29/08/2018
Après Calme et Tranquille en 2016, vous traitez dans votre deuxième livre d’une période charnière de l’histoire turque contemporaine du point de vue de la restriction des libertés : les années 2016-2017. Dans quel état d’esprit avez-vous entamé l’écriture de ce livre, alors que vous étiez sur place, prise dans une certaine intranquillité ? Et qu’est-ce qui vous avait attirée là-bas ?
J’ai commencé à aller à Istanbul pour de longues périodes à partir de 2015, après les attentats en France, dans l’idée d’y trouver du calme – ça paraît très étrange vu d’aujourd’hui, certes – de prendre du recul avec le climat délétère en France. Je savais que la Turquie n’était pas un long fleuve tranquille, mais je voulais m’intéresser à une histoire un peu plus lointaine, celle du tournant des années 2000, années plutôt pacifiques, de démocratisation et d’ouverture du pays vis-à-vis de ses minorités, où ont émergé des figures très intéressantes côté arménien ou kurde qui se faisaient entendre des Turcs. On peut dire que j’ai été rattrapée par l’actualité, les attentats s’enchaînant à Ankara, Istanbul, dans le Sud où le chaos s’étend, les élections de plus en plus tendues, jusqu’au coup d’Etat en 2016 et le grand plongeon dans le marasme actuel…
Le Sillon se présente comme une enquête sur Hrant Dink, un journaliste arménien assassiné en 2007 par un nationaliste pour des articles parus dans le journal Agos (« le sillon » en français). Comment l’avez-vous découvert, et pourquoi avoir choisi Hrant Dink comme symbole de paix et de liberté, dans votre livre ?
J’ai découvert l’histoire de Hrant Dink dans le très beau livre qu’une icône de la défense des droits de l’homme en Turquie, Pinar Selek, a fait paraître en 2015 : Parce qu’ils sont arméniens. Pinar Selek est une femme admirable et a été une vraie inspiration pour moi et pour ce livre. Alors qu’elle vit en exil, poursuivie par l’acharnement de la « justice » turque depuis près de 20 ans, elle a publié ce livre l’année du centenaire du génocide pour renouer avec la minorité arménienne qui vit toujours en Turquie et qui est le fer de lance de la démocratisation et du vivre-ensemble dans ce pays divers et multiculturel qu’on étouffe. Hrant Dink était le plus charismatique des porte-paroles de cet idéal de paix, directeur d’orphelinat, créateur de librairies, d’une maison d’édition, d’un journal, bouleversant humaniste. Il en est depuis 2007 le martyre.
Selon vous, quel poids ont aujourd’hui les intellectuels vivant en Turquie sur l’opinion publique ? Asli Erdogan semble présenter la résistance au gouvernement comme quelque chose d’évident en tant que citoyen (« Sobrement, personnellement, simplement, je ne veux pas être complice »)…
Peut-être comme la France, je dirais que la Turquie est un pays littéraire, où les gens sont attachés à leurs écrivains, leurs intellectuels – même s’ils ne les lisent pas forcément. L’immense manifestation spontanée qui a suivi l’assassinat de Hrant Dink est le signe qu’on a touché là une limite qui a atteint chacun, viscéralement. La réaction d’Asli Erdogan est d’une simplicité imparable. Cela rejoint le slogan américain, « not in my name ». Cela fait aussi écho, bien sûr, à Je suis Charlie. Je crois que la société civile qui s’oppose, en Turquie, est certes très minoritaire, mais extrêmement résistante. Qu’elle se laisse malheureusement gagner par le défaitisme, parce qu’elle ne connaît pas sa force. J’ai voulu leur rendre hommage à travers Le Sillon, me tenir auprès d’eux, dans ce sillon qui ressemble de plus en plus à une tranchée…
A mesure que le livre progresse, la relation entre la narratrice et son amant (qu’elle est venue retrouver à Istanbul) se désagrège, et elle semble de plus en plus isolée. Comme si la fiction, les mots, le livre, s’emparaient peu à peu du réel pour le faire tenir entre des pages. C’est donc cela, l’effet secondaire de la littérature sur la vie ?
