ATTENTION ! SPOILERS ! ;o)
J'ignore si c'est parce que j'en ai maintes fois vu l'adaptation à la télévision mais, pour moi, "
Maigret et la Vieille Dame" est pour ainsi dire un classique. Un classique dominé par l'ambiguïté parce que, sauf à la fin où l'on se persuade que
Maigret la suspectait depuis le début, fasciné, amusé et tout à la fois rebuté par ses affèteries de vieille coquette qui a eu de la chance toute sa vie ou presque, on se pose beaucoup de question sur les rapports entre le commissaire et Valentine Besson.
Valentine est une garce, dans toute l'acception du terme. Mais, au contraire des garces habituelles chez
Simenon, surtout les garces d'un certain âge, elle charme, séduit, pétille, nous mène en bateau alors même qu'on se méfie d'elle et joue une comédie si parfaite que ce n'est vraiment qu'à la toute dernière minute que le masque tombe. Que ce soit dans "
L'Ombre Chinoise" - où la garce était plus folle que vraiment garce, c'est vrai - ou encore dans "
Signé Picpus" - où la garce ne se cachait guère d'appartenir à cette confrérie et d'en avoir toujours fait partie -
Simenon suivait, en quelque sorte, une belle avenue toute plate. Avec Valentine, il s'en va par les ornières et par les petits chemins bizarres et méandreux, traîtres certes mais non dépourvus de charme.
Valentine est peut-être folle, elle aussi ? suggéreront certains. Non. Egocentrique, narcissique, mauvaise, frustrée certes par une enfance qui n'a rien eu d'idyllique mais démente, au sens où la justice l'entend ou dans l'état qui est celui de Mme Couchet dans "
L'Ombre Chinoise" , non, non, trois fois non. Valentine est froide et prémédite avec soin la mort de sa domestique dont elle devine qu'elle a saisi son secret et qu'elle est prête à le partager avec Théo, son beau-fils, qu'elle n'aime ni ne déteste vraiment mais qu'elle cherche lui aussi à tuer avec la même absence de scrupules. Sans la méfiance de Théo - qui connaissait Valentine bien mieux que la pauvre Rose Trochu - il aurait d'ailleurs fini sur le carreau et cet "accident" serait passé à la trappe comme l'est passé l'"accident" de Rose, qui avait bu un somnifère destiné en fait à Valentine et parfumé à l'arsenic - ergo, c'était Valentine qu'on voulait empoisonner.
Car la victime, bien sûr, dans toute l'affaire, ce ne peut être, de ne doit être que Valentine. D'abord, parce que, sinon, elle risque fort de terminer ses jours en prison. Ensuite, parce qu'elle aime les grands rôles et que, pour les narcissiques, celui de "la Victime" apparaît souvent revêtu d'extraordinaires séductions. Elle, la pseudo-Victime, n'a rien fait, n'est pas responsable : ce sont toujours
les autres qui le sont, qui la haïssent, qui voudraient la voir morte, qui la méprisent, qui iraient volontiers danser sur sa tombe tout en recueillant son héritage ...
Bien que - et c'est bien l'ennui dans cette affaire - personne ne puisse avoir l'idée de tuer Valentine pour son argent ou un héritage quelconque. Veuve du créateur de la crème "Juva",
Ferdinand Buisson, elle a certes mené la vie à grandes guides mais, désormais, elle est pour ainsi dire ruinée, vit dans une petite maison en viager baptisée "La Bicoque" - n'est-ce pas poétique, je vous le demande ? - et n'a pour tout potage qu'une rente minuscule et ses souvenirs, notamment des parures de bijoux superbes mais imitées de ceux que son mari a dû, la mort dans l'âme, lui faire vendre il y a de cela tant d'années que nul n'y pense plus ...
Sollicité à la fois par Charles Besson, beau-fils de Valentine et député local, et par Valentine elle-même, qui fait une entrée magistrale au Quai des Orfèvres,
Maigret s'embarque pour Etretat où l'attend un inspecteur Castaing qui, il l'avoue sans complexe, nage complètement. Comme à son habitude, le commissaire va, vient, boit un peu trop (du calvados surtout mais c'est parce Valentine adore ça), laisse son cerveau se vider pour mieux accueillir les idées, observe, attend ... et puis soudain se fâche comme seul
Maigret sait se fâcher. Il se fâche si fort que deux solutions sont possibles : ou bien il a toujours su (mais sans avoir la moindre preuve) et il a pris tellement sur lui qu'il craque ; ou bien il est furieux que le charme, très réel, de Valentine l'ait aveuglé à ce point.
Avec, toujours, des personnages secondaires soignés, tels Arlette, la fille légitime de Valentine, aussi jolie qu'elle mais complètement déboussolée par le manque d'amour dont sa mère l'a fait souffrir ; Théo, l'ex-jeune homme riche qui s'entête toujours à ressembler ... au duc de Windsor au temps de sa gloire ; Charles, le brave type, pas bête mais détournant la tête avec pudeur quand le Mal s'approche de lui, soit parce qu'il ne veut pas le voir, soit parce qu'il redoute que cela nuise au statut social qu'il a péniblement acquis ; Henri Trochu, le frère de Rose, qui aura un destin aussi tragique et injuste que celle-ci ; Castaing, tout étonné par les "méthodes" de
Maigret et intimement persuadé qu'il devrait boire un peu moins ; et puis, morte mais pourtant redoutable rivale de Valentine dans le coeur du lecteur, "la Rose", la jeune servante qui voulait lire, apprendre, savoir un peu plus, sortir de la vie dans laquelle elle était née et qui ne lui avait pas donné toutes ses chances.
Un grand
Maigret, surtout à la relecture. Un
Maigret, aussi, où le Mal vous sourit dès le début afin de mieux vous berner. C'est le premier que je rencontre de cette eau-là car si, dans "
Pietr-le-Letton", le Mal, là encore, veut vous séduire d'emblée, il demeure - et de loin - beaucoup plus humain que Valentine Besson. ;o)