Sans prétention, se mettant en scène elle-même, l'écrivaine Valerie Manteau, nous parle de la Turquie d'aujourd'hui, plus précisément d'Istanbul, à travers le portrait d'un journaliste arménien turc, assassiné en 2007 par un jeune « nationaliste » de dix-sept ans. Un meurtre commandité et exécuté par le biais d'un mineur, qui vu son âge, n'encourait pas une incarcération de longue durée, selon le code pénal turc.
Ancienne journaliste chez Charlie Hebdo, suite au carnage qui décima la direction du journal, Manteau se rend en 2015 à Istanbul, pour changer d'air. Et c'est là qu'elle prend connaissance du meurtre de Hrand Dink, un pacifiste, un optimiste, directeur du journal Agos, journal arménien , bilingue, publié et distribué à Istanbul. le mot Agos correspondant au titre du livre « le Sillon », un mot partagé par les turcs et les arméniens, à l'époque où ils cohabitaient. Elle se rend compte que les actes terroristes ne frappent pas seulement l'occident, mais sont encore plus présents dans leurs pays d'origine. Mais encensé par le tapage médiatique alors que les premiers soulèvent des réactions à l'échelle mondiale, les seconds passent totalement inaperçus, voir inexistants. Voilà le point de départ de son histoire.
Une écrivaine impartiale, qui tout en dénonçant la situation terrible d'un pays, noyé entre dictature et intégrisme, où les droits de l'homme n'existent presque plus, de surcroît la liberté d'expression, accuse l'Europe d'indifférence et d'hypocrisie pour sauvegarder ses terres à tout prix des déplacements migratoires, dont elle est finalement indirectement responsable.
Manteau non seulement écrit très bien, mais son bon sens, son humilité face à l'inconnu, aussi bien la langue que la société turque, sa culture qui enrichit le texte sans érudition, m'a touchée et m'a laissée admirative. Et de plus regardant sur internet sa prestation à La Grande Librairie, m'a fait entrevoir l'image de la personne que je me suis imaginée et perçue, durant la lecture. Une belle âme, une belle personne, un beau livre émouvant qui reflète amplement le désespoir humain, beaucoup plus poignant à vivre sur les lieux mêmes où il se déploie.
"They call it chaos, we call it home"
(Ils l'appellent chaos, on l'appelle chez-nous)
"La difference entre l'Orient et l'Occident ....c'est la Turquie. Je ne sais pas si elle est le résultat de la soustraction, mais je sais que la distance qui les sépare est grande comme elle."
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Il y a des lectures qu'il faut laisser mijoter comme un bon petit plat, pour que la sauce soit plus onctueuse, le parfum plus envoûtant , le goût plus subtil...
J'aurais bien attendu encore un peu avant de me prononcer sur le Sillon, mais je crois qu'à force d'en discuter autour de moi- y compris, par écrit, avec certain(e)s d'entre vous- je me suis fait une opinion.
Le sillon est un livre déroutant, complexe.
Qui nous capte autant qu'il nous perd, et nous séduit autant qu'il nous agace. Voilà un sillon qui n'a pas fini, pour ma part, de creuser sa trace dans ma mémoire de lectrice. de m'interroger, de me déranger, de me surprendre. de me faire réfléchir.
Le sillon est un livre terriblement attachant.
Lecture exigeante mais riche, et, derrière un air un peu foutraque et faussement brouiĺlon, c'est une vibrante incitation à sortir de nos ..sillons tout tracés - en particulier quand il s'agit d'appréhender une réalité politique et culturelle qui nous est étrangère.
Je résume à grands traits le sujet: une jeune journaliste française, l'auteure elle-même, ex collaboratrice de Charlie, quitte, en 2015, la France et ses attentats , pour aller se réfugier et se changer d'air...en Turquie, dans la belle ville d'Istanbul, dont elle est aussi amoureuse qu'elle l'est de son amant turc.
Elle a déjà à son actif nombre de séjours dans la ville, y connaît et fréquente beaucoup d'intellectuels, d'artistes, de journalistes et parle un peu leur langue. Elle a le projet d'écrire un livre sur Hrant Dink, un journaliste turc d'origine arménienne assassiné, en 2006, par un jeune nationaliste.
Mais en 2016, la menace de l'Etat islamique, toute proche, favorise la montée de l'islamisme radical dans une Turquie autrefois laïque, donnant à la dictature de Recep Erdogan le prétexte rêvé pour refermer inexorablement son étau sur toute velléité de démocratie .
Par ces temps troublés, Hrant Dink, une grande figure dans son pays, est devenu une véritable icône de toutes les promesses de cosmopolitisme, d'ouverture, d'émancipation, de vivre-ensemble de toutes les communautés - juive, kurde, arménienne, chrétienne, musulmane- d'acceptation de la vérité historique -le génocide arménien- d'indépendance journalistique et de libertés individuelles - toutes promesses que les arrestations arbitraires, la surveillance policière, l'omniprésence de l'armée , la censure absurde et des procès iniques semblent avoir définitivement écrasées.. .
