FAS-CI-NANT ! Il y a des romans qui vous habitent, et puis il y a ceux que vous devez vous-même habiter, investir totalement pour les appréhender, les faire vôtres, vous y sentir comme chez vous et prendre plaisir à explorer leurs moindres recoins. Clairement, La Maison dans laquelle vous vous apprêtez à pénétrer est de ceux-là ! Elle héberge déjà un certain nombre de jeunes pensionnaires éclopés et de personnel d'encadrement. Mais de ces derniers nous parlerons peu, tellement l'exploration de l'enfance nous occupera tout entiers. Et désormais, la Maison vous a vous aussi : lecteur, voyeur, explorateur de l'imaginaire sans bornes d'une enfance abimée, bousculée, à reconstruire sur des ruines, des exemples. Des mythes.
Elle semble d'abord accueillante, cette maison. A sa manière. « J'avais encore le dépliant sur lequel on pouvait lire : ‘' Les élèves l'appellent tout simplement La Maison. Ce mot révèle tout ce que notre école représente pour eux : une famille, le réconfort, la compréhension mutuelle, l'attention bienveillante.'' Une fois que j'aurais quitté cet endroit, j'avais bien l'intention de le faire encadrer. » Il faut dire qu'elle accueille un drôle de public : des aveugles, des bossus, des roulants, des manchots… Très vite, La Maison dans laquelle nous entrons nous ensorcelle gentiment, nous laissant entrevoir, de ses pas de portes entrebâillés, les clans qui se forment, les chambrées improbables, les jeux de rôles et les affrontements, les rituels, les alliances et mésententes, les lieux communs et ses recoins les plus secrets… Puis bientôt, La Maison dans laquelle il se passe des choses étranges et fantastiques commence à vous laisser entrevoir sa magie blanche, mais aussi sa magie noire. Tout décor a son envers, tout jour a sa nuit. Et toute nuit, ses monstres.
Vous l'aurez compris, on entre dans ce chef-d'oeuvre comme dans un roman-maison. Avec sa porte d'entrée officielle, ses couloirs secrets, ses escaliers dérobés… et ses fenêtres condamnées : celles qui donnent sur l'Extérieur, l'inconnu, là où ceux qui sortent d'ici disparaissent, comme morts à jamais pour ceux qui restent, les survivants, les habitants. Eux continuent d'y vivre avec cette force et cette résilience propre aux enfants, qu'ils puisent en grande partie dans cette magie de l'enfance où tout est possible, crédible, imaginable. du moment qu'on y croit, que ça nous protège, que ça nous permet de fuir, littéralement, les difficultés que la vie a placé trop tôt sur nos chemins. C'est pourquoi La maison dans laquelle vous allez vous inviter ne se visite que de l'intérieur, à travers les yeux de ses habitants nous plongeant dans leur univers de contes, rêves et cauchemars qui fondent les mythes de ces enfants, que nous avons tous été un jour. C'est ce qui rend cette lecture palpable et universelle, gommant les différences apparentes. Cette lecture nous fait retrouver le chemin de ces mondes parallèles que nous nous sommes créés ou avons explorés, que ce soit dans nos lectures, nos amitiés, nos refuges, nos nuits ensorcelées… Comme tout groupe d'enfants, celui-ci s'invente son propre univers qui l'occupe tout entier, et qui relègue les adultes au rôle de figurants. Chaque personnage est attachant car profondément humain, avec ses qualités et ses défauts, parfois cette cruauté propre à l'enfance. Mais toujours, la maison leur fait prendre conscience que leur complémentarité transcende leurs difficultés et notamment leurs handicaps. Plus qu'un refuge, elle est donc aussi une ode à la tolérance.
Grâce à différents narrateurs, nous aurons diverses entrées dans la maison : Tout d'abord, celle des nouveaux arrivants qui, comme nous, débarquent dans ce lieu mystérieux, peuplé d'inconnus, obéissant à ses lois propres. Fumeur, par exemple, nouveau roulant, aura les mêmes réactions et questionnements que le lecteur sur tout ce qui se passe et se dit ici ; il nous permettra de nous intégrer, d'essayer de comprendre ; Sceptique, il gardera les pieds sur terre.
Ensuite, nous verrons aussi la maison avec les yeux des pensionnaires de longue date, qui nous font sombrer dans leur univers clos et rodé, peuplé de légendes mêlées de vérités. Nos plus étranges moments seront ceux passés avec ce mélange d'enfants handicapés, malades ou mourants. Avec eux, tout un imaginaire s'imbrique dans la réalité à tel point que nous-mêmes, adultes, doutons de la raison et croyons à l'incroyable.
Enfin, les points de vue de l'encadrement viendront parfois éclairer autrement les scènes et raisonnements auxquels nous prenons part. Car sous nos yeux s'anime et s'agite tout un imaginaire dans lequel s'ancrent ces enfants pour survivre aux réalités difficiles de leur vie, peuplé de monstres et de gentils fantômes, de passages secrets jusqu'à un « autre monde », de Sauteurs qui les provoquent et de Tombeurs qui les suivent, d'ombres nocturnes et de contes effrayants qui font office de mythes fondateurs. Des événements se déroulent dans la maison qui flirtent avec le fantastique. Est-ce réel ou l'imagination des enfants, les drogues, les cachets ? Mais le fait d'y croire, n'est-ce pas déjà faire exister cet autre monde, qui les attire et les effraie…?
