La condition d’insomniaque rend particulièrement réceptif à ces différents états de la nuit qui mènent à l’euphorie de l’aube, à la re-création du monde. Une nuit, une aube en train : voici que nous nous surprenons à éprouver un sentiment de commencement. Nous voici reliés tout d’un coup à la haute enfance, à une époque de sensations pures, comme tamisées, lavées d’interférences, et cette communication soudaine avec nos propres origines procure une énergie rare. L’aube est synonyme d’euphorie, comme le départ.
Traverser un État que ses habitants ne peuvent quitter, et se dire, j’en sortirai dans quelques heures, au moment prévu, à bord de cette concession occidentale ambulante habilitée à circuler dans une obscurité totale... Peu à peu, des scrupules d’un genre nouveau m’ont envahi. Un voyage – et ce séjour bulgare n’avait pas fait exception – était généralement l’occasion d’oublier mes origines et d’appartenir à la Terre, de fusionner avec ce qui défilait derrière les vitres. La Bulgarie, au-delà d’une présence policière marquée, m’avait paru avenante, plutôt développée en regard de ses sœurs du Comecon, et proprette, avec quelque chose d’horloger et de méticuleux, comme si un canton s’était détaché de la Suisse et s’adonnait au léninisme. Nous y avions circulé à notre guise, attendu des omnibus en rase campagne, voyagé de nuit vers la mer Noire. Partout avait pu s’accomplir ce détachement de soi, cette fusion. Cette nuit-là, cependant, cette nuit de honte dans le train fantôme, le charme était rompu.
Certains séjours laissent une empreinte toute particulière par cela même que l’on n’a pas pu faire. Dans Moscou semi-interdit, semi-évacué, il nous restait des boulevards passés de loin en loin au marqueur rouge, pavoisés des portraits de la Sainte Trinité du communisme slave. Il nous restait les glaces à la vanille pour quelques kopecks au coin des rues, par – 10°, les traversées à bord de taxis bouillants, les foulées dans une neige haute là où elle avait été épargnée, et les soirées chez des Russes avides de pratiquer un français plus érudit que le nôtre, des Russes dont les appartements diminuaient en superficie plus ils avaient de diplômes.
L’insomniaque est un nomade du temps, aussi malheureux dans les horaires modernes qu’un gitan assigné à résidence. Mais à l’hôtel des Insomniaques, où les lits ont été remplacés par des fauteuils à bascule, règne un tumulte de bazar oriental, on y croise dans les couloirs une foule cosmopolite de personnages réels ou non, que l’on a connus naguère ou que l’on aimerait connaître, il s’y trame mille complots pour fuir la dictature du réel, on y salue son passé comme on y croise son avenir.
Les mots n’existent pas pour décrire l’état d’esprit du voyageur pour lequel tout a été facile et naturel. Attendre un visa plusieurs mois, se priver longtemps pour se payer des billets, aucun de ces travaux d’Hercule ne lui a été imposé. À la honte ou la culpabilité d’être au nombre des privilégiés (ce que, dans son pays, il n’avait pas soupçonné), ce voyageur éprouve la griserie légère de celui qui ne risque rien et dont le sauf-conduit tient lieu de talisman.
Le romancier et essayiste Eric Faye sera au Belvédère du Rayon Vert de Cerbère du 11 septembre au 9 octobre, pour une « résidence duelle transfrontalière ».
Organisées par les Rencontres cinématographiques internationales Cerbère-Collioure, ces résidences interrogent la notion de frontière en invitant concomitamment deux écrivains ou écrivaines, l'un(e) de langue française à Cerbère et l'autre de langue espagnole ou catalane à Portbou – Yolanda Gonzalez cette année.
Crédit de la vidéo : « Rencontres cinématographiques de Cerbère-Collioure ».