Voilà pour le climat. ..on conviendra que comme changement d'air celui qui souffle à Istanbul dans ces années-là n'a rien à envier à celui de Paris ou de Nice..
Et pourtant...au Muz -journal satirique aujourd'hui disparu- , ou dans les quartiers grouillants d'animation et de vie de Kadiköy, vrai microcosme de l'agitation intellectuelle , les échanges, les rencontres, les actions, tout laisse penser qu'Istanbul a de la vitalité et de l'insoumission à revendre...et qu'on est loin de l'avoir mise à terre...
Notre narratrice s'y faufile, dans ces quartiers, comme une anguille du Bosphore...jusqu'au vertige.
Elle y croise Aslı Erdogan, remise en liberté provisoire...et prête à de nouveaux combats...à moins qu'elle ne profite du passeport qu'on lui a enfin rendu pour contester la dictature en se mettant hors de sa portée..
Elle cherche dans les traces toujours sensibles du grand Hrant Dink des raisons d'espérer encore, jusque devant le tombeau de ce porteur de colombes...
Elle est contrainte de quitter son amant : le malentendu s'aggrave entre eux à mesure que l'étau politique se fait plus pesant.
Elle va faire la fête en ballerines dans la neige, tandis que le terrorisme, qui vient de refrapper à Nice, tue violemment au Reina, une boîte huppée sur la rive occidentale du Bosphore - la presse occidentale en parle à peine..
Toutes ces scènes se succèdent, se chevauchent, dans un parcours de plus en plus chaotique, gagné par l'entropie ambiante.
Le lecteur consciencieux, qui a tenté d'eclairer sa lanterne en cherchant qui sont tous ces personnages arrêtés, mis en garde a vue, traînés en justice, quels sont ces journaux, ces mouvements dont nous parle la narratrice, se perd bientot dans ce dédale de noms, d'événements, qui semblent familiers à l'auteure...
Encore que...
Elle aussi semble gagnée par la même bousculade, la même perte de repères, la même fuite en avant..On l'a suivie, elle se perd: nous voilà nous aussi, perdus dans cette ville captivante et maintenant captive...
C'est cela, je trouve la grande force de ce récit. Sous ses airs de balade , de musardise fantaisiste , à la recherche d'un sujet, d'un amour, d'un réconfort, d'un plaisir- il nous emmène, nous promène et nous perd dans un pays où la liberté se meurt.
Ce sont ses soubresauts qui l'agitent encore de leur révolte courroucée.
Le Sillon est le nom d'un journal, celui de Hrant Dink.
C'est aussi la trace qui rejoint désormais nos pays occidentaux à cet Orient si proche et si méconnu - bien plus proche cependant après la belle lecture de ce Sillon- trait - d'- union..
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Avec Valérie Manteau on aurait tort de se fier aux apparences. La déambulation de sa narratrice sur les pas de l'Arménien Hrant Dink, créateur du journal turc-arménien Agos (sillon en français) et pacifiste, assassiné par un jeune nationaliste à Istanbul en 2007, est beaucoup moins brouillonne qu'il n'y parait. La Turquie, qui nous est si proche et si lointaine, s'éclaire au fil des pages de l'auteure qui ne contourne pas les obstacles pour décrire un pays où, depuis la tentative ratée de coup d’Etat de 2016, la liberté d'expression recule toujours un peu plus, l’intégrisme religieux progresse, on écarte ou élimine les opposants, toutes choses que l'Europe peine à s'intéresser, encore moins à dénoncer. Un pays qui lui-même, à travers ses intellectuels et sa jeunesse, semble souvent déprimé et peu enclin à se battre pour la démocratisation de son régime ; exception faite de personnages courageux et combatifs comme la romancière et militante des droits de l'homme, Aslı Erdoğan, arrêtée, emprisonnée et libérée en 2016. Un livre utile, avec l'approche intime et sensible d'une autofiction, qui s'il ne donne qu'une vision extérieure et forcément incomplète de la Turquie actuelle, ne recouvre pas moins, sans l'ombre d'un doute, une réalité certaine.
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Avec un doigté inventif et rigoureux, Valérie Manteau entrelace savamment l’autofiction, le grand reportage et le plaidoyer politique pour raconter l’ampleur de la mutation qui s’opère en Turquie. Brillant.
Lire la critique sur le site : LeDevoir
L’écriture de Valérie Manteau possède une grâce et une légèreté qui lui permettent d’entremêler l’évocation de ce qui se passe dans la tête de la jeune Française avec la description de ce qui advient dans les rues et dans le pays, tout en retraçant l’histoire de Hrant Dink.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Une femme rejoint son amant à Istanbul, y mène une enquête sur un journaliste d'origine arménienne abattu froidement. Pleines de résonances avec les attentats de janvier 2015 à Paris, ses recherches lui font découvrir une scène politique turque résistante et vivante, tandis que son histoire d'amour se trouble. Un très beau roman du décentrement.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
Sa quête intime, sentimentale et romanesque se double alors d’une enquête sur le journaliste arménien Hrant Dink, assassiné en pleine rue en 2007. La ville ne perd pas ses droits pour autant : ce roman en est aussi un guide passionné.
