« Je noue le hachimaki aux couleurs de notre Japon éternel autour de mon casque. J'effectue ce geste avec lenteur et solennité, sans pensées, sans émotions. le froid dans mes veines, le temps s'est arrêté, je suis une fleur de cerisier poussée par le vent.
Ai-je le choix ? Ai-je eu le choix il y a un mois, quand nous avons été réunis par les officiers au petit matin sur la base aéronautique ? le soleil se levait, rond et rouge, l'image du drapeau impérial. Ils ont annoncé que notre escadrille se portait volontaire pour devenir les Kikusui, des chrysanthèmes flottants. C'est le nom poétique donné au sacrifice d'un avion et de son pilote sur un navire ennemi. »
D'entrée, le ton est donné.
Stéphanie Hochet, écrivaine spécialiste de
Shakespeare, nous ramène dans le Japon impérial de ce printemps 1945, au moment de la bataille d'Okinawa, où pour défendre leur société millénaire, les caciques de Hiro Hito ( l'empereur ) transformaient des jeunes hommes entre seize et vingt-cinq ans en bombes humaines.
Qui étaient ces jeunes garçons que nous connaissons sous l'appellation de kamikaze(s) ( en français " vent divin "), des fanatiques ou des volontaires contraints ?
C'est cette vérité historique que l'auteure essaie d'approcher dans ce court roman extrêmement bien documenté.
Elle, la littéraire, spécialiste de littérature anglaise, pas plus nippophile que vous et moi, qui n'est jamais allée au Japon, nous donne le change dans un roman qu'aurait pu écrire un autochtone.
L'histoire s'ouvre donc sur ce jeune Isao Kaneda qui s'apprête à bord de son avion Zéro à s'élancer pour une mission, une "attaque spéciale" ( entendez une attaque suicide ), et au nom de l'empereur et du Japon immortel, à devenir un "chrysanthème flottant", " une fleur de cerisier ".
Comme
Victor Klemperer l'a fait dans son livre -
LTI, la langue du IIIème Reich -,
Stéphanie Hochet met en parallèle ce régime fasciste, cruel, inhumain et le vocabulaire antinomique qu'il utilise pour se décrire et nommer les actes qui sont les siens.
Puis c'est le flashback.
La seconde partie dans laquelle l'auteure, ou Isao, se raconte.
Son enfance auprès d'une grand-mère stricte, descendante de samouraïs... avec ses légendes, ses mythes, ses codes, et un jeune précepteur, monsieur Mizu, qui lui enseigne... outre les matières que l'on enseigne au Japon, les humanités classiques et la culture occidentale.
Par obéissance, Isao a donc eu une enfance solitaire entre une grand-mère "gardienne du temple", un précepteur ouvert sur le monde, un petit chat, les livres, la poésie, la rêverie, la pratique ( en privé ) du kendo et les avions dont il ambitionne de devenir un jour un as comme ces héros que sont pour les jeunes pilotes en devenir de sa génération les Sakai Saburö et Iwamoto Tetsuzö... as des as, sortes de samouraïs modernes.
À seize ans, il est rendu à ses parents ; sa grand-mère jugeant qu'elle lui a donné l'éducation susceptible de faire de lui le digne descendant de ses ancêtres, et non un petit bourgeois ramolli et sans envergure comme son gendre qu'elle tient en piètre estime.
Ses études secondaires achevées, il entre au "yokaren"... équivalent de l'aéronavale.
S'ensuit une formation accélérée... et pour cause : le géant américain se fait de plus en plus menaçant.
C'est enfin la désignation pour la mission spéciale.
Isao est partagé entre son devoir, son honneur et celui de sa famille... et le doute d'une mission dont il sait qu'elle ne changera pas le cours d'une guerre... perdue pour son pays.
Deux jours avant de devenir un chrysanthème flottant, notre vent divin commence à ressentir ce que sa grand-mère appelait " les herbes de lâcheté"... d'où d'incessants va et vient entre son lit et les latrines.
Mais il ne se dérobera pas ; entre deux allers retours dans les lieux d'aisance, il pense au "Hagakure" ( "guide pratique et spirituel destiné aux guerriers. Il s'agit d'une compilation des pensées et enseignements de Jōchō Yamamoto, ancien samouraï vassal de Nabeshima Mitsushige.") dans lequel il est dit qu'un samouraï doit toujours posséder de la poudre de riz au cas où il mourrait, et se poudrer avant de mourir... il aurait ce teint de cerisier auquel j'ai déjà fait référence ).
