Il y a un moment, il faut bien se mettre au travail et commencer à bosser sur ce fichu mémoire concernant l’écologie et les luttes sociales dans la fantasy française. Et ça tombe bien, Clément Bouhélier a sorti un joli bouquin de 900 pages que les éditions Critic ont coupé en deux mais tout en acceptant de sortir ses suites, Bans et barricades. Premier tome de la trilogie Olangar, il déploie un monde de fantasy tout à fait classique, à l’exception d’un léger détail : le cadre médiéval a été remplacé par la Révolution industrielle.
C’est donc parti pour la découverte du royaume d’Olangar, dont la capitale du même nom tente de faire survivre une illusion de démocratie. Après une Révolution que l’on devine très proche de celle de 1789, le pays s’est enfermé dans le compromis de la monarchie parlementaire, où le chancelier possède malgré tout la plupart des pouvoirs et est élu en fonction des élections législatives. Depuis des siècles, le pouvoir est réparti entre les unionistes (en gros : LREM) et les régionalistes (en gros : le PS). Mais depuis une guerre contre les orcs ayant profondément traumatisé les citoyens, un troisième parti prônant ouvertement les discriminations des non-humains a fortement gagné en popularité. Les nobles réactionnaires, les pauvres sans éducation politique, et les petits propriétaires soucieux de garder leurs bénéfices peuvent désormais tous s’unir dans une haine fraternelle contre l’étranger. C’est-y pas magnifique.
On pourrait donc penser qu’il s’agit d’un simple décalque de la politique française à l’époque où est sorti le bouquin, LR et LFI en moins. Mais Bouhélier sait distiller de petites variantes afin de ne pas accoucher d’un pamphlet doté de la subtilité d’un AK-47 : si en France la centralisation s’est imposée avec la victoire des Jacobins sur les Girondins, ici elle est beaucoup plus contestée. C’est donc plus sur un clivage centralisation-décentralisation que sur le clivage gauche-droite que Bouhélier construit son monde politique. La gauche traditionnelle, habituellement associée au productivisme (PCF, SFIO, trotskystes, ect.), reprend donc une caractéristique de la Deuxième Gauche et s’oppose ainsi autrement aux mécanismes du capitalisme qui voudrait concentrer le plus de capitaux en un endroit précis et sous-traiter les périphéries.
L’idée de décentralisation n’est jamais traitée de manière manichéenne : elle permet aux provinces du Sud une semi-indépendance et donc à ses habitants de s’auto-déterminer face à un Nord plus autoritaire. Mais il est aussi un des derniers bastions du pouvoir religieux, et si les luttes du prolétariat y ont fait leur petit bonhomme de chemin grâce aux doctrines sociales de la religion locale (une sorte de christianisme revu façon lutte des classes avant Robespierre), celles-ci pourraient bien laisser place à des idéologies beaucoup plus réactionnaires. Ce qui nous amène à Malberg.
Malberg n’est que la face visible d’une extrême-droite que l’on devine bien plus tentaculaire. Si le parallèle avec le RN est évident, il existe également d’autres organisations beaucoup plus violentes, qui m’ont évoqué le GUD, Génération Identitaire, les mafias traditionnelles, et toutes ces autres organisations dangereuses et nauséabondes faisant la fierté de notre terroir. On trouvera le Groendal, mystérieuse association dissoute mais aux membres encore bien actifs ; Alnarea de Boixseaux, officière de l’armée m’ayant pour ma part beaucoup fait penser à Marion Maréchal Le Pen ; mais aussi la pègre de Mandrac, sorte de méchant en mode maître du monde mouhahaha, mais suffisamment froid et rusé pour être crédible.
Enfin, si comme moi vous ne vous reconnaissez pas dans toutes les organisations qui vous ont été présentées, sachez qu’une extrême-gauche existe aussi, mais en-dehors des partis. Le syndicat de la Confrérie, spécialement créé pour les nains (mon Dieu, une organisation non-mixte !), pèse beaucoup grâce à son leader Baldek Istömin. Mais autant vous prévenir, ses méthodes sont moins proches de la CFDT que de Don Corleone ! Torture, assassinats, soulèvements armés : ce nain est engagé dans une spirale de violence qui pourrait bien détruire tout le monde, y compris lui-même.
