"
A qui la faute ?" est la réponse de l'épouse offensée,
Sophie Tolstoï, à "
la Sonate à Kreutzer" que commit son peu cher et tendre époux.
Horriblement humiliée par la peinture faite par Léon Tolstoï de leur mariage, celle-ci, pour donner le change à ses contemporains, intervint pour faire publier la Sonate, d'abord censurée : espérant ainsi écarter les soupçons sur toute ressemblance de l'oeuvre avec leur vie conjugale et tenter de se dégager du rôle abominable que lui a attribué son mari dans la faillite de leur mariage.
Pour cela, elle reprit en partie la trame de la Sonate, mais du point de vue de l'épouse : il y a un transfert de centre de gravité, le narrateur omniscient adoptant cette fois le regard de l'épouse sur l'époux, époux qui ne nous paraît pas considérablement changé sous la plume de Sophie. Tout confirme les principaux traits du caractère prêtés par l'auteur de la Sonate à son triste "héros", son double : n'ayant d'intérêt que charnel envers sa femme, incapable de gestes affectueux qui n'aient pas pour motivation le sexe, rarement prévenant et toujours par intérêt, calculateur et ego-centré, peu soucieux de la santé de ses enfants, de leur éducation, jaloux jusqu'au délire de persécution, non seulement des autres hommes mais du temps consacré aux soins et à l'éducation des enfants, hostile aux médecins, surtout quand ils lui conseillent de ne pas continuer à agrandir la famille pour sauvegarder la santé de sa femme (mais on découvre qu'il y a volontiers recours pour lui), ressassant des soupçons ridicules fondés sur des scénarios aberrants, étalant au grand jour des infidélités récurrentes qui font ricaner ses rivales jusque sous le nez de son épouse (ce que n'avait pas avoué le le "Pozdnychev" de la Sonate), brutal psychologiquement, menaçant, gueulard, monstrueux d'égoïsme : le "Prince", quand il n'est pas en goguette à la poursuite d'un gibier ou d'un jupon, semble une araignée tapie au sein de la sa toile ; une grosse bestiole atteinte de folie interprétative, surveillant comme un geôlier les faits et gestes de la mouche, son épouse, et toujours se préparant à lui fondre dessus.
Il est possible que Sophie ait forcé le trait, bien que l'ensemble sonne juste. Quoiqu'il en soit, Léon l'a bien cherché en écrivant une oeuvre aussi indélicate inspirée de leur vie commune ; que le retour de boomerang lui érafle un peu le visage n'est que justice : puisqu'enfin, le Grand Homme détenait tout le talent nécessaire au développement du même thème sans puiser aussi grossièrement le matériau dans son propre ménage. A tel point que l'oeuvre semble conçue pour faire du mal et diffuser un venin durable. le poison n'est pas l'arme des seules femmes.
Bien qu'il soit possible de déceler une complaisance certaine de l'auteure envers son héroïne, la magnifique, délicate et pure Anna, double d'elle-même, le portrait qu'elle trace du Prince, le "Pozdnychev" de la Sonate, c'est-à-dire de Tolstoï lui-même, est donc très fidèle à l'autoportrait de l'écrivain : aussi bien dans la Sonate que dans" À qui la faute ?" il se révèle un mari atteint d'une maladie mentale redoutable et sans doute incurable, de nature mélancolique, (dans le sens gravissime du mot que lui attribuait la psychiatrie du 19 ème siècle), avec bouffées incontrôlables de jalousie, tendance à la rationalisation délirante d'affects irrationnels et à la violence, au moins verbale.
Tolstoï a fait porter la responsabilité de l'échec de son mariage à une luxure partagée, mais il apparaît que seule sa propre addiction était en cause. Avec quel effroi, quel sentiment de trahison et d'injustice, la pauvre épouse a-t-elle appris à travers la Sonate que son mari la tenait pour co-responsable de cette "débauche" charnelle : débauche qu'elle vivait comme une persécution constante imposée de droit marital et de droit du plus fort, sans moyen de s'y soustraire, répétitive, rebutante, et se terminant infailliblement dans le sang et les couches.
Victor Hugo,
Léon Tolstoï : deux génies qui côtoyèrent d'autant mieux la transe métaphysique et spirituelle qu'ils raclèrent profond dans la bestialité charnelle. Tant il n'est pas rare pour certaines psychés de mélanger, voire unir, sexe et mystique : qu'on pense seulement à Raspoutine, à Héloïse et Abélard, à Bataille, à
Colette Peignot (la Laure de Bataille), à
Etty Hillesum et son thérapeute Julius Spier. Qu'on pense aussi aux écrits et prières teintées d'érotisme torride de Sainte Thérèse de Lisieux et de bien d'autres.
Si
Sophie Tolstoï avait vécu un peu pour elle et n'avait pas accouché de treize enfants, peut-être aurait-elle pu développer son talent littéraire, car "
A qui la faute ?" est ma foi très honorable quant au style et à l'agrément de lecture, et je connais bien des écrivains portés au nues qui ne la valent pas.
Bien que cela ne semble pas avoir un lien direct (mais cela en a un), je voudrais dire deux mots de la postface écrite par
Léon Tolstoï pour préciser aux lecteurs le contenu et le sens de sa Sonate et les motivations "chrétiennes" qui l'ont poussé à l'écrire : elle ne figurait pas à la fin de mon exemplaire de la Sonate et que je ne l'avait donc pas évoquée dans mon commentaire.
