La première tentation, lorsqu'il s'agit d'évoquer L'œuvre au noir de Marguerite Yourcenar, serait de comparer ce roman aux Mémoires d'Hadrien. Et, sans en lister les ressemblances et les dissemblances, il convient cependant d'observer que, dans un cas comme dans l'autre, la romancière a cherché à explorer une époque et les méandres de l'esprit des hommes qui y vécurent. Naturellement, on objectera qu'Hadrien exista vraiment, et qu'il fut, parmi ses pairs, l'un des hommes les plus puissants, tandis que Zénon n'exista point réellement - ou du moins nous n'en possédons pas la moindre trace, ce qui permet seulement d'assurer de notre ignorance à son sujet - et qu'il est a la fois au service des puissants et menacé par eux. Lecture exigeante et roman d'une grande densité intellectuelle, L'œuvre au noir met au centre de sa narration une réflexion sur la vérité et la liberté, toutes deux recherchées par un homme qui vit dans un siècle plein de contradictions. Le 16ème siècle est tant celui de l'humanisme que des querelles religieuses, héritier du Moyen Âge et annonciateur de l'époque des Lumières.
Zénon, le personnage principal du roman, est un homme du seizième siècle, originaire de la partie catholique des Pays-Bas espagnols, soit la Belgique actuelle. Issu d'une relation passagère entre un jeune prince italien et de la fille de riches marchands, il est confié très tôt à l'éducation du chanoine Campanus, lequel éveille sa curiosité intellectuelle. Ses prédispositions en font un élève remarquable, et il suit le cursus ordinaire des étudiants, à Louvain puis à Montpellier notamment. Sa vie, ensuite, est faite de voyages à travers l'Europe, l'Afrique du Nord et jusqu'en Perse, où il met son art de la médecine et celui de son ingénierie technique au service des princes : le roi de Pologne, celui de Suède, les raïs de Berbérie ... Zénon est aussi alchimiste, profession qu'il faut comprendre non pas seulement au regard de la recherche du gain, mais comme la quête d'un savoir absolu qui met à jour le fonctionnement de toutes choses sur Terre. Homme recherché pour son art, il est aussi persécuté pour ses opinions, qu'il professe dans des livres publiés entre autres par Étienne Dolet, ce qui lui vaut souvent de fuir et de vivre dans des conditions sûrement indignes de celles auxquelles il aurait pu prétendre dans telle ou telle cour d'Europe. Revenant finalement à Bruges, il exerce, au sein d'un couvent, la médecine sur les populations pauvres de Flandre. Rattrapé par le tribunal ecclésiastique, il refuse de faire amende honorable et, dans un ultime effort, choisit de manière définitive la liberté.
Zénon vit dans un siècle, on l'a dit, de contradictions, lequel est merveilleusement rendu par Marguerite Yourcenar. En cela, son roman fait œuvre de reconstitution historique minutieuse, laquelle ne sert pas tant pour elle-même que pour donner un cadre à Zénon. Le mot est important. Cadre, c'est-à-dire bords, c'est-à-dire limites. Ce monde qui s'ouvre à l'humanisme, donc qui fait de l'homme le centre de l'univers, l'homme remplaçant ainsi Dieu, reste un monde bordé par mil six cents ans de croyances et de superstitions. Le retour aux écrits de l'Antiquité ainsi que les lents mais fondamentaux progrès en termes de connaissances relatifs à l'homme et à son univers doivent s'accommoder des dogmes de la religion, laquelle est universelle, et s'applique en conséquences à tous, partout et en tous temps. Ce monde demeure également éminemment violent : la France et l'Espagne s'affrontent en Flandre et en Italie ; l'empire ottoman perce jusqu'en Europe centrale et en Méditerranée ; la Réforme protestante fait s'embraser l'Europe du Nord, à commencer par le saint empire romain germanique. La guerre, mais aussi les châtiments corporels ou la torture font partie des choses normales de ce monde. Zénon, s'il redoute la torture à Bruges, ne s'étonne pas qu'elle puisse lui être appliquée. De la même façon, son cousin, Henri-Maximilien Ligre choisit le métier des armes qu'il exerce principalement en Italie, laquelle fournit son ordinaire, et ne l'empêche pas, à ses heures perdues, de se faire poète. Autour de Zénon vit une profusion de personnages, qui font ce seizième siècle. Les Ligre, dont Zénon est un bâtard, sont de riches marchands flamands qui ont fait fortune dans le tissu. Ils soutiennent financièrement le pouvoir monarchique espagnol dans sa politique militaire et culturelle et, peu à peu, en guise de paiement, obtiennent titres et honneurs. Campanus ou encore le prieur des Cordeliers de Bruges sont des clercs de leur temps : attachés à la foi chrétienne, ils sont au fait des débats théologiques qui agitent, dès les années 1520, le monde chrétien. Les Pays-Bas espagnols sont particulièrement touchés par la Réforme, puisque les thèses de Luther ou Calvin imprègnent fortement les provinces du nord, dont seront issues quelques doctrines, dont celle des anabaptistes qui enflamma la ville de Münster sous l'égide de Jean de Leyde. Le personnage de Simon Adriansen, qui épouse la mère de Zénon, est l'un de ces épris de Dieu, qui relisent le message des Évangiles en y voyant l'importance de la sobriété et de l'humilité, et qui condamnent les usages somptuaires de l'Eglise catholique, mais pas seulement : les riches intérieurs bourgeois les dégoûtent tout autant. Il est aussi de personnages, comme Henri-Maximilien Ligre, qui ne s'embarrassent pas des hésitations de leur temps. Seule comptent la guerre et le bénéfice qu'on en tire, et les rivalités entre thèses luthériennes, calvinistes et celles du concile de Trente, n'importent absolument pas ; seul comptera peut-être, au moment de la mort, qu'un Dieu existe pour pardonner les fautes commises.
