des troupeaux de couards qui leur obéissent. Voilà pourquoi sans doute les gouvernements nés du capital et du monopole font, tout ce qu'ils peuvent pour écraser l'Art qui les terrorise et ont une telle haine du chef-d'oeuvre ».
On ne sait pas grand-chose de sa vie. M. Auriant note qu'il naquit en 1862 à Paris, rue du Bac, où ses parents tenaient un magasin de nouveautés. Sa mère mourut tôt, son père se remaria avec une femme qui malmena l'enfant, élève passable du lycée Charlemagne. Engagé volontaire en 1881, il passe devant le Conseil de guerre pour ses manquements répétés à la discipline et est envoyé dans les bataillons d'Afrique. Il revient en 1886 à Paris, ayant rompu avec ses parents, et se jurant de « vivre libre, absolument libre de ses pensées, de ses actes, sans être ou se croire tenu d'en rendre compte à qui ce fût » (Auriant). Et, pour honorer une promesse qu'il s'était faite à lui-même autant qu'à ses camarades, il commence par écrire ses souvenirs de
Biribi. L'ouvrage est d'une telle violence, il y raconte tant d'atrocités et il y prend si rageusement à partie les militaires qu'il na trouve pas facilement d'éditeur. Quand il y parvient, le scandale que l'ouvrage aurait pu soulever est éclipsé par celui des
Sous-offs, de
Lucien Descaves. le gouvernement est devenu prudent ; on se garde de poursuivre
Biribi. Seuls, quelques critiques d'avant-garde signalent l'existence de ce « livre superbe, angoissant, terrifiant, cette barbare et vibrante épopée qui révélait des sortes de supplices plus nombreux et plus effroyables que ceux qu'inventa le
Dante ». Par décret au
Journal Officiel les compagnies de discipline sont supprimées, du moins sur le papier, mais le livre de Darien est étouffé. Il n'a pas plus de chance avec Bas les coeurs ou la pièce qu'il en tire,
Les Chapons, épisode romancé de la Commune qui montre la lâcheté des bourgeois rentrant dans leurs biens grâce aux Versaillais.
Georges Darien collabore alors à la feuille anarchiste de Zo d'Axa, l'
En-dehors. Mais même là il se trouve «
en dehors » et quitte ces humanitaristes et ces végétariens après s'être battu en duel avec
Zo d'Axa. En 1898 il fonde l'Escarmouche en assurant paradoxalement à ses lecteurs qu'un titre ça n'engage à rien et que « partir en guerre sans avoir devant soi-même des moulins à vent, ce n'est pas sérieux ». Puis il disparaît pendant trois ans, probablement en Angleterre, d'où il rapporte le manuscrit du Voleur.
Rachilde signale le livre aux lecteurs du Mercure de France et félicite chaudement l'auteur,
Alphonse Allais eût voulu le voir « dans toutes les mains dignes de ce nom », mais la plupart des critiques sont trop occupés d'
Henry Bordeaux, de Marcel Prévost ou de
René Boylesve pour prendre garde à ce chef-d'oeuvre, qui passe généralement inaperçu.
En juillet 1904, un Congrès antimilitariste doit se tenir à Amsterdam, un
journal doit y préparer les esprits, le camarade Janvion qui est chargé de le mettre sur pied demande à Darien d'y collaborer. Darien lui trouve un titre : ce sera
L'Ennemi du peuple, car, dit-il, si « le peuple a des amis, qu'il les garde ils sont généralement dignes de lui... L'abominable et tyrannique soumission populaire a pu avoir jusqu'ici des excuses : l'ignorance, l'impossibilité matérielle d'une lutte. Aujourd'hui, le Peuple sait, il est armé. Il n'a plus d'excuses » Darien attaque en bloc « l'anarchisme, le socialisme, le radicalisme, les jésuites, la franc-maçonnerie », traîne Clemenceau, « ce vieux phoque libérâtre » dans la boue, définit Tolstoï comme « l'incarnation de la sottise, de la lâcheté de l'hypocrisie », se tourne contre l'anarchiste Malato « gluante fripouille illettrée » et obligea par là le brave Janvion à faire cesser la parution de son
journal. Darien a trop d'ennemis et de tous les bords pour ne pas devenir la propre victime de son universel jeu de massacre Il écrit encore quelques romans,
La Belle France,
l'Epaulette, se passionne pour les idées du réformateur américain
Henry George et prône « l'impôt unique », devient on ne sait trop quoi pendant la guerre et meurt en 1921, inconnu de tous et de chacun.
