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EAN : 9782070768318
544 pages
Gallimard (05/01/2006)
3.21/5   28 notes
Résumé :

D’emblée, la citation de Nietzsche, placée en exergue du livre, donne le ton, puisqu’elle met en valeur l’idée de bonheur. Car ce sont bien des promesse de vie et de bonheur que recèle ce roman qui s’élève contre le nihilisme contemporain. Contre, aussi, la littérature de l’impasse, du malheur et de la mélancolie. Car ce texte à contre-courant est aussi en rapport avec l’actualité la plus directe… Le narrateur, professeur de philosophie, s’est vu conf... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Sollers raconte la vie de Nietzche mais non pas comme une énième biographie, ce serait sous-estimer l'auteur, plutôt à sa façon, comme la perception qu'il a de l'homme génial et torturé à travers son oeuvre. Il le pose en divinité grecque, Dionysos, Dieu de la vigne, du vin, de la fête et de ses excès. C'est une boutade quand on connaît la vie du philosophe et compositeur, fils et petit-fils de pasteur luthérien, éternel célibataire qui décèdera paradoxalement de la syphilis. Mais c'est aussi l'occasion pour Sollers de se raconter…
Le narrateur rencontre « Ludi » la brune, la diabolique, en fait Ludivine mais elle abhorre qu'on la nomme ainsi, dans un bistrot où elle piaille avec trois copines. Elle est vendeuse dans une boutique de mode du VIIIe, la trentaine à la recherche d'aventures.
Il y a aussi Nelly, la blonde, la fausse angélique, qui s'est fait de la philosophie une religion et qui lui ouvre certaines portes du plaisir charnel jusqu'alors ignorées…
Il y a un rythme soutenu dans la narration par l'accumulation de mots ou d'expressions, comme une énurésie verbale ou une écriture automatique adroitement maitrisée. L'auteur emporte son lecteur dans le torrent agité et les remous tumultueux de ses divagations. Pas un instant de répit, pas de place pour s'assoupir pour une halte salvatrice.
Liste de mots, adjectifs, qualificatifs décrivent la polychromie d'une situation, d'un état.
« Une vie divine » est une oeuvre atypique, surréaliste, onirique, où il fait bon se laisser porter par les extravagances, les excès, la malice de Sollers. Comme une promenade dans le monde merveilleux d'Alice avec tout le savoir et l'immense érudition de l'auteur.
P.S. : « Garez vos culs, les anges, Sollers arrive ! »
Editions Gallimard, coll. Blanche, 525 pages.
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Drôle de livre, on ne sait pas trop quel est son statut.
Roman philosophique, pour reprendre l'idée-souhait de Nietzsche que ses propres livres soient considérés comme tels...
Un philosophe-penseur se raconte, ses relations avec les femmes, son rapport au monde, et essentiellement sa passion pour Nietzsche, M. N. dans le récit (Monsieur Nietzsche). Tantôt le penseur se prend pour Nietzsche, tantôt il le cite, tantôt il l'invente dans des temps que son héros n'a pas vécus, ses réactions, sa pensée qui aurait pu agir etc. Tout y est amalgamé, tous ces niveaux s'enchevêtrent, on passe de l'un à l'autre. de la fiction à la sur-fiction, à l'autofiction, car il est évident que Sollers n'est pas hors du livre, hors des personnages. Il s'autocite, s'insère (sincère?) d'ailleurs sur la fin.
Nietzsche a eu une vie peu ordinaire, une pensée originale, unique, puissante sur laquelle beaucoup se pèsent, se situent, se figent, se butent. Sollers, j'en sais rien. Son personnage non plus. Ces deux derniers me semblent assez pénibles et antipathiques et ça nuit à l'envie de se référer directement au vrai grand homme. Un homme dont l'humanité peut se vanter, et aurait toujours bien utile de se référer plus "intelligemment" et puissamment.
Pour en revenir au livre, il est complexe, érudit, mais utile j'en suis pas sûr, et franchement oui, le personnage n'est pas attachant. Et je ne sais pas à quoi tout ça rime...
Allez, passons et revenons aux textes "originaux".
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Faute de pouvoir donner cinq étrons, je le donne une étoile.