« Ecrire un livre ça te pourrit l’existence », dit un écrivain turc. C’est vrai que la littérature, la lecture comme l’écriture, crée des liens. Ça isole aussi beaucoup. Et intégrer sa vie privée à un livre est un jeu dangereux, je m’en doutais. Il y a une relation à redéfinir avec ce troisième terme qu’est le livre. Maintenant qu’il est publié, en espérant qu’il soit peut-être traduit, je ne peux pas m’empêcher d’espérer qu’il me rende, qu’il répare, ce qu’il a abîmé pendant tous ces mois d’écriture. Mais peut-être que je le charge de responsabilités bien lourdes, et bien injustes !
A propos des intellectuels encore emprisonnés en 2017 sous le gouvernement Erdogan, vous écrivez : « Je me console de la violence faite à ces esprits éclairés et sensibles en me disant que les prisons turques n’ont jamais été si bien fréquentées qu’aujourd’hui, et que sans doute s’y tiennent les plus pointus des salons littéraires d’Istanbul. » L’humour est également très présent dans votre livre, à travers le quotidien ou les remarques de la narratrice. Etait-ce une volonté de votre part, ou est-ce naturel pour vous, de ménager ces zones de légèreté ?
Oui c’est un classique particulièrement en Turquie, l’humour noir est très présent. C’est une stratégie de résistance, une facilité peut-être. Ayant été biberonnée à Charlie Hebdo, c’est mon langage naturel, je ne saurais pas parler autrement de toute cette histoire complètement dramatique.
Il est souvent question des rapports complexes, asymétriques, entre la France et la Turquie. En quoi ces pays vous semblent en même temps si semblables et si différents ?
N’étant ni politologue ni journaliste, je ne veux pas faire d’analyse trop catégorique. C’est un ressenti d’étrangère, on ramène toujours les choses à ce qu’on connaît. Ce qui me frappe, c’est le nationalisme. Une part incroyable du débat public est dépensée à essayer de définir son identité nationale et ensuite à la « défendre », c’est-à-dire à plier la réalité qui est mille fois plus riche, plus diverse, complexe, profonde, aux catégories qu’on aura définies. Par les temps qui courent, la France et la Turquie ont tendance à se ranger dans les blocs qui s’opposent. En fait il me semble qu’on est pris dans le même mouvement de l’histoire, et que nos peuples réagissent de manière très semblable. Avec les mêmes faiblesses, et les mêmes sursauts.
Quel est le livre qui vous a donné envie d`écrire ?
Les Années d’Annie Ernaux.
Quel est le livre que vous auriez rêvé écrire ?
King Kong Théorie de Virginie Despentes.
Quelle est votre première grande découverte littéraire ?
Le Bossu de Paul Féval.
Quel est le livre que vous avez relu le plus souvent ?
Cahier d`un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?
1984 de George Orwell.
Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?
Les textes de Hrant Dink.
Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?
J’en ai arrêté tant au milieu que je n’ose pas dire, si ça se trouve la fin était géniale…
Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme,
gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur,
car la vie n’est pas un spectacle,
car une mer de douleurs n’est pas un proscenium,
car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse. »
Aimé Césaire, Cahier du retour au pays natal
Et en ce moment que lisez-vous ?
La femme qui avait perdu son âme de Bob Shacochis.
Découvrez Le Sillon de Valérie Manteau aux éditions Le Tripode :

Entretien réalisé par Nicolas Hecht.
LE FESTIVAL AUQUEL VOUS AVEZ [HÉLAS] ÉCHAPPÉ !
Quand est arrivé le confinement, Valérie Manteau était en résidence à Kinshasa, à l'invitation de l'Institut français. Elle travaillait avec le poète et slameur congolais Peter Komondua sur la création d'une lecture musicale, avec Amoureux Kimpioka, que nous aurions dû accueillir au festival aujourd'hui. Heureusement, le réalisateur Moimi Wezam a pris soin de les filmer dans une balade musicale qui nous transporte sur les rives du Congo, « à travers temps et fleuve »
À lire :
Valérie Manteau, le Sillon, le Tripode, 2018.
À visiter :
http://www.institutfrancais-kinshasa.org/
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