Cet homme singulier, dont on ne discutera pas les idées politiques (elles deviennent assez troubles, quelque peu autoritaires et nationalistes, sur la fin de sa vie), est sans conteste un maître-écrivain. C'est une force de la nature, comme on dit et qui se moque suffisamment de l'art pour faire oeuvre d'artiste. Il obéit à son tempérament, qui est volcanique, et il s'en voudrait, malheureusement, de le discipliner. Un peu plus de travail, un peu plus d'attention à ce qu'il faisait, et il valait bien les
Léon Bloy, les Vallès ou les
Bernanos. Il lui aurait fallu un peu moins d'idées, également, ces idées dont il est plein et qu'il veut à toute force communiquer, y embarrassant sa plume en de longues tirades vengeresses qui le cours de son torrent figurent autant de rochers sur lesquels le flot se brise. Mais à côté de cela, quel feu, quelle vie et aussi quel humour ! Quelques-uns de ses contemporains s'étalent demandé s'il fallait tout à fait prendre au sérieux M.
Georges Darien et c'est également une question qu'on se pose en lisant
le Voleur. Ce « roman anarchiste » d'aventures où l'auteur montre et juge de haut en bas la société dans laquelle il vit, c'est-à-dire avec tout le sérieux désirable, est ouvertement copié sur les romans feuilletons de la même époque, avec reconnaissances, hasards miraculeux, traîtres, bandits et orphelines, mélo de Grand-Guignol, invraisemblances et coups de théâtre libérateurs. Peut-on douter que l'auteur se soit beaucoup amusé à l'écrire quand on rencontre au détour d'une page : « Ah ! Ah ! s'écria-t-il en anglais car il parla couramment plusieurs langues, et même le portugais », réflexion qui appartient en propre à
Ponson du Terrail, ou quand on tombe, au summum d'une circonstance dramatique, sur le fameux : « sa main était froide comme celle d'un...» (il n'a pas écrit le mot serpent). Sans parler des calembours et des jeux de mots, des pastiches en tous genres, de
Zola et d'
Eugène Sue, voire
De Lautréamont.
Dans l'ensemble pourtant, il vaut mieux que cela et son roman est plus récréation que se donne l'auteur. En dépit du lyrisme « libertaire » son style est d'une sobriété coupante, direct, dru, imagé et, sans chercher la peinte comme
Jules Renard ou la phrase qui fait mouche comme
Jules Vallès, Darien connait le secret des formules ramassées, des jugements en forme de maximes. Généralement indigné par ce qu'il voit autour de lui et davantage encore par ce qu'il soupçonne, il se garde le plus souvent de jouer au vengeur tonitruant. Il pique, dégonfle, fouaille, lacère, mais en prenant beaucoup de plaisir à ce qu'il fait et parvient à élaborer un comique supérieur, un humour de grand esprit, qui laissent en effet supposer qu'en dépit de ses indignations motivées il est peu de choses qu'il prenne au sérieux.
Le Voleur est l'histoire d'un homme, Georges Randal, tôt orphelin, confié à un tuteur qui le gruge, et qui a peur de devenir pauvre. « J'ai peur d'être un pauvre et j'aime l'argent. Oui, j'aime l'argent ; je n'aime que ça. C'est l'argent seul, je l'ai assez entendu dire, qui peut épargner toutes les souffrances et donner tous les bonheurs ; c'est l'argent seul qui ouvre la porte de la vie, cette porte au seuil de laquelle les déshérités végètent ; c'est l'argent seul qui donne la liberté. » Pour se procurer cet argent dont son oncle et tuteur l'a légalement dépouillé, Randal décide de se faire voleur. Non pas voleur à la façon des bourgeois qu'il voit évoluer autour de lui, c'est-à-dire avec la garantie de la loi, mais cambrioleur. Métier en marge, difficile et plein de risques, mais qui répond à ses instincts et s'accorde avec ses idées: «
le voleur, c'est l'Atlas qui porte le monde moderne sur ses épaules, c'est lui qui maintient le globe en équilibre : c'est lui qui s'oppose à ce que la terre devienne définitivement un grand bagne dont les forçats seraient les serfs du travail et dont les garde-chiourmes seraient les usuriers ».