"La vie divine" aborde la vie de Friedrich Nietzsche qui vers la fin de sa carrière s'est déclaré dieu. L'idée de base était bonne; Nietzsche avait déjà inspiré bien des écrivains. "L'Insoutenable Légèreté de l'être" de Milan Kundera contient traite de "L'éternel retour" un concept majeur dans l'oeuvre de Nietzsche. le protagoniste de "L'Homme et les Armes" de G.B. Shaw est un surhomme Nietzschéen et celle de " La Profession de madame Warren" est une surfemme. Malheureusement "La vie divine" rate son coup. Au lieu d'un traiter d'un thème Nietzschéen, Sollers décrit les parallèles qui existent sa vie personnelle et celle de son idole.
Le tout se termine en autoparodie. Sollers a fini "La vie divine" en 2005 l'année où Joseph Ratzinger s'est fait élire pape comme Benoit XVI. Sollers rappelle aux lecteurs que Nietzsche comme Luther avait beaucoup craint l'élection d'un pape allemand. La conclusion qu'en tire Sollers la vie réelle est devenue comme un roman Sollers.
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Citations et extraits (22) Voir plus Ajouter une citation
Pour en revenir aux histoires amoureuses, érotiques,
etc., la question est finalement de savoir si ça embrasse
pour de vrai ou pas. On n'arrive pas comme ça aux
«baisers comme des cascades, orageux et secrets,
fourmillants et profonds ». Au commencement sont les
bouches, les langues, les appétits, le goût, les
salivations discrètes. Il est révélateur que la lourde et
laide industrie porno insiste sur les organes pour
détourner l'attention de la vraie passion intérieure, celle
qui se manifeste d'une bouche à l'autre. Manger et
boire l'autre, être cannibale avec lui, respirer son
souille, son «âme », parler la langue qui parle enfin
toutes les langues, trouver son chemin grâce au don des
langues, c'est là que se situe la chose, le reste s'ensuit.
La mécanique organique peut produire ses effets, elle
n'est pas dans le coup oral et respiratoire. Les
prostituées n'embrassent pas, et leur cul, de même,
reste interdit, réservé au mac. Une petite salope,
d'aujourd'hui, en revanche, peut branler, faire la pipe à
fond, et même se laisser enculer, mais n'embrasse pas,
ou pas vraiment, et ça se sent tout de
Une vie divine
401
suite. Embrasser vraiment, au souffle, prouve le vrai
désir, tout le reste est blabla.
Dire que qui trop embrasse mal étreint est un
préjugé populaire. Une femme qui embrasse à fond
un homme (ou une autre femme) s'embrasse ellemême et se situe d'emblée dans un hors-la-loi
aristocratique. Rien n'est plus sérieux, vicieux,
délicieux, incestueux, scandaleux. Il faut mêler la
parole à cet élan, ceux qui ne parlent pas en baisant
s'illusionnent, quelles que soient les presta-tions
machiniques et le vocabulaire obscène. Un baiser
orageux et soudain avec une femme par ailleurs
insoupçonnable vaut mille fois mieux qu'un bourrage
vaginal primaire ou une fellation programmée. On
s'embrasse encore sans préservatifs buccaux, n'est-ce
pas, c'est pos-sible.
Possible, mais, logiquement, en voie de disparition.
C'est trop généreux, trop gratuit, trop enfantin, trop
intime. Le baiser-cascade est en même temps un hommage hyperverbal : on embrasse le langage de l'autre,
c'est-à-dire ce qui enveloppe son corps. Mais oui,
c'est une eucharistie, une communion, une hostie, une
péné-tration sans traces, ce qu'a bien compris le
fondateur du banquet crucial. Le narrateur enchanté
de la Recherche du temps perdu note, lui, dès le départ, que
le baiser tant attendu de sa mère, le soir, est comme
une «hostie », une « communion », une « présence
réelle» qui vont lui donner la paix du sommeil. Mme
Proust est-elle allée peu à peu jusqu'à glisser
légèrement en tout bien tout
honneur, sa langue entre les lèvres de son petit
commu-niant? «Prenez, mangez, buvez.» Il est
amusant que les Anglo-Saxons, si puritains, aient
inventé l'expression «French kiss» pour désigner le
baiser à langue. Frisson du fruit défendu, rejet.
La réticence à embrasser dit tout, et révèle la
fausse monnaie. Le moindre recul, la moindre
hésitation, le plus petit détournement de tête, la plus
légère répulsion ou volonté d'abréviation ou
d'interruption (pour passer à l'acte sexuel proprement
dit, c'est-à-dire, en fait, s'éloi-gner) sont des signaux
dont l'explorateur avisé tient compte. Il sait aussitôt
s'il est réellement admis ou pas. «Ceci est mon corps,
ceci est mon sang )), l'au-delà de la mort parle. Bite,
couilles, foutre, clitoris, vagin, cul, tout le cirque
vient en plus, jamais le contraire. Une femme qui ne
vous embrasse pas vraiment ne vous aime pas, et ce
n'est pas grave. Elle peut poser sa bouche sur la vôtre,
vous embrasser à la russe ou à l'amicale, aller même
jusqu'au patin appuyé cinéma, mais la présence réelle,
justement, ne sera pas là. Une expression
apparemment innocente comme «bisous», de plus en
plus employée, en dit long sur la désertification
sensuelle. Plus de pain, plus de brioche, plus de vin,
et surtout plus de mots; c'est pareil.
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Dieu sait ce que Ludi, pendant le dîner de la veille, a raconté sur moi à son voisin de droite ou de gauche (je revois vaguement un barbu poivre et sel à sa gauche, et un jeune énervé très brun à sa droite). Elle a dû balancer que, philosophe, je m’intéressais de près à Nietzsche, d’où la visite que je reçois au bar désert de l’hôtel. Je descends, ils sont trois, comme d’habitude, les signes de reconnaissance ne sont pas nécessaires, le troisième, 50 ans ou plus, a l’air, presque comme d’habitude, d’un commissaire de police. Il s’ensuit une proposition.