Le lien, c'est qu'il est possible d'imaginer la fureur de l'épouse mise face à cette ultime provocation, recevant ce dernier crachat dans la figure : plus mortifère encore du fait que les opinions des deux époux ne différaient guère : tous deux aspirant à un idéal de vie simple et pur. Mais un mariage ne réussit pas sur les efforts d'un seul lorsque l'autre en sape systématiquement les fondations et en rejette jusqu'au principe (le mariage n'est-il pas pour le Grand Homme une prostitution de l'épouse à vie ? Sophie dut être bien aise de se voir qualifier de prostituée, elle qui participait à l'élaboration de l'oeuvre de son conjoint, tenait sa maison, élevait ses enfants, lui servait de lien avec l'extérieur, d'agent littéraire, d'ambassadrice ; une prostituée en somme qui rémunérait son client en assurant en plus des services sexuels les emplois de secrétaire à plein temps, d' intendante, de gouvernante, de nurse.
Autant donc cette postface est éblouissante dans sa deuxième partie et éclaire le vrai message spirituel du christianisme, proche de la mystique rhénane des XIII et XIV ème siècles, avec des défricheuses d'éternité telles que Hildegarde von Bingen,
Hadewijch d'Anvers,
Marguerite Porete ou encore
Maître Eckhart, sans oublier le mouvement cathare qui en fut la déclinaison dans le Sud de la France, autant la première partie signe sa mégalomanie :
Qu'on en juge par la structure du discours :
"J'ai voulu dire premièrement que....
(...)
Et je voulais dire que c'est mal."
"Deuxièmement je pense que...
(...)
Je crois que c'est mal."
"Troisièmement je crois que...
(...)
C'est mal d'employer (...)"
"Quatrièmement je crois que ...
(...)
Et je crois que ce n'est pas bien (...)"
"Cinquièmement je crois que ...
(...)
Et je crois que ce n'est pas bien (...)"
Je je je... moi moi moi... ce ton de procureur m'a singulièrement évoqué le prédicateur fou du film "La nuit du chasseur".
Pas besoin d'avoir recours à la prédication, Monsieur Tolstoï, ni d'accabler votre conjointe avec le poids de vos désordres mentaux et de vos obsessions maladives. Ce sont bien les vôtres, et celles d'une partie des personnes de votre sexe.
Et vous bénéficiez, pour vous livrer à ce stakanovisme de la fornication, d'"institutions" qui le favorisent : prostitution générant une mortalité précoce de celles qui s'y livrent, avec pour conséquence la naissance d'enfants sans pères, qui constitueront une nouvelle classe de pauvres, d'exclus, de délinquants et provoqueront un abaissement du niveau moyen de l'humanité ; mariages forcés, destins féminins avortés avec leur lot d'aigreurs, vilains secrets de famille... C'est cher payé pour des péripéties de braguettes.
Tout cela vous le savez bien Monsieur Tolstoï, vous qui ne manquez jamais une occasion de le dénoncer dans chacune de vos oeuvres.
Vous stigmatisez une société coupable de complicité envers ces débordements, et une Eglise dévoyée qui les absout trop facilement, pleine de vile indulgence. Les parents quant à eux, notamment les pères, loin d'enseigner la mesure à leur fils pour en faire des hommes véritables, selon l'Evangile que vous révérez, ou simplement selon le simple respect d'eux-mêmes, les poussent sur la pente de l'intempérance. Ainsi fonctionne un monde où on accouple une oie sotte à force d'ignorance à un lévrier dont la langue pend vilainement, dominé par ses pulsions et dispersant sans vergogne, comme on pisse, sa semence aux quatre vents.
Cependant la responsabilité collective ne vous dédouane pas de la vôtre, vous l'Ecrivain, le penseur, l'Erudit, vous qui donnez à autrui des leçons de vertu, et même d'ascétisme.
D'un ascétisme sans doute profitable à quelques uns, mais dont le fanatisme peut s'avérer dangereux pour presque tous : puisque je ne peux m'empêcher de manger ce chocolat, autant finir la boîte...
Le Christ, que vous citez souvent, était plus indulgent que vous aux péchés de la chair : sans doute parce qu'il n'en commettait pas, ou peu. Ce qui le rendait clément à la femme adultère, dont il empêchait la lapidation, à la pècheresse, à laquelle il s'adressait sans condescendance. Enfin le Christ était le Christ, et tandis que vous...vous êtes... vous.
Victor Hugo,
Léon Tolstoï, deux immenses écrivains, deux visionnaires, et deux tristes sires.
Je vais faire une pause dans la lecture du grand Tolstoï, l'auteur, pas l'être humain. Celui-ci sut pourtant s'engager, dit-on, à de nobles causes. Je n'en doute pas. Mais il est toujours plus valorisant d'oeuvrer pour l'humanité que pour soi-même et les siens. Et Ô combien plus visible.
Il me faut oublier un peu cette expérience éprouvante.... et j'entamerai "
Résurrection", son oeuvre préférée. Mais pas tout de suite, laissons le temps amoindrir mon ressentiment.
Qui sait, peut-être "
Résurrection" me fera-t-il oublier la Sonate ?
... l'épreuve m'aura au moins permis de rencontrer la valeureuse Sophie Andréïevna Behrs, et j'en suis heureuse.