Citations de Caryl Férey (1391)
« L'ambiance était électrique Plaza Italia. Fumigènes, musique, chars bariolés, les hélicoptères de la police vrombissaient dans le ciel, surveillant d'un œil panoptique les vagues étudiantes qui affluaient sur l'artère centrale de Santiago.
Gabriela se fraya un chemin parmi la foule agglutinée le long des barrières de sécurité. Elle avait revêtu un jean noir, une cape de plastique transparent pour protéger sa caméra des canons à eau, de vieilles rangers trouvées aux puces, le tee-shirt noir où l'on pouvait lire : « Yo quiero estudiar para no ser fuerza especial* » : sa tenue de combat.
C'était la première manifestation postélectorale mais, sous ses airs de militante urbaine, Gabriela appréhendait moins de se frotter aux pacos – les flics – que de revoir Camilla.
Elles s'étaient rencontrées quelques années plus tôt sous l'ère Pinera, le président milliardaire, lors de la révolte de 2011 qui avait marqué les premières contestations massives depuis la fin de la dictature. Ici l'éducation était considérée comme un bien marchand. Chaque mensualité d'université équivalait au salaire d'un ouvrier, soixante-dix pour cent des étudiants étaient endettés, autant contraints d'abandonner en route sauf à taxer leurs parents, parfois à vie et sans garantie de résultats. À chaque esquisse de réforme, économistes et experts dissertaient sans convoquer aucun membre du corps enseignant, avant de laisser les banques gérer l'affaire – les fameux prêts étudiants, qui rapportaient gros. »
(*« Je veux étudier pour ne pas faire partie des Forces spéciales »)
L'Afrique du sud d'aujourd'hui n'est pas ce paradis légal dont l'on aurait pu rêver avec l'élection de Mandela. Le passé a laissé des traces indélébiles. Les luttes internes entre opposants ont été aussi meurtrières que la répression du pouvoir blanc. Et la violence des blancs a trouvé une réponse dans l'opiniâtreté des noirs. Chaos et conflits ne se sont que déplacés, et ils existent toujours. L'apartheid n'est plus légal, mais il reste social.
Dix-huit mille meurtres par an, vingt-six mille agressions graves, soixante mille viols officiels (probablement dix fois plus), cinq millions d’armes pour quarante-cinq millions d’habitants : Comment la première démocratie d’Afrique pouvait être le pays le plus dangereux du monde ?
C'était l'heure chaude où se prélassaient les fauves, réfugiés sous les arbres trop rares.
J'aimerais voir la tête des Occidentaux si des experts africains venaient leur dicter quoi faire sur leurs propres territoires, quelle espèce protéger et quelle population expulser en conséquence : tu nous imagines, virant la population entière de l'Arkansas pour la sauvegarde d'un oiseau rare ? Quand un ours ou un loup est réintroduit en Europe, il faut tout de suite le tuer, tandis qu'en Afrique c’est aux populations de dégager !
(p.359)
il y aura toujours un pauvre type qui acceptera de l’argent pour sauver sa famille, un autre qui n’aura pas d’empathie ou qui jouira du profit comme s’il se branlait dessus, des organisations criminelles pour fournir des armes et de la logistique à des tueurs sans états d’âme, un courtier à Hong Kong, un douanier ou un flic à corrompre, un pauvre type assez crétin pour croire qu’un testicule de tigre le fera bander au double, un riche fier de manger devant sa cour la chair d’une bête en voie de disparition, ah ! quel privilège, quelle puissance !
En abandonnant le communisme soviétique, les Russes étaient censés passer de notre côté, celui de l’économie de marché : pourquoi continuer à leur opposer une force dissuasive nucléaire, à les traiter comme des ennemis ?
Non, les Russes n’avaient pas compris. Mais bien sûr, ce n’est pas le genre de choses dont parlent les journaux occidentaux…
(pages 73-74)
Nous passâmes devant l’impressionnante cathédrale où nos copines Pussy Riot avaient offusqué le clergé et les bonnes âmes orthodoxes, échappant au goulag mais pas à la prison en Sibérie. À vous, les filles ! crachâmes-nous à la face du mâle dominant. (page 46)
L’archiviste de la mairie était un quadra rougeaud, plutôt dévoué si on passait sur son absence d’amabilité et sa tête de lion motivé par une sieste sous le baobab.