Comme nous sommes tous athées, n’est-ce pas (n’est-ce pas ?), une opération subversive d’envergure pourrait avoir lieu à Turin, et il serait souhaitable que je puisse en répercuter les effets en France. En gros : forçage du tombeau de Joseph de Maistre, ce pape de l’ultra-réaction, et dispersion de ses restes aux cris de « vive la révolution ! » ; commando armé sur la cathédrale avec rapt du Saint-Suaire brûlé ensuite sur le lieu où M.N. est tombé dans sa crise finale ; distribution simultanée dans toutes les églises de Rome d’un tract virulent, Dieu est mort, reproduisant la Loi contre le christianisme (Guerre à outrance au vice : le vice est le christianisme), en soulignant les articles 3 et 6 :

« Article 3. Le lieu digne d’exécration où le christianisme a couvé ses oeufs de basilic sera rasé et cet endroit maudit de la terre inspirera l’horreur aux générations à venir. On y élèvera des serpents venimeux. »
« Article 6. On donnera à l’Histoire "sainte" le nom qu’elle mérite — celui d’histoire maudite ; on emploiera les mots de "Dieu", "Messie", "Rédempteur", "Saint", comme des injures, et pour désigner les criminels. »
Dans ce texte fameux, signé L’Antéchrist, Nietzsche s’amuse et n’y va pas de main morte. Au passage il joue sur les mots, basilic pour basilique, le basilic étant un reptile fabuleux auquel était attribué le pouvoir de tuer par son seul regard. Son argumentation est simple : la contre-nature est vicieuse et le prêtre enseigne la contre-nature : « contre le prêtre, on n’a pas de raisonnements, on a les travaux forcés ».

L’article 2 est un chef-d’oeuvre d’humour :

« Toute participation à un service divin est un outrage aux bonnes moeurs. On sera plus dur avec les protestants qu’avec les catholiques, plus dur avec les protestants libéraux qu’avec ceux de stricte observance. Être chrétien est d’autant plus criminel que l’on se rapproche le plus de la science. Le criminel des criminels est en conséquence le philosophe. »
(L’« outrage aux bonnes moeurs » est particulièrement bien trouvé, ainsi que la gradation subtile, anti-progressiste, culminant par le « philosophe ».)