De ce monde cadré par les croyances et les disputes, Zénon tente de s'extraire par la quête de vérité. Cette vérité doit être comprise comme métaphysique, c'est-à-dire comme recherche des causes de l'univers ; cela inclut Dieu, et peut ne pas l'inclure, ou, en tout cas, cette quête, avoue Zénon, Lui est supérieure. La quête de Zénon est celle d'un humaniste empirique, qui expérimente et observe le monde qui l'entoure, depuis les corps humains qu'il dissecte jusqu'aux plantes et insectes qui habitent le monde, jusqu'aux jeux de lumière qui excitent son œil. L'homme, à travers Zénon, a la prétention de comprendre un monde créé par Dieu, et donc de se mettre à la hauteur du divin. Là est la véritable œuvre au noir relative au titre : la séparation des corps composant la matière, la conscientisation de toutes les entraves intellectuelles et cognitives entrant dans un processus de réflexion donné, et cela dans le but d'obtenir, comme à travers le passage d'un liquide dans un athanor, une vérité pure, absolue, inattaquable. Dans cette quête neuve qui se départit des oripeaux de la superstition, de l'astrologie et des croyances, Zénon cherche à déterminer les mécanismes les plus fins du vivant pour comprendre le Grand Tout, qui régit jusqu'au mystère des étoiles et des planètes. Les grands auteurs antiques, tel Galien, s'ils peuvent servir un temps de guide, doivent, selon Zénon, être délaissés car eux aussi ont eu leurs lubies, leurs égarements.
Cette vérité doit être comprise exclusivement comme une vérité métaphysique. En ce sens, elle se moque bien des conventions sociales ou religieuses diverses. Zénon, toutefois, n'est pas sans contradictions, ce qui est logique, puisque lui-même a conscience des barreaux cognitifs qui le tiennent enfermé dans une prison mentale, certes vaste. Zénon, homme de son siècle, ne va pas jusqu'à renier Dieu, qui figure le Tout qui englobe ce monde ; de la même façon, il revendique son identité sociale, c'est-à-dire son nom, lorsqu'il est arrêté à Bruges, abandonnant le nom d'emprunt de Sébastien Théus qu'il avait jusqu'alors adopté. En bien des points, Zénon se révèle pleinement être un homme de son siècle, enfermé en lui mais y trouvant les moyens de sa liberté. Liberté du corps, qui s'exprime à travers les voyages, mais aussi à travers le rapport au corps d'autrui. Si Zénon s'attache physiquement à des hommes ou des femmes, son propre départ ou la mort de ses amants (ainsi Aleï) semblent lui laisser une liberté de mouvement salutaire pour lui. Liberté de l'esprit, aussi, qui explore toutes les possibilités intellectuelles que lui offre la vie ici-bas. C'est cette exigence de liberté qui oblige, pour le dire ainsi, Zénon à faire le choix de la mort dans sa cellule a Bruges. La mort choisie est préférable au reniement de soi et de ce qui fut sa vie, et l'individu, par ce geste, affirme son pouvoir absolu sur lui-même : Zénon, en tant qu'homme, se substitue pleinement à Dieu. A travers la liberté, c'est l'individu que Zénon célèbre.
Commenter  J’apprécie         62