ENFER CLIMATISÉ ROBOTISÉ.
Traverser une ville, de nos jours, n'est pas toujours de tout repos. Il se trouve bien, ici et là, des quartiers peu fréquentables, borgnes, sombres et sales, à la réputation dangereuse parfaitement établie et pas forcément imaginaire.
Imaginez que la planète entière n'est plus qu'une immense ville-monde ; une ville planétaire où ces coins incertains font suite à des enfilades de rues dangereuses ; que vous ne puissiez plus jamais vous reposer entre deux agglomérations dans quelque halte campagnarde, verte et reposante ; que d'une zone à l'autre de cette terre entièrement bétonnée, des "districts", les règles n'y sont pas exactement les mêmes, les policiers-robots pas parfaitement identiques, les accents parfois incompréhensibles, les vêtements différents, mais que cette immense ville et cette multiplicité de districts sont commandées, régies, surveillées, régulées par des ordinateurs surpuissants et omnipotents.
Imaginez maintenant que, dans l'un des ces districts, l'informatique ne fonctionne plus. Parce que Silena Ruiz, la "femme-du-mois" du narrateur (dont on n'apprendra jamais le nom) de cette apocalyptique novella, a dérobé les programmes permettant la bonne marche de cette micro-société d'un nouveau genre. Dès lors, tout tombe en panne, s'arrête et c'est le début de la Bérézina : les robot-flic, d'abord. Puis le recyclage de l'air et des eaux usées, la climatisation, les évacuations, la production de nourriture... En un mot comme en cent : tout fout le camp, et l'inondation du district de Ganfield, ancien lac asséché pour cause d'urbanisation démentielle et chaotique, est en cours !
Imaginez encore que c'est à vous, fonctionnaire d'un échelon intermédiaire, qui deviez retrouver cette fameuse Silena (avec laquelle vous vous êtes mariée pour un mois, donc) après une recherche aussi éperdue qu'hasardeuse, dans l'inconnu des districts environnants ; que des livres, interdits parce que subversifs, semblent être le seul fil, ténu, vous permettant de retrouver cette femme dont vous vous avouez être tombé amoureux ; un livre tout particulièrement : walden trois - référence plus qu'évidente au célèbre
Walden ou la vie dans les bois de l'écrivain et penseur américain du XIXème,
Henri David Thoreau - et lorsque l'on connait un peu l'oeuvre dont il s'inspire, on peut aisément comprendre que dans une société où la loi et l'ordre ont été confiés à des robots sans âme ni humour, que tout de l'ancienne Nature a été détruit et recouvert d'immeubles, ce livre puisse passer pour subversif.
Peu de personnages, assez brièvement portraiturés mais juste ce qu'il faut pour y croire et même s'y attacher, un texte qui se parcourt comme une sorte de journal de bord - sans en avoir la présentation -, un style vif, rapide et d'une très grande clarté et, malgré cela, ce très court roman est plutôt désespéré et d'autant plus déprimant que, sans être une représentation fidèle de nos villes actuelles, puisque futuriste tout autant qu'inspiré des ouvrages de sociologie et d'urbanisme prospectifs de l'époque, où l'on imaginait assez la ville des années 2 000 recouvrir l'essentiel des terres émergées, du moins au niveau de l'occident, cette présentation de la ville-monde n'est cependant pas sans rappeler certains des défauts majeurs de nos très grandes villes : hyper-surveillance, insalubrité, pollution, pauvreté, pression sociale et immobilière, etc. Sans oublier que ces trente dernières années ont vu l'apparition démultipliée de ces fameuses et angoissantes Mégalopoles, même si l'on est encore loin des projections les plus futuristes de ces années soixante-dix, où l'on imaginait, par exemple, une seule et même cité reliant Lille à Marseille, reliant Rouen, Paris et Lyon à l'horizon 2020.
Cependant, ce
Traverser la ville nous parle dans la mesure où, même très largement excessif ou, du moins, anticipant avec encore plusieurs probables décennies sur une plus grande conformité à ce texte, nous mesurons combien
il est l'un de nos futurs possibles, et c'est là tout le génie - désespérant - de
Robert Silverberg, l'un des derniers "grands" de ce qu'
il est convenu d'appeler "l'âge d'or de la
Science Fiction américaine", avec ses
Philip K. Dick, ses Isaac Assimov, ses Franck Herbert, ses
Ursula K. le Guin et ses
Dan Simmons (j'en oublie, bien sur. de même que pourraient manquer à cette liste innombrable les britanniques
Georges Orwell,
Aldous Huxley ou
John Brunner, autres grands maîtres de la fiction prospective et de la dystopie). D'avoir perçu, avec un demi-siècle d'avance, tous les travers de nos sociétés : isolement, ghettoïsation des populations, surveillance automatique généralisée, abandon de tout ou partie de nos libertés au profit d'une mécanisation/informatisation du monde, fichage, règles administratives absconses, envahissantes et ingérables... Là aussi, j'en oublie ! Même si tout cela n'est que rapidement, format oblige, trop rapidement survolé, décliné par
Robert Silverberg, en filigrane c'est pourtant bien un tel monde que le futur auteur de "
Les monades urbaines" dénonce déjà. Et la conclusion ultime de son petit texte - que le lecteur découvrira avec ravissement, malgré son épilogue démoralisant - est d'autant plus décourageante, déprimante, qu'il peu parfois sembler que c'est dores et déjà l'option dans laquelle s'engage l'humanité de nos temps post-modernes.
Un petit livre des éditions "Le passager clandestin" à dévorer... Avant que l'enfer robotisé et climatisé qu'il préfigure ne soit notre unique destin possible...