Ça lui manquait encore parfois, cet état d’insouciance où l’on se vit immortel, avant le moment de bascule, entre quarante et cinquante ans, où l’on commence à décompter le temps qui nous reste. La jeunesse …
La souffrance était plus belle quand elle était tue.
Depuis Medellin, Escobar avait si bien fédéré les cartels qu’après dix ans de trafic intense vers les États-Unis on ne comptait plus l’argent de la drogue : on le pesait.
À vingt ans, le corps suit ; à cinquante, il faut lui demander poliment.
Les richards passaient en Mercedes, les mêmes qui avaient ruiné le pays, des types qui pouvaient être son père et qui venaient faire leur marché. Vendre son corps pour sauver son esprit: l'idée même lui répugnait. Jana avait taillé ses premières pipes en pleurant, puis elle avait tout ravalé: sa colère indienne, le sperme de ces porcs, cette folie qui lui mâchait le coeur et la secouait comme un pitbull pour lui faire lâcher prise. Elle était devenue du fil barbelé.
Elle était amoureuse depuis sa précoce puberté : se croyant moche, Anita avait choisi le plus beau, le plus impressionnant, le plus inaccessible des garçons du quartier, Rubén Calderón évidemment, un grand brun à la démarche terriblement sexy qui avait perdu son père et sa sœur durant le Processus : un héros en somme, avec des yeux à fendre l’âme, un naturel impérial et un petit nez aux antipodes du sien. Anita l’avait abordé dans la rue, alors qu’il parlait à une jolie brune en minijupe ; elle s’était plantée devant lui en tendant un paquet soigneusement enveloppé, que le jeune homme de l’époque avait fini par ouvrir avec une curiosité amusée. Il y avait un dessin faussement naïf à l’intérieur — un bateau voguant sur une mer de larmes, Anita en guise de capitaine, qui lui faisait coucou depuis le pont… « Pour t’accompagner dans la vie qu’on ne vivra jamais ensemble », avait légendé la préado de sa plus ronde écriture. Rubén avait laissé tomber la jolie brune et payé une glace italienne à la fraise à Anita, la meilleure de toute sa vie.
Les silhouettes d'une harde assoupie se détachèrent sous la lune, les lueurs translucides de regards d'animaux apparaissaient parfois dans les phares avant de disparaître à son approche.
Le gouvernement avait établi des programmes pour les sédentaires, avec écoles et hôpitaux, mais les Khoï rechignaient, vivant des subsides de l’État comme des citoyens de seconde zone, leurs camps de relogement transformés en bidonvilles.
(page 83)
C’était plutôt l’un des endroits au monde (Norilsk) où j’avais le moins envie d’aller. Je déteste la brutalité physique comme thermique et la réputation du Russe en la matière n’emportait pas mes faveurs -Poutine et sa clique flinguant les journalistes, Poutine et sa clique emprisonnant les Pussy Riot, nos punkettes de cœur, Poutine et sa clique vendant leur aide armée au boucher Assad contre un port sur la Méditerranée, Poutine posant torse nu avec une Kalachnikov comme un rugbyman de calendrier : je me sentais plus proche du teckel que du chef des Russes … N’étais-ce pas, justement, une bonne raison de vérifier tout cela sur pièces ?
Je n’aime pas avoir froid, je suis comme tout le monde, depuis trente ans je pousse le vice à imaginer mes histoires dans l’hémisphère Sud pour saloper mes hivers, préférant dévorer de la langouste en regardant mon cocktail se dandiner devant les flots bleus plutôt que de me les geler en suçant des glaçons.
Prise entre les reliefs du géant andin et la forêt amazonienne, la Colombie souffrait d’un handicap géographique, tout en regorgeant de ressources naturelles et minières.
Il n'y a pas de destin, que cette foutue nostalgie du possible.