L’article 4 n’est pas moins réussi :

« Prêcher la chasteté est une incitation publique à la contre-nature. Mépriser la vie sexuelle, la souiller par la notion d’ "impureté", tel est le vrai péché contre l’esprit saint de la vie. »
(On ne voit pas très bien comment la vie sexuelle irait dans le sens de l’« esprit saint de la vie », mais cela n’a aucune importance.)

Bref

« il faut mettre le prêtre en quarantaine, l’affamer, le bannir dans les pires déserts ».
(N’est-ce pas trop penser à lui ? On peut le craindre.)

Qu’est-ce que j’en pense ? J’essaie d’expliquer calmement à ces braves illuminés, de style plutôt bavarois, que leur projet aurait eu probablement toute ma sympathie vers la fin étouffante du 19e siècle, et peut-être encore, allez dada, en 1916 au cabaret Voltaire à Zurich. Quant à Nietzsche, son cas me semble plus complexe qu’ils n’ont l’air de le croire. Ensuite, franchement, ça devient délicat. Il s’est passé bien des choses, et la profanation systématique n’est pas mon fort. Je suis désolé, bien qu’athée (n’est-ce pas ?), de ne pas pouvoir les aider dans cette superbe et courageuse entreprise, dont je ne doute pas qu’elle soit déjà connue au commissariat central de Turin. Non, non, qu’ils se rassurent, je ne serai pas leur Judas. Mais il y a peut-être plus urgent et plus significatif à faire.
— Quoi donc ? me demande le petit brun énervé.
— Écrire un livre, par exemple. Un livre tellement étonnant qu’il ne soit plus un livre.
— Un livre ? Mais tous les livres sont périmés ! Seule l’action compte !
— Vous êtes sûr ?

Les autres se taisent de façon très hostile. C’est évident, je suis un intellectuel dégonflé maqué avec une salope de luxe, un faux athée, un luciférien ou un sataniste raté, un très mauvais philosophe, peut-être même un adepte de la contre-nature et du vice (je ne leur présenterais sûrement pas Nelly). Je ne peux que laisser se perpétuer l’imposture du dieu mort, qu’il faudrait pourtant, si je les comprends bien, faire revivre pour l’assassiner de plus belle.

Ils sont rejoints, maintenant, par une petite femme en noir, genre poétesse surréaliste livide. Elle doit sortir de son cercueil tous les huit jours vers midi. Elle me demande aussitôt ce que je pense de Sade. Le plus grand bien, évidemment. Elle blêmit au-delà du livide. Mais un des types lui parle à l’oreille.
— Donc vous ne voulez rien faire ? dit-elle dans un sifflement.
— Eh non, ça m’ennuie.
— Comment ça, ça vous ennuie ?
— Eh, merde.
Ils se lèvent tous d’un bond. Le petit brun énervé crache sur la moquette du bar, la poétesse folle court vers la porte-tambour. Le barman ne remarquera pas le crachat, l’occulte s’occulte.

Je finis mon café, Ludi me rejoint dans le hall.
— Ça s’est bien passé avec tes poètes ?
— Mais oui, très sympathiques.
— Ils voulaient quoi ?
— Me lire leurs poèmes.
— C’était bon ?
— Eh non. N’importe quoi.
— Comment trouves-tu ce nouveau tailleur ?
— Ravissant.

L’étape suivante est au Danieli, à Venise. C’est un beau janvier glacé et bleu sec.

