Entre fascination et répulsion pour un personnage hors norme, voilà une biographie rondement menée par un
Henri Troyat particulièrement en verve, qui, comme à l'accoutumée étaye ses affirmations avec de nombreux témoignages.
On a la sensation qu'il a éprouvé un plaisir quasi jubilatoire à se pencher sur la destinée de ce colosse carrément rabelaisien, joyeux drille, gros buveur, infatigable mangeur, trousseur de jupons invétéré, cultivant à l'excès le goût des farces plus que douteuses, inventeur d'un « concile de la grande bouffonnerie », s'adonnant à de blasphématoires orgies en compagnie de sa joyeuse bande, adorant le déguisement, mais se vêtant simplement dans la vie courante, et préférant une existence modeste aux fastes de la vie de cour, curieux de toutes les nouveautés, aimant le travail manuel, maniant volontiers rabot, scie et marteau, menuisier et charpentier émérite, et avant tout amoureux du grand large et désireux pour son immense pays d'acquérir une ouverture sur la mer !
Ce qui fut fait, grâce au long conflit l'opposant à la Suède. Pierre put ainsi construire sa capitale Saint-Petersbourg, arrachée aux marais du golfe de Finlande, au prix d'un titanesque chantier et de nombreuses victimes.
Quel personnage que ce tsar intelligent et visionnaire qui a révolutionné la Russie au début du 18è siècle en lui imposant à marche forcée la route vers la modernité et l'occidentalisation à tout crin ! Finis les atours encombrants des boyards ! A bas les barbes d'un autre âge, et Pierre d'imposer à son peuple de plus simples vêtures et un menton glabre, au grand dam d'une population pour qui la barbe n'était autre que le noble attribut de virilité, dont Dieu a jugé bon d'orner le menton de l'homme.
Sans oublier ses nombreuses réformes, à commencer par celle de l'administration, le développement de l'économie de guerre ainsi que du commerce et de l'exportation, la recherche de nouvelles sources de production, création et développement de l'industrie nationale, exploitation des ressources minières de son immense territoire, mise au pas de l'église, et l'effort accompli pour l'éducation, …. et aussi création de la marine russe, dont Pierre a doté son pays.
Quel personnage ! Il pourrait laisser pantois d'admiration ...
s'il n'y avait pas en lui ce côté très sombre, violent, cruel jusqu'à la monstruosité, qui le pousse à faire torturer et assassiner ses opposants, sans état d'âme, mettant la main à la pâte, n'hésitant pas à couper lui-même les têtes …. allant jusqu'à répudier et enfermer sa femme dans un couvent afin d'installer sa concubine à son côté, éradiquer le corps des Strelitz (corps d'élite initié par
Ivan le Terrible) dont il fera massacrer plusieurs milliers, et faire périr son fils, jugé par lui indigne de régner !
Ce Pierre 1er, dont
Troyat nous retrace ici ce portrait sulfureux, comme on aimerait pouvoir l'admirer sans retenue s'il n'y avait en lui, outre ses qualités de courage, de vitalité, d'esprit d'entreprise, cette barbarie, sa cruauté, sa férocité, son intempérance, son instabilité d'humeur, ses colères et la brutalité avec laquelle il a obligé la Russie à renoncer à ses coutumes.
L'historien Karamzine l'affirme : « nous sommes devenus des citoyens du monde, mais, sous certains rapports, nous avons cessé d'être des citoyens russes. La faute en est à Pierre 1er ».