le voleur, dit-il encore, et ici on voit apparaître le pince-sans-rire, « va à son but, non pas que le crime soit bien attrayant et que ses profits soient énormes, mais parce qu'il ne peut faire autrement. Il sent peser sur lui l'obligation morale ».
Randal se lance dans la carrière, en France, à Bruxelles, à Londres. Il a fait graver sur sa carte de visite l'appellation passe-partout d' « ingénieur » et en tant que tel il rencontre toutes sortes de gens : rentiers, ecclésiastiques qui vivent ouvertement de l'escroquerie à la crédulité publique, femmes du monde qui, pour les meilleurs coups à tenter, lui indiquent les adresses de leurs amis, industriels, magistrats, notaires, hommes politiques, cocottes, sages-femmes avorteuses, tous concussionnaires, véreux, exploiteurs, suborneurs, escrocs et à peu près tous respectés sinon respectables, détenteurs des plus hautes situations, soutiens de l'ordre et de la morale. Un pied dans la pègre, un autre dans le beau monde. Randal s'est fait une jolie place dans la vie et s'en amuse beaucoup. Il pousse la plaisanterie jusqu'à écrire dans La Revue Pénitentiaire une étude : « de l'influence des tunnels sur la moralité publique », qui lui vaut grande considération. Ses affaires de coeur ne chôment pas non plus : les femmes qu'il aurait aimées et dont il se contente de faire ses maîtresses se sont tôt aperçues que l'honnêteté ne payait guère et suivent des carrières parallèles à la sienne ; auprès de petites bourgeoises et des femmes du monde, qui se débrouillent autrement. Il est auréolé du prestige de son état de voleur et joue les séducteurs. Prospère, considéré (un président du Conseil va jusqu'à lui offrir un siège de député, à tout le moins le ruban rouge) il n'a plus qu'un tout petit saut à faire pour devenir un voleur dans la légalité, un bourgeois. Ce que l'auteur voulait démontrer. Dans une société qui repose sur le vol organisé, un franc-tireur du vol, pourvu qu'il soit prudent et intelligent réussit plus vite que tous les autres à se faire sa place. « Les loups ne se mangent pas entre eux. »
Pourtant, Randal n'est pas heureux. Son ascension a été trop facile et la société l'a trop tôt convaincu qu'il avait eu raison d'agir comme il l'a fait. Elle est pire encore qu'il ne l'imaginait : un vrai coupe-gorge où le fort, c'est-à-dire celui qui possède l'argent, rançonne le faible, le dépouille, le réduit en esclavage, le tue, Randal qui, comme tous les cyniques, est un moraliste rentré, éprouve du dégoût pour ce spectacle épouvantable et, ses souvenirs d'amours lamentablement manquées lui remontant au coeur, il sombre dans la mélancolie : « l'existence est aussi bête, voyez-vous, aussi vide et aussi illogique pour ceux qui la volent que pour ceux qui la gagnent... Ah ! Chienne de vie ! » Il n'a plus besoin de voler maintenant, il lui suffit de vivre, mais est-il passible de vivre comme un bourgeois ?
Cette satire au vitriol, un peu grosse et rudimentaire, s'adresse aujourd'hui à des convertis, mais elle n'est pas périmée pour autant, on s'en doute, Darien y a versé toute sa philosophie d'« animal de combat » : un peu de nietzschéisme de carrefour et beaucoup de l'anarchisme naïf et généreux de la « belle époque ». Mais la sauce fait diablement passer le poisson : savoureuse et relevée d'épices, un régal pour les amateurs.