Guerre contre le christianisme, mais aussi guerre à son envers complice de pseudo-trangression, guerre à l’ennui qu’elle suscite, guerre à l’« orthonoïa ("noïa" en italien voulant dire ennui) » . Humour. Détachement. Prendre Nietzsche au sérieux suppose qu’on sache rire de l’esprit de sérieux qui n’est qu’une autre forme de l’esprit de vengeance .
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Faites l'expérience de vous dire sans cesse : j'étais là, je suis là, je serai toujours là, je suis avec moi jusqu'à la fin des temps, le ciel et la terre passeront, mais ma certitude ne passera pas. Le résultat est terrifiant ou comique. À moins de prendre tout ça à la légère, sur la pointe des pieds, de marcher sur l'eau, de voler. Regardez : j'ai l'air d'un boeuf mais je plane, je suis une mouette, un faucon, un héron. Ma vie est dans les fleurs, les marais, les vignes, les vagues. Je migre, je transmigre, je me réincarne au jugé. On m'enterre, je ressuscité ; on m'incinère, mes atomes persistent et se recomposent plus loin. Dans le monde humain, il m'arrive d'attendre longtemps avant de me reconnaître. J'ai des rêves, des attaques, des pressentiments, je fais des rencontres, je suis bien obligé d'admettre que je suis un autre, et soudain me revoilà,c'est plus fort que moi. Ici, il faut que je me parle doucement à mi-voix, comme quelqu'un qui a peur de réveiller des gens qui dorment et qu'il aime.
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Le vent, toujours le vent, depuis une semaine, l’assommant et violent vent du nord venant de là-haut. On est en bas, nous, dans l’intervalle, au large. On est bloqués, on attend. On a beau avoir vécu ça des centaines de fois, c’est chaque fois nouveau, la torpeur, l’ennui, les petits gestes. On se lève, on marche, on respire, on parle, mais en réalité on rampe dedans. Désarroi, fatigue, temps qui ne passe pas, aiguille. Le passé est désenchanté, le présent nul, l’avenir absurde. On se couche et on reste éveillés, on mange et on boit trop, on titube, on dort debout. On n’est pas malade, on est la maladie elle-même. Pas de désirs, pas de couleurs, pas de répit, pas de vrais mots.
Un pas après l’autre. Arrêt. Encore un pas, jambe gauche. Équilibre, jambe droite, et encore un pas. J’y suis, je n’y suis pas. Pas besoin de pensée pour y être.
Le vent empêche de penser, c’est l’ennemi du cerveau, son lavage à sec. Plein vent, tête vide. Un oiseau doit savoir ça, mais, lui, ça ne le dérange pas. Moi, si. Je voudrais bien retrouver ma place en ce monde. J’en avais une, je l’ai perdue, il ne faut pas ébruiter l’accident. Rester libre, surtout. Mais libre pour quoi ? Ici, rien ne vient, rien ne se présente. Le vent continue de souffler, et je suis aussi sensible qu’un gros galet sur la plage. Je le ramasse, je le jette, je le reprends. Il est blanc-jaune strié de bleu, combien de milliers d’années de polissage ? Bousculé, roulé, charrié, échoué, repris, retourné... Absolument indifférent à la marée comme aux vagues. Aussi refermé qu’une mâchoire ou une dent.

Je rentre dans la maison, je ressortirai demain. Toujours le vent, comme une tempête du temps lui-même. L’eau écume, les portes et les volets grincent, les rafales de pluie se succèdent. Ludi ne dit rien, on n’a pas échangé dix phrases en deux jours. Elle téléphone de temps en temps, moi non. Qu’ils aillent tous et toutes au diable, que le néant les emporte. Que dire quand il n’y a plus rien à dire, ni personne pour écouter ce rien ? Du vent.
Ludi, tout à coup :
- Et le cahier ?
- En haut, dans le tiroir du bureau, à droite.
Je me suis entendu répondre ça, un réflexe. En réalité, je ne pensais plus du tout à ce cahier d’il y a dix ans, des notes sur mes expériences. Je voulais l’oublier ? Sans doute. Ludi, elle, s’en souvient. Récupération de sa vie ? Nouveau jugement sur moi ? Détails ? Valeurs d’époque ? Il faut avouer que, comparée à la dépression ambiante, la vie d’autrefois paraît légendaire, himalayesque, indienne, amazonienne, africaine. Oui, va chercher le cahier, Ludi, qu’on revive et qu’on s’émerveille. Qu’on s’étonne, surtout, d’avoir fait tout ça et tout ça, les dépenses, les conneries, les jeux, les coups de folie, les nuits. Je veux te voir lire, rire, hocher la tête, presque pleurer. Porter le doigt à ta tempe, toc, toc, araignée au plafond, quels cons. T’arrêter, là, revenir en arrière, commencer à rêver. Prouver que les mots sont plus forts que toutes les situations, même les plus désespérées, les plus plates. Allez, viens, on va calmer ce vent, comme l’Autre, une fois, endormi dans la barque. Qu’est-ce qu’il y a ? De quoi avez-vous peur ? Regardez, un geste suffit, sorti d’un sommeil profond. Et si ça ne vous suffit pas, je vais faire un petit tour sur les eaux, là, pieds nus sur le lac complice. Ça vous épate, pas vrai, singes de peu de foi ? Vas-y, Ludi, dans ma chambre, le troisième tiroir à droite, couverture noire, dix ans d’encre. Qui sait, je reprendrai peut-être goût au papier, aux longues soirées sous la lampe, aux petits matins bleus, là-bas, sur le ponton, café sur café, eau fraîche, moineaux picorant le sucre jusque sur ma table, clapotis de l’eau, des bateaux. Ça y est, je sens que ça me reprend, frisson de moelle épinière, miracle.
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Les séances de temps ont des effets secondaires. Comme toutes les expériences risquées, elles bousculent les clichés, les réflexes, les lois, et, par-dessus tout, la morale et son couvercle de fer. La morale se venge, c’est sa nature. Mais il y a plus intéressant.