Si, pour s'adapter, les nouveau pensionnaires doivent se fondre dans l'univers légendaire que les anciens ont déjà créé, l'encadrement doit alors gérer ces petits monstres persuadés que la maison dans laquelle on les a placés est magique : qu'elle leur parle, veille sur eux ou les punit, qu'elle est l'entité refuge et que la seule Loi qu'ils doivent suivre est la sienne, qui leur murmure menaces ou encouragements, des histoires dignes de contes les plus sombres et les plus fous, pendant leur sommeil, leurs séances de fumette en douce ou leurs douces nuits alcoolisées qui berceront leur séjour longue durée dans ce lieu enchanté, parmi les désenchantés… Pendant sept ans ils vivent les uns sur les autres, s'habituent, s'en réfèrent entièrement à la hiérarchie qui se forge, parfois avec les manières extrêmement brutales et violentes des convictions de l'enfance. Mais que se passe-t-il au bout de ses sept ans ? La Maison dans laquelle ils ont vécu est tout pour eux, comme ses autres habitants. L'extérieur n'existe pas, dehors il n'y a rien. de leur attachement pour la maison naît la crainte du dehors, du vide, du néant. de la mort. Alors ce déchirement, ce moment où l'on voit les gens partir mais jamais revenir, est un traumatisme de plus. L'inconnu effrayant. Qu'y a-t-il après l'enfance ? Ne peut-on y rester coincés, lorsqu'on a peur de grandir ? Et avec quoi comble-t-on les lacunes de la compréhension ou du savoir ? Avec l'imagination, très fertile à cet âge où la sensibilité est exacerbées, où chaque sensation est une aventure à elle toute seule, où la magie lie le vraisemblable à l'invraisemblable.
Et puis surtout, il y a les surnoms. On touche ici au coeur de la maison dans laquelle nous allons passer des heures d'errances délicieuses. Chaque nouvel arrivant se voit attribuer un Surnom qui forgera son identité au sein du groupe, surnom plus ou moins terrible en fonction de ce qu'il inspire aux autres…! Si tu entres ici, lecteur, tu devras donc accepter de vivre avec des Oiseaux en deuil, un Lord et un Vautour, des Crevards Pestiférés, un Fumeur et un Chacal, une Sauterelle, un Loup et une sorcière, et bien d'autres habitants hallucinants qui vont t'en faire voire de toutes les couleurs… Mais n'aie crainte, lecteur assidu et curieux, pour peu que tu n'aies pas encore perdu ton âme d'enfant, la Maison finira par te délivrer tous ses secrets. Sous ses airs impénétrables et hermétiques au premier venu, elle finit toujours par parler et s'ouvrir à ceux qui savent écouter ses murmures, lire sur ses murs, chuchoter des secrets… Peut-être même auras-tu un surnom, toi-aussi. Une chose est sûre, La maison dans laquelle on passe de l'enfance à l'âge adulte est difficile à quitter - même pour le lecteur. Comme l'enfance, que certains sont prêts à tout pour ne pas franchir, faute de se sentir armés pour affronter le monde réel des adultes qui les ont « abandonné », pour les parquer dans cette cour des Miracles. La maison est ce passage métaphorique de l'enfance à l'âge adulte. C'est aussi elle le refuge immuable qui remplace les parents, tandis que les éducateurs changent. Elle est donc grandement personnifiée, et devient le personnage principal du livre et du titre.
« Plus tard, il remarqua que la maison était vivante et qu'elle était capable d'aimer, elle aussi. D'un amour unique en son genre ; inquiétant parfois, jamais terrifiant. »
Comme on le ferait des parents, on se demande comme ces enfants : la maison laissera-t-elle ses Oisillons quitter Le Nid…? Leur apprend-elle l'indépendance, la débrouillardise, ou son cocon est-il trop confortable ? Tout dépend du caractère de chacun, mais elle les marquera tous.
«La maison exige une forme d'attachement mêlé d'inquiétude. du mystère. du respect et de la vénération. Elle accueille ou elle rejette, gratifie ou dépouille, inspire aussi bien des contes que des cauchemars, tue, fait vieillir, donne des ailes... C'est une divinité puissante et capricieuse, et s'il y a bien quelque chose qu'elle n'aime pas, c'est qu'on cherche à la simplifier avec des mots. Ce genre de comportement se paie toujours. »
Je vous invite donc à découvrir avec délice sa construction osée, cette architecture unique, sombre et brillante, étouffante et joyeuse, mystérieuse et universelle. Une certaine réalité s'esquisse doucement au fil des pages, mais un léger doute s'obstine à planer en nous, relique de nos croyances enfantines. En dévoiler plus serait trahir la Maison dans laquelle… Dans laquelle quoi ? Tout le plaisir du lecteur réside dans cette question, celle que les nouveaux venus se posent et qui tiendra le lecteur en haleine pendant plus de mille pages. N'ayez pas peur de vous y perdre, car le but n'est pas l'arrivée mais le chemin, celui qui mène de l'enfance à l'âge adulte. « il faut parfois se perdre pour trouver l'introuvable, sinon tout le monde trouverait l'introuvable. » (Pirates des Caraïbes^^). Ce livre d'ambiance et d'humanité enfantine, truculente à souhait, est l'un des romans les plus marquants que j'ai lu. C'est un texte véritablement onirique d'une puissance incroyable, que l'auteure a mis dix années à écrire - en commençant par dessiner son univers et ses personnages. Et le plus dingue, c'est que je ne suis allée voir les dessins qu'après ma lecture, et c'est exactement l'univers que j'avais imaginé (lien ci-dessous) ! Ce roman redessine l'enfance sur les murs de votre mémoire. Je l'ai fini mais les images dont il m'a abreuvée à chaque page demeurent et me hanteront longtemps.
Lien :
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