-" Nous sommes appelés à devenir des "fleurs de cerisier".
Le sakura, fleur symbole du Japon. Elle s'épanouit au printemps et le souffle du vent suffit à l'emporter
Vivre telle une efflorescence serait donc croître et disparaître au paroxysme de la jeunesse. Laissant dans l'air le souvenir de sa beauté éphémère.
Le Hagakure rappelle que les samouraïs doivent posséder dans leur besace de la poudre de riz afin qu'en cas de trépas ils puissent veiller à avoir dans la mort le teint du cerisier en fleur.
Nous deviendrons l'image même de la fragilité qui vit le temps d'un soupir et meurt avec légèreté.
Nous changerons d'état, abandonnant la lourdeur de l'enveloppe humaine pour abriter en nous la sève végétale, pour nous remplir de leur couleur délicate et voler, voler jusqu'à la désintégration."
Une confrontation intéressante a lieu dans ces heures cruciales entre Isao et son camarade de chambrée Kosugi.
Le premier, nous commençons à bien le cerner : c'est un jeune homme instruit, rêveur, idéaliste, patriote comme pouvait l'être un garçon de son âge et avec ce type de personnalité à l'époque.
Brave, honnête, fidèle, loyal... mais qui pense et donc doute.
Le second, Kosugi, a à peu près le même âge. Orphelin, "pupile de la nation" dirait-on de lui de nos jours, il doit tout à l'empereur, il doit tout à l'État et à l'armée... qui est devenue sa famille, sa raison de vivre et sa raison de mourir.
Lui n'est pétri que de certitudes.
Il est l'antinomie d'Isao.
Ces deux-là et quelques autres s'envolent à bord de leurs Zéro.
Fataliste, Isao songe :
-" La fin ne m'effraie pas. J'irai vers elle les yeux ouverts, non seulement parce qu'un grand pilote ne les ferme pas au moment d'entrer en collision pour ne pas rater sa cible - contrairement au novice qui perd le contrôle de son appareil par pur réflexe de peur - mais aussi parce que je voudrais voir la forme que prend la mort avant de l'embrasser. Sans doute devient-elle visible dans ces circonstances exceptionnelles. Ses contours ressemblent-ils à quelque chose que je connais ? J'imagine une silhouette étrange et familière à la fois, douée d'une force inquiétante telle une pieuvre ou un fantôme."
Insuffisance de Kérosène, Isao... loin de sa cible est contraint à un atterrissage forcé sur un îlot... peuplé d'hommes et de femmes coupés du monde et du temps, vivant à l'heure d'un Japon de "il était une fois."
Après des clins d'oeil appuyés à
Shakespeare,
Ovide,
Cicéron,
Marc Aurèle, Mishima... le parti pris de
Stéphanie Hochet s'apparente à la démarche de Keisuke Kinoshita et sa " Ballade de Narayama".
Je vous passe à présent le relais et vous invite à découvrir cette accroche du kamikaze version
S. Hochet.
Un livre très bien et très précisément documenté.
Un style sobre, travaillé, précis, juste.
Une narration concise entre la violence du sujet et le surprenant environnement poétique.
Pour conclure, je dirai qu'outre la fascination pour ce thème et l'excellente mise en mots et en récit de l'auteure, deux éléments ont retenu mon attention.
Le premier c'est la volonté (?) de l'écrivaine à conserver à son héros une sorte de virginité. Isao n'est jamais mêlé à la promiscuité. Enfant, il n'a aucun contact avec les autres enfants... si ce n'est avec un chat ( cherchez la symbolique ), il aperçoit une belle fillette... qu'il ne verra qu'une fois et dont il fera l'héroïne de ses rêves. Au lycée... c'est un étudiant "à part"... Sur l'île, il sera fasciné par la beauté d'une jeune femme... dont il se détachera de lui-même : - " je n'ai plus de désir pour elle. J'approche un peu chaque jour du satori."
Et cerise sur le gâteau impérial... son avion n'aura jamais atteint la cible désignée pour sa mission : il n'aura même pas approché la mort...
Le second concerne le titre... dont le sens est multiple.
Pacifique peut en effet être pris dans son acception géographique mais aussi être une référence au pacifisme...
À vous de décider.
Une très bonne lecture.