Ces révélations, par exemple. Tout à coup, dans un demi-sommeil, l’action fulgurante d’un big-bang, explosion, projection à une vitesse folle, chaos, cosmos, terre, existence, fusée tirée d’on ne sait où. Vitesse du son ? Non, bien plus. De la lumière ? Non, trop lente. C’est une propulsion instantanée à travers la matière, atomes et cellules, un coup de canon dans le vide, coup de semonce, coup de semence, avec pour seul résultat d’être là [10]. Là, mais où ? Plus de où . Trouée dans le où. Et voilà une grande certitude sans rien ni personne. C’est là, c’est peut-être moi. Je reprend mon crâne et ma forme habituelle et, en effet, c’est moi.

J’allonge mon bras droit, je touche l’épaule de Ludi endormie à l’autre bout du lit, je ne vais quand même pas la réveiller pour lui dire que je viens de traverser l’univers en même pas un dixième de seconde. Trous noirs, étoiles, énergie noire, ellipse des galaxies, mais aussi la vie sous toutes ses formes, les espèces, les voix, l’Histoire. Je pourrais pourtant essayer de lui raconter ça d’une façon tranquille, elle gémirait un peu son "tu es fou" gentil, avant de me demander deux ou trois heures après ce que j’avais "pris" avant de dormir. H ? Coke ? Héro ? Ecstasy ? Mais non, rien, et d’ailleurs ce n’est pas de moi qu’il s’agit mais d’une déclaration de l’espace sortant du temps et avalé par lui. "Ah oui, bien sûr, tu es fou."

Donc silence. Le jour se lève, un beau jour d’hiver, ciel bleu et nuages de nacre, Ludi est pressée d’aller à ses rendez-vous, je me rendors un peu en tentant de retrouver une trace de mon voyage, coup de feu, coup de dés, hasard. Je respire, je m’étire, je pense, je suis qui je suis, je serai qui je serai, je peux parler, chanter, murmurer. Dix minutes ? Deux siècles. Un jour ? Trois mille ans. Une nuit ? Six mille ans. Et puis non, plus d’horloge. Contraction du temps sur lui-même, si cette formule a sens. Pas de sens.

" Tu as été un nombre incalculable de fois, et toutes choses avec toi - une longue, une immense année se retournant comme un sablier, inlassablement, de sorte que toutes ces années sont toujours égales à elles-mêmes, dans les plus petites et les plus grandes choses. "

De sorte que si je mourais dans quelques instants, je pourrais me dire que je vivrais non pas une vie nouvelle ou une vie meilleure ou une une vie semblable, mais une vie absolument la même que celle dont je décide à présent.

Eh bien, je décide. Et je l’écris. Et rien ni personne ne peut m’en empêcher. Et tout est parfait. Et tout est gratuit.

Avertissement, cependant (je le répète) :
"Les plus forts individus seront ceux qui sauront résister aux lois de l’espèce sans pour autant périr, les isolés. C’est à partir d’eux que se forme la nouvelle noblesse . Mais durant qu’elle se forme, d’innombrables isolés devront périr, parce qu’isolés ils perdront la loi qui conserve et l’air habituel."

Je suis très isolé, mais je garde la loi qui conserve. Je viens de me regarder dans la glace : j’ai l’air habituel.
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