Le narrateur est bisexuel. Il aime les hommes et les femmes. Les femmes transgenres en particulier, et de longs méandres, amers et drôles, aident à comprendre pourquoi. Il reste un homme. Aimer les deux genres ne l'amènent pas particulièrement à souhaiter être femme. Il avoue rechercher une apparence féminine ET masculine parce qu'il est « mignon », parce que c'est plus facile pour draguer. Et parce qu'il est Ariel, essentiellement. J'y reviendrai.
Il est bi donc, mais pas confus, pas en quête de son identité sexuelle, du moins pas après l'adolescence. S'il y a un aspect sociologique, ou sociétal, je ne sais pas, dans le roman, ce n'est pas parce que son identité sexuelle lui pose un problème, mais parce qu'elle pose un problème aux autres. Ceux qui le rejettent, mais dont Billy ne s'embarrasse pas longtemps en fin de compte, et ceux qui ne savent tout simplement pas comment le prendre. Des membres de sa famille qui le prennent pour un déviant, les membres de la communauté gay pour qui il n'ose pas sortir complètement du placard. Irving sous-entend que son héros bi dérange parce qu'il rappelle que les frontières sont poreuses, celles du sexe, du comportement sexuel, que l'identité n'est pas une forme fixe qui surgit toute armée passée la puberté. Il n'y a rien là de bien inédit, pourtant, rien qui justifie le parfum de scandale. À plusieurs reprises dans son récit, le narrateur indique qu'il est poussé bon gré, mal gré, dans la communauté gay. Étudiant à New York, tout à sa joie d'être sexué frais émoulu de sa province, cela se comprend (si on veut draguer des mecs, a fortiori dans les années 60, il vaut mieux se trouver dans les endroits ad hoc). Homme mûr, dans les années 80, les années SIDA, il se voit sommé de choisir son camp, de rejoindre la cause et la communauté. La communauté, justement et à ce moment précis, Billy ne sait pas quoi en faire. Pour la première fois depuis son adolescence, ce garçon équilibré qui sait exactement qui il est ne sait pas quoi faire de lui. Il n'est pas un héros, il n'arrive pas à courir aux chevets des mourants, et il y en a tellement. À noter que cette partie, la seconde d'un livre au demeurant drôle, voire facétieux, est assez éprouvante. de la même façon crue qu'il décrivait le sexe, l'auteur montre la maladie, la déchéance, la mort d'une grosse partie du personnel du roman. Je ne peux pas le dire autrement : c'est dur à lire. Vous ne direz pas que je ne vous ai pas prévenus.
Glissez, mortels. À me relire, j'ai l'impression de parler d'un livre grave et sérieux, de sujets importants-de-société. Or pas du tout. Ces passages sombres de thanatos pesant font oublier l'éros pétillant du roman, inévitable dans la première partie consacrée à la poignée d'années pendant lesquelles Billy entre en scène. Dans tout les sens du terme. Il est presque dommage de faire À moi seul… un roman de la bisexualité. Ce Billy est un personnage, construit de la sorte par la volonté d'un auteur, pas un porte-drapeau, pas une allégorie. La bisexualité qui le compose lui donne chair et fluidité, et c'est ce mouvement doux qui en fait une entité crédible, aussi vivante que peut l'être un personnage de roman. C'est l'entrechoquement des atomes multiples qui l'anime. Avant de se poser en être sexué, Billy Abott est une créature de livres. Rappelons que Billy se comprend bisexuel en même temps qu'il se découvre écrivain, d'un même mouvement. Il est d'ailleurs symptomatique que la personne qui formulera toutes ses amours futures soit une bibliothécaire. Avant le sexe, elle lui fait découvrir les livres, le charpente avec beaucoup d'intelligence à coup de références incontournables. Fielding, Dickens,
Flaubert –
Flaubert qu'il ne faut pas lire avant d'être totalement désespéré, et
James Baldwin, bien sûr, parce que tout jeune gay des années 60 doit avoir lu
La Chambre de Giovanni. Mais avant Miss Frost, il y a le
théâtre.
Ibsen et
Shakespeare.
Tennessee Williams.
Théâtre dans le
théâtre. La grande distraction de la petite communauté, c'est son
théâtre amateur. Et c'est aussi la nôtre, vu que c'est à mourir de rire. de la tante insupportable au grand-père qui n'aime rien tant que jouer les héroïnes shakespeariennes, en passant par le tonton alcoolique et un ténébreux bûcheron norvégien qui dirige la troupe, que voilà une fine équipe. Portée par trois harpies (la grand-mère la mère et la tant de Billy, en mode marâtre de Cendrillon), la famille de Billy est pesante, intolérante, mais sur les planches, ce petit monde ridicule de province est cocasse. Peut-être parce notre héros est un esprit libre qui se détache lentement. Toujours est-il que l'auteur s'amuse – trop, pourrait-on dire. Il fanfaronne et cabotine à mort. Mais c'est efficace, avec des scènes hilarantes. Au-delà des pitreries et des costumes, il est surtout l'idée – baroque – de l'étourdissant tourbillon du monde. Des êtres changeants. Des identités fluctuantes. Nous sommes de l'étoffe dont sont faits les rêves, et notre petite vie est entourée de sommeil : lorsque la troupe monte
La Tempête, est-il vraiment surprenant que Billy se voit attribuer le rôle du génie Ariel ? du personnage au « sexe indécis ». Non sans doute. C'est facile. Mais cela tombe tellement bien.
Un mot, avant que d'en finir. Je crois que ce roman des genres et des identités est en large part un roman d'amour. Il s'ouvre et se clôt sur une évocation de Miss Frost, la muse de notre écrivain. Celle qu'il cherchera à demi-mot dans les autres femmes de sa vie, qu'il n'oubliera jamais. de cette galerie de personnage, la scandaleuse bibliothécaire est celle dont on ne peut pas s'empêcher de tomber amoureux, un petit peu. Sage et fascinante, la Femme Mûre est une institution littéraire – il y a par ailleurs quelque chose d'éminemment classique dans ce roman aux dégagements farfelus. Mais ce genre de femme-là, je n'en ai pas croisé souvent. Inaccessible jusqu'au bout, debout jusqu'à la fin. Et la scène de la séparation est un bijou. Très drôle, très, très triste, complètement en allée où ?, comme dirait l'autre. Face à l'imposante Frost sur le compas des amours de Billy, sa Némésis, Kittredge, le tyran local, capitaine de l'équipe de lutte. Un sale type, un type perturbant que Billy passera sa vie à tenter de comprendre. Frost et Kittredge, la bibliothécaire et le lutteur, restent les curseurs de la vie sentimentale du narrateur. We are formed by what we desire, déclare Billy au seuil du roman. La question subsidiaire est : se déprend-on jamais de ses 18 ans ?
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