"Things fall apart; the centre cannot hold;
Mere anarchy is loosed upon the world..."
"
W.B. Yeats, "The Second Coming")
"
Timon d'Athènes" m'a solidement remuée.
Cette pièce de la période jacobéenne (1605, écrite en collaboration avec
Thomas Middleton) n'est pratiquement plus jouée, et je crois comprendre pourquoi. On peut presque dire que tout ce qui arrive à Timon est de sa faute, car il manque cruellement de lucidité. Mais ce ne serait que rester à la surface des choses. L'histoire de Timon, riche et aimable athénien extrêmement généreux qui devient le pire des misanthropes, est comme une contemplation de l'abîme de
Nietzsche : sa banqueroute financière est avant tout une banqueroute humaine.
La pièce est incroyablement amère, et on y cherche en vain les deux ingrédients principaux qui font habituellement la magie de
Shakespeare. le premier, c'est l'humour. "Timon" n'en est pas complètement dépourvu, mais c'est un humour tellement cynique qu'on en a froid dans le dos. Aucun Touchstone ni Feste ne viennent égayer cette
histoire sur le renversement de l'ordre des valeurs, jusqu'à l'extrême. Et le deuxième ingrédient manquant sont les femmes. La pièce fait beaucoup penser à la tragédie du roi Lear, et n'importe quel metteur en scène hésitant entre les deux va probablement encore opter pour "Lear", une histoire tout aussi terrible, mais qui propose au spectateur un semblant de catharsis. Bref, dans "Timon", il n'y a aucune Cordélia...
Une fois de plus, le Grand Will s'est inspiré chez
Plutarque, mais l'Athènes de la pièce n'est qu'un décor en carton-pâte pour une histoire universelle sur l'ingratitude sans bornes, concupiscence, convoitise et rapacité humaines.
Timon aime être généreux : il distribue sans compter, se plaît à aider son prochain sans rien demander en retour, et ses banquets sont toujours pleins d'amis enthousiastes qui chantent ses louanges. Pas étonnant : contre le moindre petit présent, Timon en offre trois de valeur trois fois supérieure. Il ne fait que rire des remarques du philosophe Apémantus (probablement le plus grand cynique que j'ai jamais rencontré chez Will) qui observe ces festins avec horreur (qui renvoie clairement vers le Nouveau Testament) :
"Ô dieux ! que d'hommes dévorent Timon, et il ne le voit pas ! Je souffre de voir tant de gens tremper leur langue dans le sang d'un seul homme ; et le comble de la folie, c'est qu'il les excite lui-même !"
Il reproche à Timon de vouloir s'acheter l'amour de son prochain, mais non, Timon est vraiment de ceux qui pensent que "donner, c'est recevoir". le seul moyen de comprendre Timon, c'est de le prendre au sérieux, et voilà toute l'ironie noire de la pièce : Timon est un saint entouré par des charognards.
La seule personne qui l'aime sincèrement est son intendant Flavius, mais ses mises en garde répétées que la caisse sera bientôt vide sont balayées par un geste de main : qu'importe, quand on est entouré d'amis ! Celui qui a fait tant de bien ne peut jamais rester seul. Et c'est cela, la grande et tragique erreur de Timon.
"Coupez mon coeur en pièces de monnaie", s'écrie t-il, quand ses serviteurs partis chercher le soutien ne trouvent que des excuses et des dérobades; un véritable festival de fourberie et de mauvaise foi. La désillusion va transformer son amour inconditionnel en phénoménale haine. le monstrueux "anti-banquet" qu'il organise (Tiens, un nouveau festin ? Timon n'est pas vraiment fauché ? C'était seulement un test ? Peu importe, revenons-y tous !) est sa façon de faire ses adieux définitifs à la race humaine.
La malédiction qu'il lance sur Athènes, quand il se dépouille de ses vêtements et se retire dans la solitude de la forêt, est un moment fort et dur, un monologue presque apocalyptique, et j'imagine aisément le silence dans la salle, le coeur serré et les yeux grands ouverts des spectateurs jacobéens.
Et l'ironie du sort continue. Nu et misérable, à la recherche de quelques racines pour se nourrir, Timon déterre un fabuleux trésor...
C'est vraiment une pièce des extrêmes, et tout comme "l'anti-bénédiction" lors de "l'anti-banquet" à la fin de la première partie montre le changement radical de Timon, cet or, inutile comme celui de Midas, servira à faire des "anti-cadeaux" épouvantables, pour augmenter encore la pourriture d'Athènes et accélérer sa chute.
Bien des personnes viennent déranger Timon dans sa solitude, et sa conversation ultime avec Apémanthus sur les "bêtes" qui rodent à Athènes souligne encore le côté biblique et apocalyptique de la pièce. Il m'était impossible de ne pas penser au terrifiant poème de Yeats, "The Second Coming", en lisant "Timon"; les deux expriment le même désespoir et les mêmes interrogations sur l'avenir de l'humanité. Car la chute de Timon, c'est la chute de l'Homme.
Et vous savez quoi ? Si j'étais un metteur en scène, je finirais la pièce dans le noir, seulement avec un grand ciel étoilé projeté sur le plafond. On regarderait les constellations, et écouterait le bruit du ressac, quand la mer passe et repasse sur le tombeau de Timon... cela rappellerait le rythme de l'Univers, caché dans toutes les pièces du grand magicien Will.
"Ci-gît Timon, qui de son vivant détesta tous les hommes vivants.
Passe et maudis à ton gré, mais passe et n'arrête point ici tes pas."
5/5, pour un tas de raisons, pas toujours objectives.