Et c’est tout à l’honneur de ce bouquin de faire valdinguer à ce point tout manichéisme : aucun camp n’est parfait, qu’il s’agisse du parti centriste corrompu ou de l’association extrême prête à tuer sans état d’âme. Si nous suivons principalement le camp des travailleurs, nous ne les idéalisons pas non plus : leur lutte est brutale, au jour le jour, et sans transcendance.
On ne s’étonnera donc pas de retrouver des tropes du polar ou du western dans cet univers impitoyable. Nous y suivons Evyna d’Enguerrand, jeune noble du Sud venant libérer Torgend Aersellson, elfe banni des siens pour avoir combattu auprès des humains. Elle enquête en effet sur l’assassinat de son frère à l’armée, lequel pourrait bien avoir un lien avec les élections qui sont sur le point d’arriver. Commence alors un périple à travers tout le royaume d’Olangar, dévoilant un monde tourmenté par une industrialisation dévorante : des longues plaines monotones à l’enfer de Frontenac, nous affrontons un univers où l’être humain a définitivement pris le pas sur la nature, et pourrait bien sombrer à son tour s’il ne calme pas son orgueil.
Bref, rien qu’avec un background pareil, je ne pouvais pas passer une mauvaise lecture. Pourtant, j’ai eu l’impression que l’auteur pouvait pousser son délire encore plus loin. Prenons la décentralisation des régionalistes : elle pourrait être un premier pas vers des revendications écologistes dont cet univers aurait grand besoin. Mais que dalle, on en reste à de simples luttes de pouvoir entre nobles ayant rejoint la bourgeoisie. Pareil pour la société elfique : si au départ elle semble tout ce qu’il y a de plus cliché, on la découvre peu à peu sclérosée dans son conservatisme, mais nous n’en saurons jamais beaucoup plus sur ses luttes internes.
Les personnages eux aussi auraient gagné à être exploités davantage. J’ai beaucoup aimé Evyna pour son petit côté « catho de gauche », assez peu exploité en fantasy, mais il disparaît bien vite dès lors que sa quête de vérité se transforme en quête de vengeance. De la même manière, Baldek Istömin ne rencontre jamais de contradicteur sérieux qui lui permettrait de réagir en déployant sa vision du monde en profondeur : moi qui aime les personnages jusqu’au-boutistes et tourmentés, je trouve qu’on perd en fascination pour le personnage.
Enfin, l’absence de réel espoir sur une bonne partie du roman crée une ambiance quelque peu étouffante. Pour quelqu’un qui comme moi a tendance à ne voir aucune issue à la montée des fascismes, au désastre écologique et social et aux répressions des luttes contre les minorités (du moins jusqu’à récemment : je vous avoue que je vois la grève actuelle d’un très bon œil), le fait de découvrir une société exactement « comme la nôtre, mais en pire » est un assez gros frein. L’absence d’un parti progressiste, certes nécessairement imparfait, mais réellement exigeant dans ses engagements manque à un univers ne se voulant pas dark fantasy mais tout de même bien sombre par moments. La révolution est considérée comme déjà passée, tout n’est désormais plus qu’affaire de luttes sans fin ; or pour une histoire se déroulant en plein pseudo-XIXe siècle, il serait bête de passer à côté de thématiques comme la révolution socialiste, sachant que même un univers comme Dragon Blood que je considère plus axé sur l’aventure et le divertissement possède un équivalent féminin de Karl Marx.
Bref, ce premier tome d’Olangar offre une fantasy postmédiévale d’une grande maîtrise et d’une grande maturité, proposant un univers politique complexe et cohérent ainsi qu’une intrigue riche et trépidante. Mais l’absence de tout espoir (du moins dans sa première partie), et l’impression que certains pans auraient pu être encore plus développés, font que je n’ai pas non plus eu de véritable coup de cœur. Reste que ces défauts relativement légers s’estompent peu à peu, ce qui n’augure que du bon pour les suites. Que je lirai naturellement avec un grand plaisir car après tout, c’est pour ma culture…
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