Lu dans la version américaine . Titre original : In One Person.
Un vieux monsieur – William Abbott (Billy) a environ 70 ans lorsqu'il se retourne sur son passé – raconte comment il a vécu sa bisexualité depuis sa prime adolescence jusqu' au moment de la narration, 2011.
Le roman commence par un défi que le personnage-narrateur se lance : il deviendra écrivain et couchera avec la bibliothécaire, Miss Frost. Il vit dans une petite ville du Vermont (décor cher aux romans de
John Irving) First Sister avec sa mère qui a un nouveau compagnon – professeur à l'académie de Favorite River dont il tombe amoureux. Dès lors son destin va être marqué par la lecture (compulsive de Dickens et des fameuses « Grandes Espérances ») et le théâtre par les pièces – et notamment de
Shakespeare - que son beau-père met en scène avec la troupe locale. Donc petit-à-petit, au fur et à mesure de ses expériences sexuelles, le narrateur se définit comme « bi ».
Bien sûr ce choix ne va pas sans heurter la sensibilité de son entourage, notamment sa mère et sa tante alors que son grand-père Harry, qui s'habille en femme pour des rôles au théâtre est plus tolérant. Car l'homosexualité est considérée comme une maladie dans l'Amérique des années 50. Il suffit, pour s'en convaincre de lire les témoignages de
Lou Reed qui a subi des électrochocs pour se « guérir ».
Billy consulte donc les spécialistes locaux : le Dr Harlow, vieille birbe intolérante que ne conçoit le « droit chemin » que dans l'hétérosexualité et la mère de sa meilleure amie, sorte d'orthophoniste-psychologue, Martha Hadley car Billy a des problèmes pour prononcer certains mots comme « pénis ». le personnage construit sa personnalité à travers la lecture (De Grandes Espérances, Tom Jones, Madame Bovary, et un roman de
James Baldwin, Giovanni's Room (
la chambre de Giovanni) où l'auteur aborde l'homosexualité. Il se construit aussi à travers les pièces de
Shakespeare que monte son beau-père où il se reconnaît dans tel ou tel personnage et où il voit son grand-père grimé en femme. Mise en abyme du travail d'écrivain (problème de langage au départ, influence d'autres écrivains, recherche du père…) le titre français explique bien ce qu'est Billy alors que l'anglais reste dans le non-dit, le fameux « understatement ».
Les rebuffades que Billy va rencontrer seront bien sûr du côté « conservateur » mais aussi chez les femmes et les gays. En se situant comme « bi », le personnage n'est finalement accepté nulle part. Les gays aimeraient qu'il soit totalement de leur côté, les femmes veulent « construire quelque chose » qu'il n'est pas prêt à assumer.
"On this bitter-cold night in New York, in February of 1978, when I was almost thirty-six, I had already decided that my bisexuality meant I would be categorized as more unreliable than usual by straight women, while at the same time (and for the same reasons) I would never be entirely trusted by gay men."(Dans le froid mordant de ce soir de février 1978, lorsque j'avais trente-six ans, j'avais déjà une petite idée de ce que signifiait qu'être bisexuel, je serais considéré parmi les moins fiables par les femmes hétéro, alors qu'en même temps (et pour les mêmes raisons) je n'aurais pas tout-à-fait la confiance des homos.)
Jusqu'aux années 80 où apparaît le SIDA, Billy aura encore moults problèmes de conscience- et le narrateur montrera bien qu'il vivra sa vie de « bi » contre vents et marées – puisqu'il se reproche, en voyant tous ses meilleurs amis et amants sombrer dans la maladie et mourir, de ne pas être infecté :
‘I wasn't afraid of dying; I was afraid of feeling guilty, forever, because I wasn't dying.'
(Je n'avais pas peur de mourir ; j'avais peur de me sentir coupable à jamais puisque je ne mourais pas !)
Et puis il y a le personnage de Kittredge, extrêmement complexe puisqu'il représente l'archétype du lutteur macho, le grand frère protecteur, le jeune adulte cynique. Kittredge, en tant que protagoniste, je l'avoue, m'agaçait – et là
John Irving parvient à nous le rendre bien antipathique à tel point qu'on ne comprend pas l'attirance de Billy pour ce beauf. L'évolution du personnage qu'en propose l'auteur est un tour de force romanesque, notamment par les côtés obscurs qu'il révèle.
Quant au style du roman lui-même, là aussi on assiste à une évolution du langage qui passe par exemple de « transsexuel » à « transgenre » de nos jours en même temps qu'une évolution de la société, Billy se retrouvant de l'autre côté de la barrière puisque c'est lui qui initie les autres non seulement à l'écriture mais aussi à devenir une personne. Là encore, plus rares sont les conservatismes mais aussi plus violents. On a l'impression tout au long du roman de lire à la fois un journal intime pris dans l'histoire des Etats-Unis représentés par la province.
Un roman assez long mais d'une longueur justifiée pour faire tout aboutir. Un bon livre, à mon sens est celui dont la fin est réussie. Et c'est le cas.