Lire la critique sur le site : Liberation
Valérie Manteau, ancienne de «Charlie Hebdo» à qui l'on doit, sous un titre euphémistique, «Calme et tranquille» (2016), emprunte ici à tous les genres: l'autofiction, le grand reportage, le document politique, le roman d'amour, la biographie, et les entrelace sous nos yeux avec un doigté de dentellière.
Lire la critique sur le site : Bibliobs
A propos de Taksim, épicentre des manifestations, la romancière Asll Erdogan écrit : « La place Taksim est à nous, ceux qui y sont morts à tout le monde... chaque fois que nous marcherons vers cette place méconnaissable, malgré les matraques, les canons à eau, les lacrymos, chaque fois que nous en prendrons le chemin, elle sera à nous. » Aujourd'hui interminablement en travaux (personne ne comprend bien pour quoi faire, et tout le monde s'en fout), j'ai l'impression qu'elle appartient davantage aux pigeons qu'à nos souvenirs. Il y avait des tentes partout, de part et d'autre d'une allée baptisée Hrant-Dink, du nom d'un journaliste arménien assassiné quelques années auparavant, adopté comme figure tutélaire par les manifestants qui occupaient la place pour empêcher la destruction d'un des rares espaces verts de la ville. Au milieu du cordon de flics, des musiciens, des artistes, des jeunes et des vieux en tous genres, des babas cool, des bobos, des cols blancs, des islamistes.
Pages 17-18, Le Tripode, 2018.
Alors, quelles sont les nouvelles du pays des droits de l'homme ? Je me demande si c'est ironique, mais non. J'essaie de continuer à lire un peu la presse française, qui paraît outrageusement futile et autocentrée quand on ne vit pas dans Paris intra-muros, quand on est par exemple sur un balcon surplombant Istanbul. Qu'est-ce qui fait la une aujourd'hui ? On a deux ministres qui ont démissionné la semaine dernière, économie et culture. Grosse crise politique, scission de la gauche, drama. Et maintenant on apprend qu'ils sont en couple et qu'ils ont choisi comme premier geste politique après leur révolution de palais d'aller se prendre en photo en amoureux à San Francisco.
Page 19, Le Tripode, 2018.
Ne sois pas si sûre de ce que tu sais d'Istanbul, tu ne connais que nos quartiers mais essaie de sortir de Kadiköy un peu. On est tellement minoritaires. Dans les nouveaux quartiers, cette ville de 2016, qui ne ressemble pas à celle des Grecs, des Arméniens, des Juifs d'autrefois, annonce celle qui viendra et qu'on ne connaîtra peut-être pas. Peut-être dans cette future Istanbul n'y aura-t-il plus de filles se promenant seules et tranquilles de terrasse en terrasse, ni de types en jean slim et boucles d'oreilles. La Gay Pride a de facto déjà disparu, interdite à cause de l''état d'urgence et ne reviendra pas. La manifestation de l'année dernière, brutalement dispersée par la police à coups de Karcher aura donné lieu à un dernier moment de poésie, les jets d'eau formant un arc-en-ciel au-dessus de la foule en déroute. Cette année, les hélicoptères survolant Istiklal et les barrages militarisés ont dissuadé des manifestants. Il y a quelques semaines, une jeune trans a été retrouvée brûlée vive en ville.
Pages 175/176
"Il est beaucoup plus fécond que les différentes religions vivent ensemble, les unes avec les autres, plutôt que côte à côte. Car, si l'on parvient à une lecture correcte de leurs différences, on s'aperçoit qu'elles se nourrissent et ne se détruisent pas. L'appel à la prière du muezzin, entendu cinq fois par jour par un chrétien comme moi (... chrétien et athée ), lui rappelle qu'il est chrétien."
p.55
Il semble qu’une partie de la presse se repose sur des gens comme moi pour trouver et transmettre les informations, et que les rédacteurs en chef de ces journaux qui prétendent incarner la liberté d’expression française ne voient pas l’intérêt de payer de vrais journalistes pour couvrir un moment historique de bascule d’un État de droit dans l’arbitraire. Depuis leur bureau de Paris ils recommandent de faire attention, proposent d’écrire tout en conseillant de ne pas le faire, ils appellent et demandent s’il est bien prudent de parler au téléphone.
LE FESTIVAL AUQUEL VOUS AVEZ [HÉLAS] ÉCHAPPÉ !
Quand est arrivé le confinement, Valérie Manteau était en résidence à Kinshasa, à l'invitation de l'Institut français. Elle travaillait avec le poète et slameur congolais Peter Komondua sur la création d'une lecture musicale, avec Amoureux Kimpioka, que nous aurions dû accueillir au festival aujourd'hui. Heureusement, le réalisateur Moimi Wezam a pris soin de les filmer dans une balade musicale qui nous transporte sur les rives du Congo, « à travers temps et fleuve »…
À lire :
Valérie Manteau, le Sillon, le Tripode, 2018.
À visiter :
http://www.institutfrancais-kinshasa.org/
https://www.facebook.com/FeteduLivredeKinshasa/
http://www.ohlesbeauxjours.fr
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